Une attaque
Lorsque je pousse la porte du cabinet d'avocat familial le lendemain matin pour la réouverture, autant dire que je n'en mène pas large. Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, retournant la réaction de Neal dans ma tête. Je ne comprends vraiment pas ce qu'il lui a pris ? Mon grand frère m'a toujours soutenue, enfin quasiment toujours. Je repense à la dispute avec mon père où Neal n'avait pas spécialement pris ma défense, quelque chose doit m'échapper c'est sûr.
Pourtant, je me sens déterminée comme jamais, maintenant que je me suis mis mon frère à dos, autant aller jusqu'au bout. Je suis surprise de trouver un bouquet de roses blanches sur mon bureau. Je pose ma veste sur le rebord de ma chaise et attrape la carte cachée dans le papier cellophane.
« Amy, excuse-moi d'être passé à l'improviste. Je t'envoie du courage pour ta reprise, tout se passera bien. Aie confiance en toi. Joey ». Son message me surprend et me déstabilise. Je pensais que ça aurait été plutôt à moi de m'excuser de mon comportement l'autre jour. Encore une fois, il me montre sa gentillesse, son empathie, le fait qu'il pense à moi.
Neal vient d'arriver, j'ai reconnu son pas pressé et la porte de son bureau qui claque. Je ne me laisse pas le temps de réfléchir et me précipite dans la pièce où il se trouve. Son beau visage d'ordinaire impassible semble chiffonné, je pense que nous avons eu la même nuit. Il me regarde avec une extrême lassitude. Je m'approche de lui et lui prend la main. J'ai envie d'enterrer la hache de guerre, je veux retrouver mon grand frère bienveillant. Je n'ai pas les mots, j'ignore où j'ai péché.
― Amy, commence-t-il. Je te prie de m'excuser pour mon comportement hier soir.
Il lâche ma main et se la passe dans le cou, mal à l'aise. Je décide de le laisser s'exprimer.
― Tu m'as pris au dépourvu, je... je... Désolé. Tu es vraiment sûre de toi ? Tu n'as pas pris cette décision sur un coup de tête ?
― Non. Enfin... Je ne crois pas, j'y pense depuis un moment déjà. Disons que cette semaine seule m'a permis d'y voir plus clair. Le métier d'avocat me pèse de plus en plus, ma sensibilité est trop grande, je me laisse trop envahir. Je pense que c'est mieux. Je suis la première désolée. J'aurai tellement aimé rester avec vous, faire ce qu'il faut. Ne pas te laisser tomber... Vous laisser tomber.
― Ma colère l'a emporté sur le reste. Mais je ne suis pas idiot Amy. Je te connais. Je vois bien que tu te noies et te perds depuis quelques temps. Je pensais que c'était juste un passage à vide et que ça irait mieux. Pour être honnête, je...
Je ne reconnais pas mon frère, d'ordinaire grand orateur. Il fixe ses pieds, semblant ne pas vouloir avouer les vraies raisons de son coup de sang de la veille. Il semble se reprendre.
― Je pensais qu'avec l'arrivée du bébé, je pourrais lâcher un peu du mou. J'ai... J'ai envie d'être avec Kelly pour ce précieux moment. C'était rassurant de savoir que tu étais là.
Il marque une pause et relève la tête pour me regarder. Les mots qu'ils prononcent sonnent comme un aveu :
― Puis... Ça sera beaucoup plus difficile de porter la réussite du cabinet familial sur mes seules épaules, il esquisse un sourire contrit, ma réaction est purement égoïste en somme.
Les mots me manquent alors je m'avance pour le prendre dans mes bras. Mon grand frère... Un sentiment de culpabilité m'envahit. Je suis vraiment sans cœur de les laisser tomber. Comme l'a mentionné Neal, ce cabinet est une réussite familiale. Qui suis-je pour lâcher le navire en cours de route ? Je vois le visage de mon frère changer d'expression à mesure qu'il m'observe.
― Hey non Amy. Je connais ce regard. Ne culpabilise pas, on se débrouillera. Avec ou sans toi. C'est bien que tu aies le courage de faire ce qu'il te plait.
― Ou de ne plus faire ce qui ne me plait plus, dis-je piteusement.
― Ça ira, ne t'en fais pas... Tu as prévu de l'annoncer à papa aujourd'hui ?
― Oui.
Je déglutis pour faire passer la boule qui s'est formée dans ma gorge. Et ne sais dire si je me sens soulagée ou encore plus mal après que mon frère m'ait parlé.
― Neal... Je ne vais pas partir tout de suite, tu sais. Je peux rester le temps que tu accueilles ton bébé comme tu le souhaites. Puis le temps de former un remplaçant. Je ne vais pas vous laisser tomber.
Même si maintenant que j'ai pris ma décision, j'aimerai déjà être le jour où je pousse la porte de sortie, je songe amèrement. Il faudra être patiente, voilà tout. Encore un peu de patience. Je ne pouvais pas m'attendre à ce que mon départ se fasse sans vagues, ni du jour au lendemain.
La matinée se passe sans que je ne lève la tête de mes dossiers. Les clients semblent s'être passé le mot et appellent tous pour connaitre l'avancée de leur cas, l'effervescence de la réouverture. Vers onze heures, je me fais la réflexion que mon père n'est pas encore arrivé, me faisant monter en pression. Je pars me renseigner auprès de Mary, la secrétaire, s'il avait une plaidoirie ce matin ou s'il a appelé mais non, elle ne sait rien. Je commence à stresser plus que de raison, d'autant plus qu'à présent que Neal est au courant de mon départ, j'ai envie de me débarrasser de l'annonce le plus vite possible. Comme un sparadrap qu'on arracherait d'un coup, je me sens trop inconfortable dans cette position.
Alors que je suis avec la secrétaire, Neal sort de son bureau, le visage décomposé.
― Papa est à l'hôpital, il a fait une attaque.
Je porte la main à ma bouche choquée. Neal me prend par le bras.
― Son état est stable, maman m'a dit qu'il est sous surveillance. Mary, prenez les messages, annulez nos rendez-vous de cet après-midi, nous allons à l'hôpital.
Nous restons silencieux dans le taxi qui nous mène à notre destination. Comment Dermott O'Donnel, le grand bâtonnier à la carrure imposante, a-t-il pu avoir une attaque ? Dans ma tête, cela me semble impossible. Je suis en état de choc. Neal envoie des messages depuis son téléphone, il semble maitriser cette situation qui m'échappe.
― J'ai prévenu Leagh, elle nous rejoint là-bas, dit-il.
Je hoche la tête comme toute réponse. Amy la pipelette, Amy la cascade de mots, Amy la bavarde semble avoir disparue. Lorsque nous pénétrons dans le grand bâtiment blanc hospitalier, l'odeur aseptisée m'assaille les narines. Je déteste l'odeur des hôpitaux. Cela n'engage à rien de bon. Un souvenir lointain d'une chute de trottinette et quelques points de suture à l'arcade me revient en mémoire. Nous retrouvons ma mère, assise sur une chaise dans un couloir. Elle a les yeux rouges et se lève en nous voyant arriver.
― Oh mes enfants... dit-elle en se mettant à pleurer.
Neal la prend dans ses bras et lui caresse les cheveux.
― Ca va aller maman maintenant. Il est entre de bonnes mains. Que s'est-il passé ?
― Ce matin, votre père s'est levé, il allait bien. J'étais dans la cuisine, j'allais lui servir une tasse de thé bien fort, celui qu'il aime, comme d'habitude. Je lui avais préparé des toasts, tu sais avec la marmelade bio que j'achète sur la marché et...
Sa voix se brise, mais elle se reprend pour continuer son récit.
― Il s'est écroulé d'un coup. Sa tête a heurté le sol, ça a fait un bruit sourd épouvantable. Je... Je n'ai rien pu faire... C'était si soudain. Une seconde avant, nous plaisantions, et l'instant d'après, il gisait au sol inconscient la main sur la poitrine... J'ai eu si peur ! Et les secours sont arrivés, mais cela m'a semblé une éternité. Je ne savais pas quoi faire.
― Tu as fait ce qu'il fallait maman. Tu as appelé de l'aide, c'était la seule chose à faire. C'est une crise cardiaque alors ?
― Oui. Il aurait pu y rester... Mon Dieu ! Les médecins ont dit qu'il était en surpoids et que son hygiène de vie n'est pas bonne. Ohlala...
Ses jambes semblent lâcher et Neal l'aide à se rassoir sur la chaise. Ma mère d'ordinaire si forte accuse le coup. Je suis restée silencieuse pendant tout cet échange.
― Et comment il va ? je demande d'une voix balbutiante.
― Le plus dur est passé, il est sous surveillance. Il dort.
― On peut le voir ? je demande encore.
― Oui, mais pas trop longtemps a dit l'infirmière.
Je regarde Neal, comme pour lui demander son avis avant de pénétrer dans la chambre derrière nous.
― Vas-y d'abord Amy, je reste avec maman. J'irai ensuite.
Je suis tétanisée, avec la peur au ventre. Je ne sais pas à quoi m'attendre derrière cette porte. Et mon appréhension se vérifie. Voir mon père ainsi, endormi et allongé dans ce lit médical, branché à toutes ces machines mesurant ses constantes m'impressionne. Il me semble tellement fragile, tellement peu lui-même.
Une part de moi ne peut s'empêcher d'y voir un signe de l'univers. Tu veux abandonner ta famille ? Voilà ce que tu récoltes Amy. Je sais bien que cette pensée est loin d'être rationnelle, malheureusement, elle s'implante dans mon cerveau tel un tatouage à tout jamais indélébile.
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