9 - Retour en Amazonie (1/2)
— Entrez ! ordonna une voix chaleureuse.
Arthus se glissa à l'intérieur du laboratoire de biochimie, aux bocaux, emplis de plantes inconnues, et autres instruments parfaitement rangés sur les étagères ou les cinq longues tables carrelées. Derrière l'une d'elles se trouvait l'homme qu'il cherchait. Son allure détonait avec le cadre. S'il portait la traditionnelle blouse blanche et de grosses lunettes pour se protéger, une couronne de cheveux noirs en bataille encerclait le dessus d'un crâne chauve et cuivré. Ses sourcils s'arquèrent avant de se froncer.
— Arthus... Arthus Debeauciel ?
— Beauciel, monsieur Riversal.
Une grimace, et le professeur rétorqua avec un léger accent anglais :
— Oui... oui... bien sûr. Je n'ai jamais compris pourquoi les Nébelien avaient déchu votre famille, et appelez-moi professeur Pankaj.
— Vous êtes un des nôtres, pourtant.
— En Angleterre, le scandale aurait alimenté la presse quelque temps, mais vous auriez toujours votre place dans la bonne société.
Malgré l'injustice qu'il avait subie, Arthus objecta :
— Nébelisse n'applique pas que des lois négatives...
Une nouvelle grimace lui prouva que le professeur William Pankaj Riversal avait saisi l'allusion. Une fausse accusation de meurtre avait poussé ses parents à fuir, puisque la parole d'un Blanc valait plus que celle d'un homme de couleur, d'autant si le témoin était noble et ami du vrai coupable. Nébelisse avait été la seule ville à accueillir d'aussi éminents scientifiques. Même quand la police anglaise avait fini par démasquer l'assassin, des années plus tard, la famille avait refusé de rentrer au pays.
— Je ne m'attendais pas à votre visite... surtout à cette heure-ci, se contenta de répliquer le professeur.
Il avait jeté un coup d'œil par l'une des larges fenêtres du laboratoire. Le soleil estival effleurait la cime des montagnes au loin, et des nuances orangées paraient le brouillard dans la cuvette.
Les teintes le rendent si inoffensif.
Mais en dessous, le peuple souffrait en silence sous ses attaques invisibles.
— Je n'étais pas certain de vous trouver non plus, enchaîna Arthus, ni que vous me reconnaissiez.
— Vous ressemblez beaucoup à votre père.
Un voile traversa les iris noirs de son interlocuteur, avant qu'il ne se secoue.
— Oublions le passé, et tournons-nous vers le futur. Votre jeunesse le réclame. Une tasse de earl grey dans mon bureau, cela vous dirait ? J'ai terminé de préparer le cours de demain.
Arthus acquiesça et le professeur ferma le couvercle du petit poêle à charbon sous un alambic, dans lequel un liquide violacé bouillonnait. Ils gagnèrent ensuite dans une pièce derrière celle-ci.
Quoique fonctionnelle, elle demeurait accueillante grâce aux deux fauteuils autour d'une table basse et d'un chauffage Godin, recouvert d'émail vert céladon, aux arabesques typiques de l'art nouveau. Cinq photos en noir blanc au mur représentaient des paysages de tous les horizons : la Chine avec la grande muraille, l'Indonésie et sa mer transparente, les pyramides d'Égypte, l'Amazonie, et le cirque d'une montagne avec sa cascade.
Arthus les étudia pendant que son hôte allumait le Godin, alimenté aux boulets de charbon, puis plaçait une bouilloire sur le dessus plat.
— Vous avez beaucoup voyagé, releva Arthus, alors qu'il tentait d'identifier le lieu sur le dernier cliché. Où est-ce ?
— Les Highlands, ma famille s'y rendait souvent en vacances, une région magnifique.
Un sourire flottait sur les lèvres du professeur, plongé dans ses souvenirs. Le sifflet de la bouilloire le fit cligner des paupières, et il effectua le service dans des tasses en grès. Une bonne odeur de bergamote emplit la pièce.
— Pourquoi souhaitiez-vous me voir ?
— Je voudrais vous parler de mon père, vous l'accompagniez dans certaines de ses expéditions.
— Pourquoi ? Et pourquoi maintenant ?
Arthus bénit la préparation de l'entrevue avec ses sœurs pour justifier leurs recherches sans lever de soupçons.
— Ma fratrie le désirait depuis un moment, mais nous avons décidé d'attendre la majorité de Perrine. Nous sommes à la fois plus libres de nos mouvements, et moins dépendants de notre oncle, le marquis Debeauciel.
Le professeur avala plusieurs gorgées de sa tasse de thé, le regard fixé sur les photos avant de répliquer.
— Votre demande est légitime, d'autant que personne n'a de traces de lui.
Pas tout à fait.
Néanmoins, informer l'ancien ami de son père lui semblait inutile. Arthus imita son interlocuteur en dégustant sa boisson, au goût puissant, et se contenta de rediriger ce dernier sur leurs expéditions.
— Je l'ai surtout accompagné en Amazonie, et il m'a aidé à ramener plus d'une plante médicinale comme analgésique, anti-rhumatismes ou diarrhée, pour soigner des coupures, des bleus. Tu en as vu certaines dans les bocaux, je tente de les reproduire et d'étudier leurs caractéristiques. Ma vie n'y suffira pas.
— Une tâche noble. Vous avez eu une belle expérience, mais elle n'a pas dû être de tout repos.
— Galien était mon ami, il avait toute ma confiance. Comme il avait déjà voyagé, il m'a épargné bien des erreurs, des accidents et des souffrances.
Les paroles du professeur ravivaient des images du passé qu'il croyait oubliées. Arthus pouvait presque humer l'odeur douçâtre de la pipe que son père fumait lors des soirées d'hiver quand il relatait ses aventures. Perrine assise sur ses genoux, bouche bée, Melinah contre leur mère, pendant que lui-même tentait de retenir un maximum de détails.
Je n'étais qu'un enfant.
— Il insistait sur la partie scientifique de ses expéditions, sur le côté pacifique des autochtones, murmura-t-il, et non sur les dangers, pour ne pas nous effrayer.
— Pas seulement. Galien refusait de se mettre en avant. Sa modestie et son altruisme ont ouvert le contact avec les indigènes de l'Amazonie, qui se méfiaient des Blancs venus saccager leur terre, maltraitant les porteurs et les personnes de couleur. Ils nous ont expliqué les propriétés des plantes ou des minerais.
— Cela ne devait pas être facile sans parler la même langue ?
— Les habitants nous montraient comment ils utilisaient la ressource et nous décidions si les résultats valaient la peine d'en ramener. Nous étions limités en bagages. Galien était très organisé, il répertoriait et notait chaque trouvaille dans ses carnets.
Ses carnets ?
Arthus fronça les sourcils, mais ses efforts pour se souvenir échouaient : les images du passé tournaient autour de récits oraux. Il reprit ses questions, prudemment :
— Mon père s'intéressait plus aux minerais, plusieurs décoraient son bureau. Après son dernier voyage, je crois qu'il clamait partout qu'il pourrait développer une nouvelle énergie à partir de l'un d'eux. Propre, sans limite, disponible à tous. Il repartait en récupérer plus avant...
Avant de disparaître de nos vies.
Le professeur Pankaj eut le tact de ne pas commenter sa phrase en suspens. Toutefois, sa réponse ne fut pas plus encourageante lorsqu'il soupira :
— Les steamglas ? Tu ne te trompes pas, Galien le criait sur les toits, alors qu'il n'a jamais ramené un tel minerai. Sinon, je l'aurais transmis au gouvernement pour qu'on développe cette solution.
Il aurait menti depuis le début ?
Incroyable ! Arthus avait du mal à imaginer son père, si infaillible, si généreux, se comporter comme un affabulateur. Cependant, une lettre montrait combien peu le connaissaient. À commencer par sa mère. Un étau serra sa poitrine, tandis qu'il murmurait :
— Chercher après lui nous oblige à regarder la vérité en face, quelle qu'elle soit.
— C'est très courageux de votre part. Sans la critiquer, je me demande si vous avez pris une bonne décision en vous lançant dans cette quête. Elle ne vous redonnera pas votre statut.
Faux.
Comme Arthus ne pouvait trahir sa mission, il simula sa protestation :
— Nous avons besoin de savoir s'il est encore en vie ou non. Et s'il l'est, pourquoi il ne reprend pas contact avec nous !
Le professeur le regarda longuement, puis secoua la tête.
— De même avec moi, et j'en suis le premier désolé. Il est ou était mon ami.
— Il ne vous a jamais fait de confidences au sujet de cette femme pour laquelle il a abandonné notre mère ?
— Non, cette lettre m'a autant choqué que vous. J'ai tenté de le retrouver dans les pays où il voyageait le plus, car je voulais lui passer un savon pour ce qu'il avait osé faire à sa famille. En vain.
Un silence lourd, empreint de l'opinion du professeur Pankaj, suivit.
Mon père est mort pour lui.
Il reposa sa tasse de thé, dont il avait à peine bu le contenu. Son estomac noué l'empêchait de la terminer... et de poursuivre cette entrevue. Elle ne lui apporterait pas plus d'informations. Cependant, Arthus ne la regrettait pas : les moments chaleureux en famille s'étaient réveillés et il ne les oublierait plus.
Et j'ai encore les carnets de mon père.
Peut-être avait-il consigné quelques secrets dedans, comme son travail sur les steamglas ? La piste s'avérait maigre, certes, mais il ne fallait pas la négliger. Aucune ne le devait.
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