Dessiner sa vie
Le dimanche arrive trop vite à mon goût, amenant avec lui le déjeuner familial. Où Joey ne viendra pas. Sauf que je ne me suis pas encore résolue à annoncer la nouvelle à mes parents. J'ai prétexté qu'il était de garde à l'hôpital. Ma mère étant amie avec celle de Joey, j'imagine que l'information aura tôt fait arriver à ses oreilles. Mon père est assis devant son assiette de poireaux à l'eau et son enthousiasme à manger semble proche de zéro.
Depuis sa sortie de l'hôpital, il enchaîne de nombreuses séances de rééducation pour muscler son cœur, ma mère l'accompagne partout à ses rendez-vous. Elle a également pris conseil auprès d'une diététicienne, d'où les poireaux dans l'assiette.
― On ne peut pas rajouter un peu de sauce avec ça ? dit mon père en tripatouillant le légume avec la pointe de sa fourchette.
― Dermott, cesse de faire l'enfant et mange ! Alors Amy, c'était bien votre repas de Saint Valentin ?
― Super, dis-je très vite le regard fuyant. Comment va James ?
Aux dernières nouvelles, le bébé était sorti de néonatalogie et avait pu intégrer une chambre normale. J'ai cru comprendre que James avait vraiment de la chance que cela se passe aussi bien. Ce n'est malheureusement pas le cas de tous les bébés nés prématurément. Kelly est soulagée de pouvoir être avec son enfant sans surveillance accrue. Voilà deux semaines que ce petit être a fait irruption dans nos vies. Je n'ai pas eu le temps de retourner les voir, je pense avec une pointe de culpabilité. Je reporte mon attention sur ma mère.
― Il a repris son poids de naissance, c'est une très bonne nouvelle. Il me semble qu'il doit encore prendre deux cent grammes et savoir téter seul soixante millilitres de lait pour qu'ils les autorisent à le ramener à la maison. Ils attendent ta visite Amy, quand même il faut y aller, c'est ton frère !
― Oui, oui, bien sûr maman...
― Il va falloir qu'on aille peindre la chambre également Amy, me dit ma sœur assise en face de moi.
― Je devrais pouvoir me dégager un peu de temps, j'ai embauché quelqu'un au cabinet.
― T'as engagé quelqu'un ? Comment ça ?! intervient mon père d'une voix sourde.
Je réalise que j'ai encore parlé trop vite sans réfléchir. Ma mère me regarde avec des yeux ronds, comme pour m'intimer « Calme le jeu tout de suite Amy, il ne faut pas énerver ton père ». Sauf que c'est trop tard, les mots glissent hors de moi.
― Oui papa, je ne sais pas quand tu seras en mesure de reprendre. Neal est pour l'instant trop occupé, et puis... et puis... J'envisage de quitter le cabinet à son retour. Au moins, on aura déjà quelqu'un pour me remplacer.
― Quitter le Cabinet ? dit mon père entre ses dents. C'est quoi cette lubie encore ?
Mon regard accroche celui de Leagh et je la fixe un moment pour me donner du courage.
― Quelqu'un veut encore des poireaux ? demande ma mère essayant de faire diversion.
― Réponds Amy, insiste mon père qui commence à devenir rouge, pour quelle raison quitterais-tu le Cabinet ?
― J'ai envie de faire autre chose. Dessiner peut être.
― Dessiner. Peut. Etre ?!
Il détache les mots un par un comme pour me faire comprendre la stupidité de ce que je viens de dire. Sauf que bizarrement, cela ne m'atteint pas. Un courage venu de je ne sais où coule dans mes veines. Probablement venu du fait que j'ai tout géré moi-même ces derniers temps et que, à mon grand étonnement, je m'en sors très bien. Cela m'a donné une confiance en moi que je n'aurai jamais soupçonné.
― Oui papa. Je suis désolée de te décevoir. Cela fait un moment que je mûris cette réflexion. Je ne pars pas sur un coup de tête. Crois-moi. Je... Le droit n'est pas fait pour moi.
Mon père semble s'être pris un coup de massue. La chaise racle le sol bruyamment lorsqu'il se lève. Il balance sa serviette sur la table. Malgré sa perte de poids, il reste imposant et impressionnant.
― J'ai assez entendu d'idioties pour aujourd'hui. Je vais me reposer. Quand je me réveille, je préfèrerai que tu sois partie Amy.
Ma mère me lance un regard désespéré, pose sa serviette en la pliant méthodiquement et part derrière lui. Je lâche un énorme soupir, me rendant compte que j'ai retenu mon souffle jusque-là. Leagh se lève de sa place pour venir me serrer dans ses bras. Elle me caresse les cheveux et un instant, je suis à nouveau une petite fille que l'on console.
― Au moins c'est dit, dit Leagh rompant le silence.
― Quelle imbécile je fais, je n'ai pas réfléchi, c'est sorti tout seul !
― Et c'est sûrement le mieux qui pouvait se produire Amy. Il aurait bien fallu qu'il l'apprenne d'une manière ou d'une autre.
― Oui mais pas comme ça, j'aurai du préparer le terrain, attendre qu'il soit en meilleure forme, que Neal soit de retour, que...
― Que rien du tout, me coupe ma sœur. Tu pouvais attendre indéfiniment telle que je te connais. Allez, il s'en remettra. Regarde la première réaction de Neal et puis, il s'y est fait à présent.
Je reste silencieuse, incapable de dire comment je me sens en cet instant. Le soulagement viendra sûrement, mais ce n'est pas pour tout de suite.
― Et si on allait peindre maintenant ? suggère Leagh. Au moins, la chambre sera terminée quand Neal et Kelly rentreront de la maternité. Puis ça te changera les idées !
Elle me tire par le bras pour le forcer à me lever. Je la regarde appeler un taxi pour nous conduire chez mon frère. Elle comme moi possédons une clef de chez Neal au cas où il y aurait besoin. Ce jour est arrivé semblerait-il.
Lorsque nous entrons dans l'appartement de mon frère, la lumière met en scène un bazar sans nom. Je porte ma main à la bouche, choquée, et riant à moitié.
― Oh mais il cache bien son jeu de bordélique celui-là !
Leagh rit avec moi. En effet, Neal et son côté maniaque ont pris un sacré coup devant cette vision apocalyptique. Nous entreprenons de mettre de l'ordre. Leagh ouvre grand les fenêtres pour aérer, l'air glacial pénètre dans la pièce. Je ramasse les affaires pour les ranger çà et là. Nous enchaînons sur le passage d'aspirateur et de serpillère. Au bout d'une heure, l'appartement semble beaucoup plus accueillant.
Je me dirige vers la chambre de James et pousse la porte. Le petit berceau est toujours là, minuscule au centre de la pièce. Les pots de peinture n'ont pas bougé depuis la dernière fois.
Je m'agenouille et prends le premier pot à ma portée, que j'ouvre, respirant une grande bouffée de térébenthine. Ma sœur me rejoint et tire en grand les rideaux, laissant entrer un timide rai de lumière hivernal dans la pièce. Je suis dans un état second lorsque je commence à peindre. Je me laisse guider par mon pinceau, mon cerveau étant sur pause.
Je peins comme je ne l'ai jamais fait, guidée uniquement par mes sensations, comme si ma main exécutait des mouvements dictés par un ailleurs. Je me suis déjà laissée emporter dans mes dessins, mais cette sensation est inédite. Ce n'est pas moi qui peint, je suis seulement le fil conducteur. Ma main balaye les murs, à l'instinct. Je sens la présence de ma sœur à mes côtés, nous peignons en silence et en communion.
Lorsqu'enfin, nous posons nos pinceaux et que je semble sortir de ma transe, nous admirons le résultat final. Je peux presque sentir la timide brise de ce chaud ciel étoilé, voyager dans un univers empreint de poésie. Leagh serre ma main sans rien dire et nous posons nos têtes l'une contre l'autre pour contempler notre œuvre.
****
On me dit dans l'oreille que ca y est! Amy a finalement annoncé son départ à son père... Un très grand pas pour elle! J'ai hésité sur la manière d'aborder ce moment mais j'ai bien aimé le fait que ca sorte d'elle sans qu'elle ne puisse le maitriser. Pas de préparation, des fois c'est mieux comme ca non?
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