2 - Projets d'avenir (1/2)
Perrine remontait à vive allure la rue principale du quartier des lynx, situé sur un plateau au nord de Nébelisse, et que la populace surnommait la colline des nouveaux nantis. À cette heure indue de la nuit, seules ses bottines résonnaient sur la route pavée, que de hauts murs bordaient sur la droite.
Les jardins fleuris et les maisons pimpantes de la moyenne ou jeune bourgeoisie se déployaient derrière ces derniers. Ils ne servaient pas à dissimuler ces trésors aux yeux des passants, mais à éviter aux habitants la vision de l'infâme brouillard au-dessus de la plaine en contrebas.
Protégeons la sensibilité de la bonne société !
Le but se poursuivait jusque dans la coloration gaie de ces enceintes : puisqu'une seule route amenait à la plateforme des aérocabs, autant attirer le regard du meilleur côté. Même les lampadaires en bronze diffusaient leur chaude lumière uniquement sur la droite, au milieu de larges parterres d'hortensias.
Sur la gauche, les rayons de la pleine lune se reflétaient sur l'épais manteau mouvant qui recouvrait Nébelisse. Les strates de la société imitaient la disposition géologique de la cité-État : la majorité de la plèbe vivait dans l'immense cuvette, quand notables, bourgeoisie et noblesse se partageaient les plateaux du nord au sud.
Au détour d'une courbe, la rue déboucha sur la rotonde des aérocabs. La débauche de confort visuel s'y accentuait avec balconnières, parterres et imposants candélabres au pied en forme de lynx. Entre ces derniers, des pontons sécurisés s'élançaient dans le vide. Leur extrémité pouvait accueillir deux machines volantes en même temps. Très peu de brûleurs et enveloppes se distinguaient dans la nuit, leurs pilotes attendaient certainement les joueurs du club pour les ramener à leur quartier respectif.
Perrine se dirigea vers un coin plus sombre du cul-de-sac, où une arche en fonte et verre indiquait l'entrée du train à crémaillère. Une demi-heure plus tard, le brouillard lui cachait les étoiles et la lune. Une odeur de suie l'accompagnait. Elle extirpa un masque de sa veste et le positionna sur sa bouche et son nez.
Je vous félicite pour cette invention très efficace, père ! railla-t-elle à mi-voix.
S'interdisant de songer à son paternel disparu pour les jupons d'une autre femme, Perrine s'enroula dans sa cape et se cala contre le siège en velours. La bonne société avait imposé l'installation de bancs rembourrés dans tous les moyens de transport, des petites mains reposées valaient bien ce sacrifice financier.
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Un crissement de freins réveilla Perrine en sursaut, le train arrivait au terminus Nord. Elle se dépêcha d'en descendre, puis de traverser le secteur de la métallurgie à l'extérieur. Le matin pointait son nez à travers le brouillard, les volets des maisons en terre cuite s'ouvraient et les fenêtres marquées par les fumées filtraient une lumière chiche.
Il ne me reste pas beaucoup de temps avant le lever d'Art.
Néanmoins, Perrine n'accéléra pas son pas : il détonerait avec celui des premiers ouvriers, la plupart sans masque, qui se rendaient à l'usine. Leur regard résigné et les mouvements proches d'un automate lui prouvaient chaque jour combien atteindre son but comptait. Tant pis s'il signifiait une prise de risques importante, elle gérerait au mieux les conséquences.
Comme le gamin en train de la filer.
Une gavroche crasseuse apparaissait de temps à autre dans le coin de sa vision, et sa mémoire photographique la trompait rarement.
Un sbire de Vincent Morisot ou du patron de CarboIndus ?
Le propriétaire du Lynx des aérocabs collectionnait sûrement des dossiers sur tous ses clients. Ne pas le faire pour assurer la réputation et la tranquillité de son club relèverait d'une bêtise sans nom. Et ce qualificatif insulterait l'homme élégant à la canne en ébène. Quant à Honoré Fidulas, il lui avait déjà envoyé un comité d'accueil. Le gamin pouvait être aussi un simple voleur, ils abondaient dans la cuvette et repéraient la personne au-dessus du lot sans faillir.
Qui que fût ce limier, Perrine enchaîna les rues étroites, défit sa cape, se mêla à un groupe dense d'ouvriers, s'en détacha à l'angle d'une ruelle sombre. Elle rasa les façades et s'enfonça dans le recoin d'une porte, où elle enfila à la va-vite sa cape.
Si son cœur battait rapidement, elle s'efforçait de réguler son souffle.
Le moindre bruit la trahirait.
Les secondes passèrent, puis des minutes, sans qu'un gamin ou qu'une gavroche ne pénètre dans la ruelle, mais Perrine ne sous-estima pas les capacités de l'enfant. Elle emploierait une autre tactique, celle de la visibilité, jouer à l'arroseur arrosé. Cape à nouveau sur le bras, veste retournée, et terre sur la perruque représenteraient le soi-disant moyen de leurrer l'adversaire. Elle reprit alors son trajet d'un pas plus mesuré jusqu'à une impasse aussi sombre qu'un tunnel de montagne. Les façades se ressemblaient toutes, découvrir son logement relevait de la gageure.
Un soupir d'aise lui échappa, quand elle se faufila à l'intérieur. Il se composait d'une pièce principale, d'une cuisine et d'une chambre à l'étage ; le tout était meublé à minima afin de tromper les importuns.
Perrine échangea sa tenue de garçon pour une longue robe terne, sans oublier de récupérer ses billets d'une poche cachée de son pantalon. Un canotier par-dessus un chignon, un réticule, un coup d'œil dans un miroir tâché, et la cour arrière de la bâtisse l'accueillit. Une porte derrière une haie lui permit de déboucher dans une ruelle. Si le gamin avait réussi à la suivre, il ne découvrirait pas de sitôt son subterfuge.
Elle retourna à la gare, où une foule se pressait sur les quais, et rejoignit le dernier étage, point de départ du tram aérien.
Point de départ pour un second somme, qu'aucun contrôle n'interrompit.
Une heure et demie plus tard, ses pieds battaient les pierres du secteur des artisans au sud-ouest de Nébelisse. Le brouillard conservait la même épaisseur qu'au nord, mais les effluves à base de bois et de cuir dominaient l'odeur âcre de la suie.
Perrine embarqua enfin dans son dernier moyen de transport, un train à crémaillère à nouveau, qui desservait plusieurs plateaux jusqu'au quartier des faucons, repaire de la haute noblesse. Elle descendit au premier arrêt, ôta son masque, puis repoussa sa cape sur ses épaules avec un soupir d'aise : le brouillard stagnait juste en dessous et les rayons du soleil lui apportaient une douce chaleur sur sa peau.
Tu en profiteras après le petit-déjeuner, se promit Perrine, en pressant le pas.
Parmi les maisons, aux façades décorées afin d'achalander la clientèle, celle d'Arthus dénotait avec ses automates en laiton exposés dans le jardin à l'avant. Unique en son genre. Des oiseaux chantaient dans une cage, un chat jouait avec une balle dans un bac à sable, un chien rongeait un os.
La cloche de l'atelier tinta quand Perrine entra, sans déranger le visiteur au comptoir de son frère. Sa redingote et son haut de forme, qui n'affichait pas de pièces mécaniques en guise de bijoux, lui indiquaient son statut. Un noble.
— C'est parfait, Arthus, déclara-t-il d'un ton hautain, un serviteur récupérera le perroquet demain et vous paiera. Vous coûtez cher, mais vous possédez des mains d'orfèvre.
Le sourire que Perrine réservait à son frère s'évanouit, insister sur les « mains » signifiait une insulte dans la bonne société. Encore plus chez le vicomte Essam Devildiur, dont elle aurait reconnu la voix même à mille lieux.
Quand le jeune homme se retourna, le geste pour la saluer d'un doigt sur le bord de son chapeau s'immobilisa en pleine course avant de retomber. Son regard aussi sombre que sa peau fixait le bas de sa robe qui dépassait de sa cape d'un air choqué.
— Perrine, Perrine, en voilà une tenue d'ouvrière pour nos retrouvailles ! Arthus, qu'attends-tu pour lui donner de l'argent pour qu'elle s'en achète une plus digne ? N'est-ce pas ta responsabilité ?
— Je ne savais pas qu'on avait trait les vaches ensemble, monsieur Devildiur, riposta-t-elle, un sourcil arqué.
— Quel langage, ma chère ! Mais vous avez raison d'insister pour que je vous appelle mademoiselle Beauciel, j'en aurais oublié la perte de la particule dans votre famille.
— Prenez garde à votre mémoire de moineau. La noblesse, elle, vous pointera sans hésiter que la vôtre date du remariage de votre père, monsieur Konaté, avec la vicomtesse Devildiur, il y a peu.
La mâchoire de son tourmenteur se crispa un instant, puis le jeune homme l'attaqua à nouveau :
— Dites-moi, votre frère a trouvé sa voie pour le plus grand plaisir de tous. Et vous ? Si vous cherchez une union avantageuse parmi la petite bourgeoisie, je pourrais me renseigner.
Perrine se tourna vers le miroir ovale accroché au mur et ôta les aiguilles qui maintenaient son canotier sur son chignon.
— Je prends note de votre proposition, monsieur, ainsi que votre nouveau métier. Si vous me le permettez, j'informerai mes amies de celui-ci tant vous ne pouvez qu'exceller.
— Perrine, excuse-toi ! intima Arthus.
Non, grand frère, tu ne m'enlèveras pas le plaisir de rabattre le caquet à cet imbécile. Nous ne sommes plus des enfants.
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