24 - L'alerte royale (1/3)
Le père de Jérémie s'immobilisa, puis sa voix glaciale résonna contre les murs gris.
— Je n'ai pas de fils à ce nom, vous vous trompez.
— Personne ne nous écoute, j'étais au collège avec lui. Il m'a tout raconté. Vous avez payé ses études et versé une rente à sa mère, Bella Madaliet. Pourtant, il s'est sui... jeté dans un précipice sous mes yeux. Ne vous a-t-il pas laissé une lettre ?
Cette idée avait surgi dans la tête d'Arthus à la vue du bourgeois. Spontanément. Car si une telle preuve existait, il la brandirait sous le nez d'Essam et ses tourments cesseraient. Malheureusement, sa requête échoua : le père de Jérémie avait repris sa route. Alors qu'il ouvrait la porte de la salle des fumeurs, il assena :
— Je me répète, je n'ai pas de fils à ce nom. Veuillez ne plus m'importuner.
— Une personne me rend responsable de son acte, monsieur. Vous êtes le seul à pouvoir m'aider !
Son dernier cri de désespoir rebondit sur le battant que le bourgeois avait refermé, mais Arthus ne le vécut pas comme un échec. Pour la première fois, il avait osé défier sa culpabilité.
Le lieutenant Chen et Jia ont tous les deux raison, je n'ai pas à payer pour Jérémie.
Un poids qu'il gardait sur ses épaules depuis trop longtemps s'envola, et Arthus retourna dans la pièce de projection. Des serviteurs décrochaient le drap du mur, quelques retardataires quittaient les lieux. Quant à Jia, elle brillait par son absence.
Elle doit m'attendre à l'atelier. Melinah aussi, j'espère.
Il se faufila dans le hall, puis dans la salle de jeu. Le silence régnait, les joueurs avaient entamé une nouvelle partie.
— Pousse, annonça une femme, qu'Arthus voyait de dos.
Honoré Fidulas et Vincent Morisot passèrent. Un silence se fit pendant lequel tous les spectateurs restèrent pendus aux lèvres de Perrine. Une exclamation de joie les parcourut quand elle déclara en rangeant ses cartes :
— Garde.
Arthus parvint à se glisser dans le champ de vision de Perrine, tandis que l'inconnue en robe dorée passait à son tour. Il pointa l'extérieur, sa sœur battit des paupières. Elle récupéra ensuite son chien, qu'elle remplacerait par un nouveau. Ce laps de temps permit à la femme de lancer :
— Mon cher Honoré, que pensez-vous des fiançailles de Oreste Decalx ?
— J'en ai entendu parler, mais les unions...
La fin de la phrase resta enfermée dans la salle. Arthus s'était rendu dans la suivante, avant de poser un pied sur la terrasse arrière par les fenêtres grandes ouvertes. Des petits groupes se promenaient dans le jardin à l'anglaise ou sous des arches fleuries aux douces senteurs.
L'éclairage mettait en valeur des arbres et plantes exotiques, que son père avait ramenés de ses expéditions. Arthus les évitait, il préférait l'ombre du chasseur. D'ailleurs, l'excitation le gagnait à chaque pas, tant que son impatience dans la salle de projection faisait pâle figure à côté. Il rêvait de tenir les carnets de Galien entre ses mains, d'en caresser la couverture en cuir, d'en tourner les pages, d'en lire l'écriture paternelle, serrée et élancée.
Aucune peur ne l'habitait.
Rouquin nous protégera si nécessaire.
Jia portait le panier du chat automate, et ils avaient prétexté un cadeau pour l'hôte de la soirée à l'entrée du manoir. Les serviteurs avaient juste indiqué où le déposer. Son amie avait dû le récupérer avant de rejoindre le parc.
Une lumière fit tressauter le cœur d'Arthus, elle provenait de la verrière accolée à l'atelier. Mais un grognement lui échappa à son arrivée : des invités entraient et sortaient dans le bâtiment en briques rouges. Les paroles d'un groupe de nobles qui en repartaient parvinrent à ses oreilles.
— Un grand voyageur, commenta l'un d'eux. Quel dommage qu'il se soit comporté de manière si indigne !
— De la part d'un excentrique, qu'espérer de mieux ? Je plains plus sa famille, même si la mère s'adonnait un peu trop à la peinture impressionniste.
— Aujourd'hui, beaucoup le font, défendit une jeune fille. Et Melinah se démène pour réintégrer la bonne société, elle mérite son futur mariage.
— Son frère et sa sœur, moins, avec leur volonté de travailler. Travailler ! N'a-t-on jamais entendu une telle ineptie ?
La femme secoua un éventail, comme si un malaise menaçait de la submerger. Des rires ponctuaient son attitude exagérée.
— Ce fut une visite amusante, et suffisante. Retournons danser, mes amis, conclut-elle.
Bon débarras !
Arthus ne comprendrait jamais ce goût à se repaître sur le malheur des autres. La voie qu'il s'était choisie lui semblait plus enviable que de perdre son temps à pépier avec ces commères.
À condition de réussir ta mission, Art !
Il entra à son tour dans l'atelier et s'écarta du chemin des convives. Si l'odeur de son père et de sa pipe n'imprégnait plus les lieux, les objets lui remémoraient sa présence dans chaque recoin. Des minéraux colorés et des pierres semi-précieuses brutes s'étalaient sur des étagères. Des compas, sextants, longues-vues, rappelaient les voyages au loin sur d'autres. Quant aux tables le long des murs, elles accueillaient microscope et appareils de chimie. Restait encore un chauffage Godin, de multiples livres un peu partout.
Et les carnets de Galien !
Au nombre de cinq, ils reposaient au milieu du bureau, sous une protection en verre, ouverts en grand. Arthus s'en approcha, fasciné. Plus rien n'existait qu'eux, le monde pouvait s'arrêter ou s'écrouler. Certaines pages montraient des schémas précis, d'autres des textes...
Incompréhensibles.
Impossibles à déchiffrer.
Arthus poussa un juron : son père avait utilisé un code pour crypter ses récits. Le malheureux professeur Riversal l'avait prévenu, mais il avait espéré bêtement que c'était plus une légende.
Dans ce cas, le président CarboIndus aurait crié sur les toits qu'il possédait les steamglas !
Cet homme, dont la richesse et le pouvoir s'étaient construits sur le charbon, ne laisserait pas passer une telle occasion. Il n'avait donc pas réussi à décoder les carnets.
Sauf si papa a berné tout le monde, comme avec sa maîtresse.
Son corps se raidit. Même après toutes ces années, Arthus n'arrivait pas à le blâmer. Son instinct ou son intime conviction lui soufflait que quelque chose de louche se tramait derrière cette histoire. Perrine avait subi une attaque en règle, la bienfaitrice assassinée et le suicide du professeur tombaient trop bien.
Ces carnets cachaient la vérité !
Perry, je compte sur toi pour accaparer notre hôte aussi longtemps que possible.
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