Je tire sur ma robe d'avocate, mal à l'aise. Du coin de l'œil, j'observe mon client M. McGrath et la seule chose qui me vient à l'esprit est qu'il m'est totalement antipathique. Mon père a tenu à ce que m'occupe de cette affaire, car, je cite « on ne peut pas toujours défendre des dossiers qui nous tiennent à cœur ».

En vérité, je déteste cette partie-là de mon travail. Comment défendre correctement quelqu'un auprès du juge alors que cette personne-là me répugne ? Tout dans son attitude et ses mots me file des sueurs froides. Il s'agit encore une fois d'un cas de divorce tout ce qui a de plus classique, sauf que mon client a décidé de plumer son ex-femme. Il ne veut rien lui laisser. Il a monté un dossier d'adultère béton, je ne pense pas qu'elle ait une chance face à ça. Surtout que M. McGrath semble être un homme charmant en apparence. Le profil type de l'homme victime et malheureux, pauvre chou.

Sauf que moi j'ai vu clair dans son jeu dès le début. Ce gars est en réalité un pervers narcissique et il me fait froid dans le dos. Peu importe, je suis censée mettre mes sentiments de côté et agir en professionnelle, mais il y a des fois plus dures que d'autres. J'espère secrètement que l'avocat de la partie adverse sera meilleur que moi. Fort heureusement, le couple n'a pas d'enfants.

Tous les regards sont tournés vers moi. Je me racle la gorge avant de prendre la parole :

- Mon client, M. McGrath ici présent demande le divorce pour faute. Une tentative de conciliation auprès du médiateur a échoué à trouver un consentement entre mon client et son épouse. Mon client estime que sa femme a enfreint les liens sacrés du mariage en commettant un adultère, situation qui s'est poursuivie sur de longs mois, mettant ainsi mon client dans une situation délicate. De par sa profession d'homme public, l'adultère commis par Mme McGrath est préjudiciable à son image et à sa carrière. Mme MacGrath a été aperçue à de nombreuses reprises en compagnie d'un homme qui n'était pas son époux et l'affaire a filtré dans la presse. Vous trouverez dans le dossier les pièces à conviction. M. MacGrath a été plongé dans une profonde dépression suite à la trahison matrimoniale et sa carrière politique s'en est ressentie. Pour toutes ces raisons précitées, il évalue son préjudice moral à deux cent mille livres, somme qu'il sollicite à titre de dommages et intérêts. Il demande également à conserver la résidence familiale et secondaire ; ainsi que certains biens dont la liste vous a été remise précédemment.

Je me rassois et vois le sourire de total faux jeton sur le visage de mon client. Il s'efface immédiatement pour reprendre son rôle de victime affligée. Répugnant. Sa femme a l'air d'avoir avalé un parapluie depuis qu'elle m'a entendu parler. Si elle pouvait me tuer sur place, je crois qu'elle le ferait.

L'audience me semble durer des heures, et quand le juge prononce sa sentence en faveur de mon client, je n'arrive même pas à me réjouir. L'ex Mme MacGrath sort par la petite porte, les yeux rougis et honnêtement, je ressens de la peine. Quelque part, j'en suis responsable.

Je retourne à mon bureau avec la sensation d'avoir une enclume dans le ventre. Les hauts le cœur sont de retour, super, il ne manquait plus que ça. La soirée d'hier me semble bien loin. J'ai passé une partie de la nuit à me demander ce qu'avait bien pu vouloir me dire Kylian, je n'ai pas très bien dormi. Du fin fond de mon lit, je distinguais très clairement le vert de ses yeux. Je me suis levée fatiguée ce matin, mais pleine d'entrain et voilà que tout s'est envolé en fumée, sur un seul regard dégouté de Mme McGrath.

L'époux bafoué, j'ai cité M. MacGrath, pousse le vice jusqu'à m'inviter à fêter sa victoire autour d'un dîner avec lui. Non mais j'hallucine ! Je refuse poliment alors que je n'ai qu'une envie, lui coller ma main sur sa joue de bel enfoiré.

Je prends mon portable et le déverrouille, j'ai reçu la réponse de Joey à mon invitation d'Halloween, il sera là et me demande si la soirée est costumée ou non.

Il me semble que non, mais par esprit de provocation, je réponds oui. Mon frère Neal passe la tête par l'entrebâillement de mon bureau, et me voyant là, entre et s'assoit sur la chaise en face de moi :

- Ça va ? Tu en fais une tête ?

- Oui, tu sais... le dossier du véreux McGrath ;

J'ai chuchoté ces mots, pas la peine d'avoir des oreilles qui écoutent aux portes, je suis censée être impartiale. Mon frère doit percevoir ma détresse et il essaye maladroitement de me remonter le moral, j'apprécie l'attention.

- Il faut que tu apprennes à prendre du recul Amy. Il ne s'agit pas de toi personnellement, en tant qu'avocate tu joues un rôle, tu es juste là pour transmettre les éléments d'un dossier au mieux de tes aptitudes. Tu n'es pas responsable des actes de tes clients, ni de l'axe de défense qu'ils choisissent.

- Je sais, je sais, on en a déjà discuté, mais j'ai du mal encore. Comment fais-tu pour garder de la distance dans tes affaires ? Ce ne sont que de stupides dossiers de divorces que je défends, mais toi, dans des histoires d'homicides...

- Je ne sais pas, j'ai dû me forger une carapace. Des fois c'est plus difficile que d'autres c'est certain. Puisqu'on en est aux confidences, ça m'est arrivé de refiler un cas à l'associé de papa car je sentais que c'était au-dessus de mes compétences.

- Vraiment ?

- Oui vraiment Amy. Je sais que Papa cherche à t'endurcir, mais si tu ne le sens pas, tu as le droit de le dire.

Je reste songeuse. Le souci étant que j'ai trop d'empathie. Depuis toute petite, je « ressens » les émotions des gens. C'est comme si je n'avais pas de filtre. Lorsque je capte leurs regards, j'arrive à lire tous leurs sentiments. Les non-dits, les joies, la détresse. Je les vois et je sais, je sens. C'est comme ça, j'aime lire les âmes des autres au travers de leurs yeux, mais parfois c'est pesant.

De plus, mon côté « sauveuse de l'Univers » fait que j'ai envie de trouver une solution à chacun, de les aider. Dans mes défenses, j'ai envie de sauver mon client, mais aussi la partie adverse. Je me prends leurs émotions de plein fouet. Et même si mon métier me permet d'exercer ma fibre de super héroïne, je me demande si cela n'est finalement pas bien trop lourd pour moi.

Neal a changé de sujet, il me parle à présent de l'échographie qu'a passé Kelly ce matin.

- Deux petits pieds minuscules ! Je te jure, je ne pensais jamais qu'on verrait aussi bien !

Ses yeux brillent. Je suis sûre que mon frère sera un excellent papa, il a toutes les qualités requises pour ça. Mais là, maintenant, tout de suite, le cœur au bord des lèvres, j'ai envie de lui crier ce qui me bloque. Mais les mots n'arrivent pas à sortir. Neal, Neal, je ne t'ai pas tout avoué. Comment faire lorsque chaque cas me semble trop lourd à porter ?