18 - L'union fraternelle (1/2)
Perrine cligna des paupières, puis fronça les sourcils à la vue des fleurs printanières sur les murs ivoire. Le rai de lumière à travers les rideaux tirés sur les décorations ne laissait pas de doute à la conclusion. Elle se réveillait une nouvelle fois dans la chambre de la maîtresse de Vincent Morisot.
Se réveillait ?
Les images de l'agression par les faux mendiants bondirent sous son crâne. Un plongeon dans l'eau froide du Lowat avec le patron du Lynx des aérocabs, une colère sourde alors qu'il ne refaisait pas surface. Puis... puis...
Plus rien !
Un blanc, comme si une pellicule des frères Lumière s'était déchirée. Pourtant, des cheveux châtains, un ange, un parc en pleine nuit flottaient confus dans cet étrange vide. Des images disparates. Plus Perrine tentait de les fixer, plus celles-ci la fuyaient, jusqu'à ne plus exister. Ces efforts lui valurent hélas un mal de tête, elle ne retint pas un gémissement tant de frustration que de douleur.
— Buvez cette décoction lentement, elle vous soulagera, murmura une voix malicieuse.
Des pas légers sur le plancher, et une tasse apparut sous son nez. Perrine suivit le bras, habillé d'une manche bleu ciel, à rayures plus foncées, vers le visage parsemé de taches de rousseur sous un chignon lâche. Son front se plissa, elle connaissait la jeune femme, ou plutôt la version enfantine. Elles avaient joué ensemble, quand sa tante, Adélaïde, rendait visite à sa mère pour peindre.
— Daph... Daphné ?
Un quart de lune lui répondit.
— Tu te souviens de moi ? On ne s'est pas vues depuis...
Daphné se mordit la lèvre inférieure, en se tortillant.
Depuis la disparition de mon père.
— Ma tante ne voulait plus que je l'accompagne après, s'excusa Daphné ensuite.
— J'aurais fait de même, ce n'était pas la place d'une petite fille.
La silhouette décharnée d'Imany au regard perdu dans un autre monde, le silence douloureux, les pleurs en cachette et les prières ferventes dans le manoir du comté Debeauciel s'interposèrent entre elles.
Nous étions aussi des enfants. La mort nous a frappés deux fois, elle nous a enlevé notre mère et détruit notre jeunesse insouciante.
Un étau enserrait sa poitrine. Qui osait dire que la souffrance s'effaçait avec les années ? Perrine se redressa pour appuyer son dos à un large oreiller et attrapa la tasse en porcelaine blanche que lui présentait Daphné. Boire quelques gorgées lui donnerait le temps de se ressaisir, mais le goût amer lui arracha une grimace de dégoût.
— De l'écorce de saule, l'éclaira la jeune femme. Benoît a ordonné des madeleines pour vous.
Perrine se servit dans l'assiette posée sur sa table de chevet, peinte d'oiseaux. Le gâteau fondit dans sa bouche. Tandis qu'elle terminait ses deux médicaments, Daphné lui demanda :
— Vous aimez ma chambre ?
— Votre chambre ?
— Ne me dites pas que Vincent vous l'a caché !
Daphné et Adélaïde, il avait cité leurs prénoms et elle n'avait pas tiqué. À sa décharge, ils étaient usités dans la bonne société, et sa mémoire demeurait bloquée sur les visites d'antan. Même les peintures impressionnistes ne l'avaient pas interpellée.
— Non, non, il m'a aussi expliqué votre touche pour la décoration de son logement. Je n'ai juste pas fait le lien. Et je suis une triple imbécile, alors que vous portez son nom de famille.
Daphné éclata de rire, avant de lui lancer un clin d'œil.
— Nos jeux nous intéressaient plus que sa vie, qui se résumait aux études studieuses dans un collège sur la colline des richards. Mais je dois t'avouer quelque chose.
Au quartier des panthères, traduisit Perrine, étonnée.
Le cousin de Daphné avait donc fréquenté le même collège que la fratrie. L'y avait-elle rencontré ? Vincent Morisot avait entre quatre à six ans de plus qu'elle, soit environ quinze à dix-sept ans à cette époque. La possibilité existait. Néanmoins, Perrine ne se souvenait d'aucun adolescent aux cheveux de neige, d'autant qu'ils détonneraient sur l'habit noir exigé pour les sermons mensuels sur les devoirs civiques dans la bonne société. Seuls moments où garçons et filles se retrouvaient tous ensemble, les uns à gauche, les autres à droite.
Aurais-je mal estimé son âge ?
Et pourquoi cette question la turlupinait-elle ? Alors que Perrine s'apprêtait à la poser, Daphné la devança :
— C'est tout ce que ça te fait ?
— Pardon, je songeais à autre chose... que disais-tu ?
Réaliser qu'elles se tutoyaient ne la gênait pas, peut-être en raison de leur amitié d'enfance.
— Vincent t'a ramenée en fiacre ici, il y a deux jours. Benoît est allé chercher un docteur, mais mon cousin a dû te déshabiller avant, pour t'éviter une pneumonie... en -tiè – re-ment.
Par les hirondelles, quoi !
Perrine baissa la tête. Elle portait une longue chemise blanche, et rien en dessous. Une colère sourde gonfla les veines de ses tempes. L'écorce de saule avait fait son effet, aucune migraine ne se déclencha et Perrine se lâcha :
— Comment ce rustre a-t-il osé !
— « Ce rustre » l'a effectué en présence d'une serveuse du magasin qui s'est occupée de la dernière couche, après m'avoir chassé. Merci Daphné, de ne pas déformer la vérité.
Vincent Morisot se tenait à côté de la porte, refermée, sans son éternelle canne. Hormis le pansement à peine visible entre les mèches sur son front, il resplendissait de santé. En revanche, son costume gris foncé avec le petit chapeau en laiton sur la poitrine paraissait trop habillé. Où se rendait-il ?
— Tu sais combien les apparences importent à Nébelisse, se défendit Daphné, les bras croisés, et tu es prié de frapper avant d'entrer dans la chambre d'une dame.
— C'est l'hôpital qui se moque de la charité ! Et vous ne m'avez pas entendu.
— Je reste très discrète sur mes goûts.
Perrine suivait l'échange abscons entre les jeunes gens, plus amusée qu'inquiète. Ces deux-là en avaient l'habitude, leur voix grondait faussement. L'envie d'augmenter le poids sur la balance féminine la démangea. Elle adopta son ton le plus hautain :
— Les sous-vêtements de femme cachent peu de choses quand ils sont mouillés.
— Ceux des hommes non plus. Je peux me déshabiller, puis me plonger dans un bain, et nous serions quittes.
Quand Vincent Morisot joignit le geste à la parole, le cœur de Perrine palpita tant que ses joues s'enflammèrent. Si le patron du Lynx des aérocabs n'affichait pas un corps d'Apollon, elle ne doutait pas de sa belle musculature, que le gilet serré soulignait déjà. Malheureusement, Daphné refroidit l'instant coquin.
— Dehors, satyre ! Vois comme tu l'as mis dans l'embarras.
Embarras, pas vraiment.
Toutefois, elle préférait que la jeune femme se méprenne sur sa réaction... qui trompa moins Vincent Morisot. Il la fixait, un air moqueur dansant dans ses iris gris clair. Simuler la provocation dans la salle à manger ou lors d'une excursion dans Nébelisse était une chose, plonger dedans, une autre. Il ne manquait plus qu'elle passe une langue sur ses lèvres pour compléter un tableau peu flatteur.
Qu'est-ce qui te prend, Perry ?
Elle ne mélangeait pas fantasmes et réalité, elle n'avait pas de fantasmes tout court ! L'interlude douteux devait cesser.
— Vous ne me rendez pas visite, monsieur Morisot, juste pour perturber une jeune femme innocente. Que désirez-vous ?
Au double sens de sa question, formule de politesse à l'origine, Perrine se morigéna, mais parvint à conserver des traits lisses. Quant à son hôte, il eut la courtoisie de l'imiter, tandis qu'il lui annonçait :
— Votre sœur et votre frère vous attendent dans le salon, je les...
— Melinah et Arthus ? Depuis combien de temps ai-je dormi ?
— Une bonne journée, l'éclaira Daphné. Laudanum prescrit par le médecin, vous n'arrêtiez pas de crier m'a-t-il expliqué. Des mots incompréhensibles, certainement un cauchemar, une conséquence de l'agression. Mon cher cousin m'a contactée très vite, et j'ai appelé Melinah.
— Preuve que je me préoccupe de la réputation d'une dame, même si sa santé passe d'abord !
J'ai dormi une première nuit sans chaperon dans cette maison, faillit répliquer Perrine.
Quelle importance ? La réputation comptait uniquement pour la bonne société, et elle ne devrait suivre ses règles que si elle la réintégrait.
Pas question, les récompenses doivent changer. Arthus est là, nous pourrons transmettre le message aux souverains par Vincent Morisot. Ils ne gagneront pas à chaque fois !
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