8 - Entre conventions et liberté (3/3)
Oreste avait à peine tourné au coin de la rue que Daphné passait un bras sous le sien. Une onde brûlante glissa entre leurs deux peaux, et Melinah retint un frisson.
Le soleil est fort aujourd'hui, et je n'ai pas pris d'ombrelle.
— Ne sois pas trop gentille avec lui, la taquina Daphné, sinon, il t'imposera tous ses points de vue.
— Oreste sacrifie en partie son avenir pour le mien !
— Ma tante, qu'en penses-tu ? Épouser la plus belle des femmes de Nébelisse représente-t-il un énorme sacrifice ?
— Le statut dirige notre cité-État, Daphné. Nous avons la chance de vivre comme nous le souhaitons, mais d'autres ne l'ont pas.
Sa nièce approuva avec un long soupir.
— Il n'y a pas que le statut, certaines règles idiotes bloquent notre épanouissement.
Melinah déglutit : la phrase la concernait, le regard en coin de Daphné vers elle le lui indiquait. Elle préféra ne pas poursuivre sur une pente qui lui parut soudain glissante.
— Votre talent vous mettra toujours à l'abri quand je vois cette jolie maison.
— Nous la devons aussi à mon fils, il a beaucoup travaillé pour gravir les échelons de la nouvelle bourgeoise.
— Votre fils ? Je ne me souviens pas de lui.
— Mon cousin ne nous accompagnait pas quand on rendait visite à ta famille, intervint Daphné. Ses études comptaient avant tout, il avait reçu une bourse royale.
La fierté pointait dans la voix de la jeune peintre, que Melinah envia : autrefois, elle admirait son père, sa mère et s'entendait à merveille avec sa fratrie. Autrefois.
Comme si Adélaïde avait noté son malaise, celle-ci enchaîna :
— Laissons les hommes à leurs activités, et songeons à votre tableau.
À l'intérieur de la maison, une fraîcheur agréable atténua la morsure du soleil sur ses joues. Ses yeux, eux, s'habituaient à la pénombre. L'arrangement de la pièce où les deux femmes l'avaient emmenée se dévoila peu à peu. Des toiles s'amoncelaient sur et contre chaque mur, leurs couleurs animant à elles seules ce qui ressemblait à un salon avec ses sièges couverts de tissus crème.
— Notre salle de vente, déclara Daphné fièrement. Les rideaux restent à moitié fermés pour ne pas endommager les tableaux, nous les tirons quand nous recevons des visiteurs.
Lorsque la jeune peintre lui abandonna le bras, un étrange froid envahit Melinah et elle réprima une envie de se frotter. Pourtant, elle répliqua :
— N'ouvrez pas, le cadre me convient très bien.
Quel manque de logique !
Plutôt que de se pencher sur ce point, elle imita Adélaïde et s'assit dans un des fauteuils.
— Dis-nous la vraie raison de ta venue, maintenant que nous sommes loin des oreilles indiscrètes.
— Je vous remercie de votre présence d'esprit, je ne souhaitais pas inquiéter Oreste sur ma quête.
— Laquelle ? s'enquit Daphné.
La jeune peintre n'avait pas tenu compte de son avis et ouvert en grand les rideaux. La lumière de la fin d'après-midi ajoutait des touches chaudes à la pièce, parfaite pour son portrait qu'avait attaqué Daphné. Elle auréolait d'ailleurs ses cheveux châtains qui tombaient en belles boucles sur son front baissé. Melinah les contemplait, fascinée.
Leur texture, sûrement douce, narguait ses doigts.
Leur parfum frais narguait son nez.
Quand elle détourna la tête pour s'arracher à la tentation, son regard croisa celui intrigué d'Adélaïde. Puis la tante de Daphné battit les paupières.
— Dans quelle quête t'es-tu lancée ? renchérit-elle.
— Je... je...
Melinah toussota derrière sa paume pour éclaircir sa voix.
— De nouvelles informations me sont parvenues au sujet de mon père, et avec ma fratrie, nous aimerions les vérifier.
— Vous avez vécu un tel drame, et je regrette de ne pas avoir réussi à plus aider votre mère.
— Imany ?
— Tu l'appelles par son prénom ? s'étonna Daphné.
Son pinceau s'était immobilisé en l'air, et elle la fixait, sa bouche en forme de O. Cette fois, le charme n'opéra pas.
— Elle a failli à son devoir de mère, mais revenons à mon père, ajouta-t-elle précipitamment avant que la jeune peintre la contredise. Nous avons appris qu'il aurait pu se trouver à bord de la Bourgogne avec un ami, un impressionniste. Nous ne savons pas lequel, nous ne sommes pas certains non plus.
— Pourquoi ?
— Il voyageait sous un faux nom.
— Je vois, murmura Adélaïde, les yeux dans le vague. Léon Pourtau, un artiste français est décédé dans ce terrible naufrage, cela pourrait être lui, mais c'était un pointilliste plutôt qu'un impressionniste.
— Un Français ? Alors, je ne récupérerai pas des informations fiables.
— Surtout s'il est mort, la taquina Daphné.
— Le respect et toi, ma nièce, je ne t'ai pas éduquée ainsi !
— Côtoyer des peintres, libres comme l'air, a quelque peu modifié vos préceptes. Mon cousin a aussi sa part de responsabilité.
Quand un sourire indulgent étira les lèvres d'Adélaïde, une pointe d'envie transperça Melinah. N'avait-elle pas connu cet amour familial ? Si une lettre l'avait anéanti, sa chair d'adolescente s'en souvenait encore, le réclamait à nouveau.
Impossible, avec Perrine. Dès notre mission achevée, nous repartirons vers nos propres objectifs avec un minimum de rencontres.
— Y avait-il à bord d'autres peintres, vos amis pourraient-ils nous renseigner ? enchaîna-t-elle, consciente de briser le lien entre les deux femmes.
Aucune ne s'en offusqua, et Adélaïde formula d'une voix mystérieuse :
— Inutile, Léon nous avait rendu visite sur ce plateau, accompagné d'un collègue. Un musicien.
— Un musicien ?
— Rares sont ceux qui parviennent à vivre de leur art, tu le sais. Léon appartenait à un orchestre, et plusieurs membres voyageaient sur le paquebot, dont un Nébelien violoniste. Gontrand Lemercier.
Melinah se redressa d'un coup, Adélaïde lui offrait une piste. Maigre, certes, mais une piste quand même. Il fallait l'exploiter. Avant qu'elle ne puisse questionner la peintre, Daphné s'exclama, les bras en l'air :
— Victoire ! Nous irons l'interroger ensemble.
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