22 - Une soif de vivre (1/3)
Perrine resserra sa cape sur son habit d'élève-pilote du bout de ses doigts abîmés et rasa les façades autour de la cour. Elle n'avait aucune envie d'attirer l'attention des bourgeoises qui papotaient devant la boutique de mode, elle n'avait aucune envie de parler avec qui que ce soit. Se reposer dans sa chambre lui conviendrait mieux. Seulement, elle ne l'aurait pas quittée du reste de la journée et le patron du Lynx des aérocabs l'avait conviée.
Je dois aussi récupérer ma carte d'invitation.
Elle rejoignit le côté droit du bâtiment et secoua la cloche du club, dissimulée derrière un épais buisson. Plusieurs fois. En vain.
Vincent Morisot travaillait certainement à la boutique de mode.
Si Perrine ne voulait pas croiser une des clientes, elle avait encore la porte à l'arrière gauche de l'immeuble. Vincent l'avait empruntée pour l'enquête chez Marise Foniar, dans le secteur des pêcheries. Elle conduisait aux logements de ses serviteurs, aux annexes du magasin, à une cave, et à ses appartements privés par un escalier dérobé.
Perrine soupira, il lui fallait repasser devant l'entrée du commerce de mode. Escalader l'enceinte après son accident ne la tentait pas, la force ou l'intrépidité lui manquait.
J'aurais mieux fait d'arriver directement par la route arrière.
Elle prit le chemin inverse, contourna la cour au plus loin, rasa les murs de séparation avec les voisins, et s'immobilisa à quelques pas de la boutique. De larges fenêtres, aux vitraux colorés, permettaient à la lumière d'éclairer l'intérieur sans dévoiler une trop grande intimité. Des bourgeoises patientaient ou papotaient, à l'instar de celles dehors sous leurs ombrelles. Les vendeuses, vêtues d'un chemisier blanc et d'une jupe crème à rayures bordeaux, invitaient ensuite les clientes à entrer dans un salon privé.
Assurée que personne ne l'observait, Perrine se dirigea vers la porte arrière du bâtiment, d'où partait le chemin caillouteux vers la route, bordée d'arbres, qu'empruntaient d'imposantes hippomobiles. Elles reliaient les quartiers de tous les bourgeois jusqu'à celui des parchemins. La brèche de purification coupait leur trajet. Un train à crémaillère prenait le relais et rejoignait d'autres véhicules, côté sud de Nébelisse pour desservir les nobles.
Cette fois, quand Perrine sonna, un judas glissa et elle se présenta à deux yeux marron. Aucune réponse, le loquet se referma d'un claquement sec, puis le silence.
Encore un échec.
C'est pas ta journée, Perry, rentre plutôt chez toi.
Épaules affaissées, elle décida de repartir par le chemin des fournisseurs. Alors qu'elle avait parcouru une cinquantaine de mètres, une voix l'interpella :
— Mademoiselle Beauciel, excusez-moi, j'étais occupé avec les serviteurs, et monsieur Morisot travaille dans son bureau.
Benoît, le majordome, se tenait dans le cadre de la porte, grande ouverte. Toujours aussi impeccable, toujours aussi impassible.
— Non, c'est moi. Vous ne m'attendiez pas si tôt, je peux revenir demain ou après-demain...
Il reste trois jours avant la soirée chez Honoré Fidulas.
Elle avait terminé sa phrase en pensée : même si le domestique était dans la confidence, il ne valait mieux pas crier la mission en pleine rue. Son interlocuteur ne rebondit pas dessus.
— Aimez-vous aussi vous confondre en excuses, mademoiselle ?
Le ton moqueur, sans impertinence, pointait l'échange avec Vincent Morisot. Son but, la faire sourire. Avec succès. Les lèvres de Perrine s'étirèrent, et Benoît approuva du chef avant de s'effacer pour la laisser entrer.
Elle grimpa l'escalier dissimulé derrière le rideau mural et ne s'arrêta qu'au second étage. Il débouchait sur la volée de marches qui menaient à l'antre de Vincent Morisot, Perrine remonta le couloir et s'installa sur la terrasse du salon, comme Benoît le lui suggéra. Le majordome lui proposa une boisson chaude, elle opta pour un thé à la menthe brûlant. Il la réconforterait, tout autant que la vue sur le parc avec son plan d'eau et ses oiseaux.
Alors qu'elle tournait sa cuillère d'un geste mécanique, un toussotement la fit tressaillir.
— Bonjour, Pe... mademoiselle Beauciel, vous allez bien ? lui demanda Vincent Morisot.
Quand sa capuche la gêna pour regarder son hôte, Perrine réalisa qu'elle n'avait pas ôté sa cape. Elle y remédia et se contenta de répliquer.
— Oui, merci. Vous désiriez me voir ?
Vincent Morisot demeura mutique quelques secondes, à détailler son allure d'élève-pilote, ouvrit et referma la bouche, puis s'assit sur une des chaises, dotées d'un coussin. Benoît apparut comme par magie et lui servit un café. Le silence s'installa pendant lequel le maître des lieux dégusta sa boisson, son regard se promenant du parc à elle. Il hésitait à parler. Pourquoi ?
En d'autres circonstances, Perrine aurait raillé la « timidité » de son hôte. Elle lui lança seulement :
— Je ne souhaiterais pas rentrer trop tard, monsieur Morisot.
— La chambre de Daphné vous accueillera les bras ouverts. Un mot, et Benoît se mettra en quatre pour vous.
Et vous aussi ?
La pique mourut dans son esprit, jouer à la provocation ne l'intéressait pas. Que lui arrivait-il ? Plutôt que de se pencher sur ses états d'âme, elle poussa son hôte à abréger. Il s'y résolut enfin.
— Vous avez reçu un cadeau de Marise Foniar, une toile.
Comme si Benoît attendait dans l'ombre du salon, il tendit le présent à son maître et repartit. L'œuvre était de belle dimension, enveloppée de plusieurs tours de papier. Du beau papier, et non de vulgaires journaux. Autant de précautions étonnèrent Perrine lorsque Vincent Morisot eut terminé de dévoiler la peinture. Elle représentait un manoir, baigné de soleil, peint à coups de coups de pinceaux lourds.
— Il ressemble grossièrement à celui du comté Debeauciel, je ne comprends pas. Pourquoi vous l'a-t-elle envoyé ?
— Elle vivait dans une maison délabrée, avait les moyens d'améliorer les conditions des prostituées, murmura Vincent Morisot plus pour lui-même.
Vivait ?
— Il lui fallait donc de l'argent, plus que ne peuvent en rapporter ces toiles ou les objets en laiton qu'elle possédait. Et en même temps les protéger des voleurs.
Possédait ?
Son esprit n'arrivait qu'à répéter bêtement les mots, la signification la fuyait. Ou plutôt Perrine se refusait à s'enfoncer dedans.
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