EDEN

Bip, bip, bip, c'était ce qu'on était censé entendre lorsqu'on se réveillait à l'hôpital, moi je n'entendais rien, mais je ressentais tout.

Douleur, manque, peur et tristesse, oui, une profonde tristesse. Je savais que j'avais perdu une partie de moi, car mon coeur hurlait sa peine.

Ouvrir les yeux, être aveuglée par la lumière du jour, la bouche pâteuse, les membres endoloris, comme si j'étais restée dans cet état un long moment. Mes yeux s'habituèrent à la lumière et je pus remarquer la silhouette assoupie sur le fauteuil de la chambre, de longs cheveux noirs et bouclés cachaient son visage, mais je crus reconnaître Silas Smith. Que faisait-il ici ?

Je voulais parler, mais j'avais la gorge beaucoup trop sèche, alors je tendis le bras avec difficulté pour faire tomber le vase, rempli de magnifiques roses blanches, posé sur la table. Il sursauta et regarda dans ma direction, c'était bien Silas Smith.

— Eddy ? Tu es réveillée...

Eddy ? Jonas m'appelait comme ça, mais venant de lui je ne comprenais pas. Il s'approcha doucement et m'observa, son regard était si intense que je ne pus le soutenir.

— Merci, mon Dieu, j'ai cru que tu n'allais jamais te réveiller...

Je ne comprenais pas, j'étais avec Jonas il y a quelques jours à peine, pourquoi c'était son frère qui était ici et qu'est-ce qu'il s'était passé ?

— Je vais appeler ton père, dit-il en déposant un baiser sur mon front.

Il sortit de la chambre en me lançant un dernier regard. Je vis l'heure sur l'horloge accrochée au mur, seize heures vingt-huit, mais je ne savais pas quel jour on était.

— Eden !

Mon père entra en trombe dans la chambre et m'étreignit comme s'il me retrouvait après un long moment.

— Je vais t'examiner, Silas appelle sa mère !

Il me versa un verre d'eau qu'il me fit boire doucement.

— Si tu savais... ça a été les deux mois les plus longs de mon existence !

Deux mois ? Impossible, je ne pouvais pas être ici depuis deux mois, ça n'avait pas de sens.

— Quel jour on est ? demandai-je d'une voix éraillée.

— On est le 3 janvier 2018.

2018 ? Non, la dernière fois que j'avais vu Jonas, c'était en octobre, deux mois après mon seizième anniversaire le 24 août 2016.  Je ne pouvais pas avoir oublié plus d'un an, c'était impossible...

— Quel est ton dernier souvenir ? me demanda mon père.

Mon dernier souvenir était la nuit d'amour que j'avais passé avec Jonas dans la cabane...

— Mes seize ans, mentis-je.

Il s'arrêta.

— Tes seize ans ?

— Oui papa je...

Un bruit retentit et je vis Silas qui venait de lâcher son téléphone portable.

— Ton dernier souvenir c'est ton seizième anniversaire ? Alors tu... Tu nous as oubliés ?

Il était sous le choc et je le regardai perplexe.

— Silas, il vaut mieux que tu sortes, elle vient de se réveiller et il ne faut pas la brusquer, lança mon père.

— Eden ? C'est moi, Silas on a passé beaucoup de temps ensemble, au lac, on courrait ensemble un jour sur deux, tu...

— Silas ! Va-t'en, s'il te plaît, coupa papa.

Silas Smith venait de me regarder avec tellement de souffrance, je ne comprenais pas, mais il s'en alla, le pas lourd et les épaules voutées.

— Il est resté ici tout ce temps ?

— Tu sais avec la mort de Jonas il...

Il s'arrêta brusquement en même temps que mon coeur. La mort de Jonas ?

— Qu'est-ce que tu as dit ?

— Eden calme-toi, tes constantes s'emballent, calme-toi, tu...

— Non... Non, c'est... Non papa !

Je n'entendais plus rien, mes oreilles sifflaient, Jonas était mort ? C'était donc ça la profonde tristesse que je ressentais ? C'était impossible, j'étais avec lui, il m'avait promis tant de choses, c'était impossible. Les machines s'emballèrent et je pouvais sentir mon rythme cardiaque s'accélérer.

— Elle est en tachycardie ! Eden ? Ma chérie, tu m'entends ? Elle perd connaissance, on doit la choquer ! Eden, reste avec moi, je t'en supplie...

Je sentis des palettes, un choc et mon esprit se perdit dans les bras de Jonas, avec qui j'avais découvert l'amour et qui était mort, sans que je n'en aie aucun souvenir, aucun.

Lorsque j'ouvris de nouveau les yeux, une partie de moi espérait que ce dont je me souvenais était juste un rêve, mais mon coeur était si lourd que je savais que tout était vrai, que Jonas était mort.

— Eden ? Comment tu te sens ma puce ?

Ma mère donnait l'impression d'avoir pris dix ans tant elle était marquée.  Ashley Moore faisait peine à voir et toute la ville devait s'en donner à coeur joie.

— Je veux sortir d'ici...

— Ce ne sera pas aussi simple, il faut attendre les résultats de tes examens neuropsychologiques, il faudra surement que tu fasses de la rééducation, ça va prendre du temps. Même si les premiers résultats sont encourageants, tu es consciente malgré cette perte de mémoire...

Je fermai les yeux, prise d'une migraine soudaine et fulgurante.

— Charly est là, elle voudrait te voir, tu es d'accord ?

Charly était ma meilleure amie, mais elle ne savait rien de notre relation avec Jonas, peut-être que cette dernière année avait été différente, peut-être que je lui avais dit quelque chose. Réfléchir autant intensifiait ma migraine, mais je devais lui demander, je devais savoir comment je m'étais retrouvée ici et comment Jonas était mort.

— Oui, dis-je. Je veux la voir...

— Très bien, je la fais entrer.

Charlène Miller entra dans ma chambre, son regard n'avait pas changé, sincère, profond et pétillant. Nous nous étions rencontrés le jour de mes neuf ans, elle venait d'emménager à Sherwood et maman avait invité sa famille à notre barbecue annuel. Elle venait de Nashville, blonde aux yeux bruns, elle avait ce sourire contagieux et c'était la seule fille avec laquelle je ne voulais pas être une peste. Je l'aimais profondément, je ne lui disais pas, mais elle le savait, je lui montrais à ma façon, à la Eden Moore.

— Hey Blanche-Neige, heureusement que t'as pas attendu un baiser du prince charmant pour te réveiller, j'aurais pas survécu au bal d'hiver sans toi, lança-t-elle en me prenant la main et en le serrant.

— J'ai failli attendre que la belle au bois dormant me rejoigne, mais il faut croire que t'es un peu trop lente à mon goût... Viens ici, j'ai besoin de sentir ma meilleure amie, dis-je en sentant les larmes monter.

Je devais la serrer dans mes bras, pour m'assurer que tout était réel, que tout était vrai, et ça l'était, Charly me caressait les cheveux et la seule fois où elle l'avait fait, c'était lorsque j'avais fondu en larmes après le départ de Jonas. Elle ne savait pas ce qu'il s'était passé, mais elle m'avait consolé pendant de longues heures.

— Maman, laisse-nous s'il te plait, dis-je.

— Charly tu ne peux pas rester, elle...

— Maman va-t'en ! répétai-je en la faisant sursauter.

— Ton père ne voudra pas, tu viens de te réveiller Eden, tu as fait une...

— Et toi maman, qu'est-ce que tu as fait ? Je pense que tout le monde voudra savoir pourquoi je me suis retrouvée dans le coma, et j'hésiterai pas à le crier à tout Sherwood et casser le mythe que tu as mis des années à construire autour de la belle Eden !

Elle me regarda comme si elle ne comprenait pas pourquoi j'étais en colère, mais c'était une hypocrite et j'allais le montrer à tout le monde. Elle s'en alla en refermant la porte et le regard de mon amie changea instantanément, elle était en colère.

— Charly... Dis-moi comment je me suis retrouvée ici?

— Tu as sauté de la fenêtre de la bibliothèque du lycée, lâcha-t-elle.

J'avais quoi ? C'était impossible... Pourquoi j'aurais fait ça ?

— Tu as discuté avec Silas apparemment et puis tu as sauté...

— Attends Charly, depuis quand je discute avec Silas Smith ?

— Depuis plusieurs mois, je pense que vous vous fréquentez, mais tu ne m'as jamais rien avoué. En tout cas, vous étiez très proche, jusqu'à la mort de Jonas, j'imagine que le fait que ce soit toi qui aies découvert le corps de son frère a été compliqué pour lui, et ton absence lors des funérailles l'a beaucoup affecté.

Découvert le corps ? Mon absence ? J'avais manqué les funérailles de Jonas ? Ça ne pouvait pas être vrai, jamais je n'aurais manqué ces funérailles. Qu'est-ce qu'il s'était passé durant toute cette année ? Qui étais-je devenue ? J'eus un haut-le-coeur, et je tentais de me lever, car j'avais envie de vomir, mais mes jambes me lâchèrent et je n'eus pas le temps d'atteindre la salle de bain.

— Eden ! Merde, je suis désolée, j'aurais dû être moins directe, ta mère m'avait dit de faire attention, que tu avais oublié certaines choses... Dire que c'est la première fois que je me retrouve à nettoyer ton vomi, j'aurais préféré que ce soit l'alcool qui te fasse ça...

Elle m'aida à aller dans la salle de bain et me fit asseoir sur une chaise.

— J'ai oublié plus d'une année Charly, dis-je d'une voix fébrile. J'ai tout oublié...

Elle arrêta tout mouvement.

— Tu as oublié plus d'un an ? répéta-t-elle.

J'acquiesçai avant de fondre en larmes, Jonas était mort, il était mort et je ne m'en souvenais plus.

— Chut, ça va aller Eden, je suis là et je t'aiderai autant que je le peux...

— Jonas est mort Charly, il est mort et je l'aimais, pleurai-je. Je l'aimais de tout mon coeur...

— Tu es confuse, tu viens de te réveiller du coma, tu ne sais pas...

— Je sais ce que je dis ! Je t'ai caché notre relation, mais je l'aimais, tu m'entends ? Je l'aimais ! Comment il est mort ? Comment ?

Elle ne dit rien et se contenta de me bercer alors que je pleurai la mort de mon amour. Il fallait que je fasse tout pour être sur pieds, il fallait que j'aille à la cabane et que je récupère tout ce que nous avions laissé. J'avais peut-être oublié une année, mais j'étais certaine d'une chose, Jonas avait été assassiné, ils l'avaient tué...