Journal d'un événement inexplicable de Christopher Ewing
Jeudi 17 avril 1978
Je me tourne vers ce journal afin d'apaiser ma conscience, qui ne cesse de remettre en question ce qu'il s'est passé hier. L'aube était humide mais ensoleillée, rien ne présageait les évènements de la fin d'après-midi. Nous étions au large de Cuba pour une mission de routine, cinq jours déjà ! Depuis la fin de la guerre du Viet en 1975, les porte-avions n'ont plus vraiment leur place, disons-le. C'est à se demander pourquoi ils ont tenu à en fabriquer un autre(1) ! Peut-être pour garder un certain monopole en mer, les guerres sont si vite déclenchées...
Ce matin, j'étais parti pour prendre mon poste sur l'îlot(2), quotidien routinier depuis le temps que je bosse dans la marine. Si on m'avait dit un jour que j'allais vivre un évènement comme celui-là, j'aurais envoyé cette personne consulter à l'asile pour fous ! Je me suis avachi sur ma chaise, le casque sur les oreilles, les yeux sur mon radar. Je rythmais les allées et venues des avions, tel un chef d'orchestre d'un nouveau genre. J'aurais peut-être dû faire carrière dans la musique, ça m'aurait évité pas mal d'ennuis ; quoique la carotte que représente ma retraite, qui arrive à grand pas, ne me fera changer de voie pour rien au monde. On peut en dire tout ce qu'on veut, une carrière militaire enlève bien des soucis économiques !
Il était environ 16 h 30 lorsque le temps s'est subitement mis à changer. Des nuages noirs sont venus recouvrir le ciel, empêchant le soleil de filtrer à travers les nuages. Une pluie diluvienne s'est abattue sur le navire, empêchant quiconque de voir à plus de dix mètres. Pour ma part, je comptais sur la technologie pour faire atterrir le dernier avion de la journée. Un point sur mon radar m'indiqua sa présence et je le contactai afin d'établir le protocole habituel.
— Ici tour de contrôle de l'USS Dwight D. Eisenhower(3), annoncez-vous.
Bruits d'interférences d'ondes radio.
— Ici Max Angel, pilote du Grumman KA-6, demande d'appontage immédiat, grésillement.
— Autorisé.
Alors que la tempête faisait rage le pilote engagea la descente. J'entamai une prière. George, un autre pilote, vint suivre les opérations depuis ma cabine. Echange de regard soucieux. Le point rouge se rapprochait selon la bonne trajectoire. Grésillement d'ondes radio.
— Mayday. Interférences. Mayday ! s'égosilla le pilote.
— Ici tour de contrôle, m'entendez-vous ? Que se passe-t-il ?
— Mayday...Grésillement.
Le contact s'interrompit en même temps que le point rouge disparut des écrans de contrôle. Le silence régna pendant de longues secondes, avant que je n'aie la présence d'esprit d'essayer de rétablir le signal. Rien. De longues heures durant, mes collègues tentèrent en vain de retrouver l'avion. L'ordre fut donné d'attendre la fin de la tempête pour envoyer des éclaireurs à la recherche de l'épave : l'appontage nécessitant d'approcher à la masse minimale, le pilote n'avait plus assez d'essence pour se poser ailleurs, les côtes les plus proches étant trop éloignées.
Je ne saurais expliquer l'étrange atmosphère de doute qui régnait dans la salle à manger. Les hommes n'avaient plus le moral à converser, ni à rire. Toutes les pensées étaient tournées vers le pilote, un père de famille. Nous étions partis dormir sans vraiment avoir sommeil : le lendemain, nous étions persuadés de parvenir à retrouver l'avion. Je me souviens m'être dit, qu'avec un peu de chance, Max serait parvenu à s'agripper à un bout de ferraille flottante, et qu'il aurait lancé un « I like Ike(4) » avec son sourire en coin habituel. Il devait vouloir nous faire languir encore un peu, à l'heure où j'écris ces mots, il n'a toujours pas été retrouvé ; pas même la carcasse de l'avion.
A bord, on a d'abord parlé des Russes. Mais pourquoi viser un seul avion ? Ce n'est pas un choix très stratégique. Puis on m'a accusé. Je le confesse, écrire ces mots m'est autant douloureux que la faute dont on m'a soupçonné. Cette hypothèse saugrenue a vite été écartée grâce au témoignage de George. Après maintes explications, une seule solution a été retenue : le triangle des Bermudes semblait avoir encore frappé.
Je pensais que cette sombre histoire allait s'arrêter là. Pourtant, cette après-midi, un autre évènement inexplicable s'est produit. Cette fois, je n'étais pas à l'îlot. Je profitais de mon temps de pause pour flâner un peu à l'air libre. Ces années à rester enfermé dans les couloirs étroits du porte-avion ne sont pas venues à bout de ma claustrophobie !
L'air frais me faisait un bien fou, j'avais presque oublié ma mauvaise aventure de la veille. La sérénité a bien vite fait place à la peur. Un orage s'est déclenché en quelques minutes. Des rafales de vent m'ont projeté sur le sol, fouettant mon visage d'eau salée. Dire que j'ai eu bien du mal à me relever serait un euphémisme ! Je crus, par deux fois, être emporté par-dessus bord. Rien de tout cela n'est cependant aussi important que ce qu'il s'est passé par la suite : un navire du temps de 14/18 est sorti soudainement de la nappe de brouillard qui nous recouvrait. Son aspect fantomatique et irréel m'ont fait froid dans le dos. Si j'avais été le seul à l'avoir vu, j'aurais pensé avoir rêvé. Cette scène a duré quelques minutes avant qu'il ne reparte d'où il était venu, emportant la tempête avec lui.
Les hommes en parlent depuis, certains prétendent avoir vu des squelettes danser à travers les fenêtres de verre brisé. D'autres racontent qu'ils ont entendu une voix de femme hurler à l'agonie. Je n'ai rien vu, ni entendu de tel. J'étais la personne la plus proche à ce moment-là, et je jure avoir vu le Diable me sourire depuis la cabine de commande. Les témoignages divergents, il a été conclu à une hallucination collective due à la perte d'un membre de l'équipage. De mon côté, j'espère seulement rentrer au plus vite sur la terre ferme.
(1) Le porte-avions sur lequel office le narrateur a été lancé en 1975 et achevé en 1977.
(2) Tour de contrôle des porte-avions.
(3) Porte-avions américain.
(4) Devise du navire.
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