16 - Confidences d'un soir (1/2)
À moitié couchée sur d'épais coussins colorés, Melinah effleurait le petit plan d'eau, agrémenté de nénuphars, tandis que la brise du soir soulevait le voile transparent par-dessus sa robe Empire immaculée. Elle soupira :
— Excuse-moi de t'avoir emmenée chez Gontrand, alors que tu dois terminer tes commandes.
— D'abord, c'est moi qui ai décidé de t'accompagner, objecta Daphné. Et ensuite, elle n'a pas servi à rien.
— Il ne souvient pas s'il a rencontré mon père, ou si celui-ci est décédé sur la Bourgogne. Cette piste est brûlée pour les steamglas.
La jeune peintre se contenta d'essuyer ses pinceaux. Elles profitaient ensemble du soleil couchant dans son jardin, pendant qu'Adélaïde passait une soirée chez des voisins. Daphné ne souhaitait pas soi-disant rester seule, mais Melinah la soupçonnait d'utiliser ce prétexte pour qu'elle-même ne se morfonde pas. Peine perdue. Malgré la conversation légère de son amie, ses pensées avaient ressassé en boucle l'entrevue avec le musicien.
Rien, il n'y a rien d'exploitable.
— C'était ta première piste, et n'oublie pas ton frère et ta sœur. Ils auront peut-être des indices à apporter. Quand les rencontres-tu ?
— Ils viendront chez mon oncle et ma tante chaque dimanche. En cas d'urgence, nous nous transmettrons juste un mot banal, le téléphone ne dessert pas encore leur plateau.
— Donc, tu les revois après-demain. Il ne te reste plus qu'à patienter, et en attendant...
Avec un air énigmatique, son amie l'arracha à sa couche et la poussa vers son tableau. Elle voulait la peindre suivant la mode actuelle, et Melinah avait fini par capituler devant sa moue boudeuse. Daphné arborait aussi une robe Empire, dans les tons bleus, pour la mettre à l'aise. Quand celle-ci posa les mains sur ses yeux, son cœur tressauta. De joie, d'inquiétude. Un parfum de violette l'enveloppait, plus doux que les fleurs d'été. Sa peau la brûlait. Pourtant, les paumes glacées de son amie ne la rafraîchissaient pas.
Daphné la fit contourner son chevalet et lui répéta à l'oreille :
— La journée chez Gontrand n'a pas servi à rien, elle m'a appris à percer ta carapace de bonnes manières.
Son souffle électrisa tant Melinah que des frissons la traversèrent. Comment réagirait-elle s'il glissait sur chaque parcelle de son corps, s'il s'attardait sur les zones les plus sensibles, s'il la mettait au supplice durant des heures ?
Ses joues s'enflammèrent.
Que m'arrive-t-il ?
Avant qu'elle ne puisse analyser ses émotions, pour mieux les contrôler, Daphné détacha ses mains et lui saisit les épaules.
— Regarde !
Melinah cilla, puis sa bouche dessina un O. Elle ne se reconnaissait pas dans cette jeune femme noire, à la pose sensuelle, sous les rayons du soleil couchant. Ils lui conféraient une touche de mystère. Quant à l'oiseau sur une branche d'arbre, il égrenait une mélodie que seul son esprit entendait.
— C'est... c'est... magnifique ! Tu as réussi à me sublimer, un vrai talent.
— Je n'ai pas besoin de t'embellir, t'observer correctement me suffit.
— Oreste sera gâté avec ce portrait, et les souverains te passeront commande.
Les paumes de Daphné se crispèrent sur ses épaules, avant que son amie les détache. Un bref instant. Melinah en doutait, mais elle se ravisa aux propos de la jeune peintre :
— Avant de penser à eux, profitons-en juste à deux. Nous allons boire un verre de vin à ce tableau merveilleux. Rouge ou Blanc ?
— Rouge, avec quelque chose à grignoter, sinon je finirais dans le caniveau.
Daphné, qui lui faisait maintenant face, s'esclaffa, une main devant sa bouche.
— J'imagine plus ta sœur dans un tel état. Les poules auront des dents quand tu te lâcheras à ce point.
Perrine ne se prive jamais de bafouer les règles, en effet.
Alors qu'elle lui reprochait son attitude irrespectueuse, Melinah eut soudain envie de lui ressembler. Rien qu'un peu. Elle murmura à Daphné, le regard baissé.
— Suis-je quelqu'un de si rigide, si conformiste ?
Le silence lui fit relever la tête. Daphné qui la fixait avec insistance se détourna brusquement.
— Il y a des pas que tu pourrais franchir sans arriver à une telle extrémité. Le feras-tu ?
L'aveu avait été énoncé d'un ton rauque. Tandis que la jeune peintre disparaissait dans la maison, Melinah se mit à marcher de long en large. Elle devait réfléchir. Cet échange la perturbait. Il était allé trop vite, il dissimulait tant de non-dits, il dévoilait tant les cœurs.
Le sien battait d'ailleurs la chamade. Plus les images de la journée défilaient soudain sous son crâne, plus il accélérait : les compliments, les gestes de tendresse derrière la sollicitude, le désir de s'entraider et de se protéger l'une l'autre.
Nous nous plaisons !
Melinah se laissa tomber sur les coussins, hébétée. Sidérée. L'esprit vide de toute pensée cohérente. Plusieurs minutes s'écoulèrent, avant qu'elle parvienne à se ressaisir. Daphné ne revenait toujours pas, peut-être lui donnait-elle ce temps nécessaire à comprendre la situation.
— À l'accepter ? chuchotèrent ses lèvres.
Voilà, elle l'avait dit ! Elle connaissait maintenant la raison de sa gêne. Franchirait-elle le pas, comme l'avait déclaré Daphné ? Le voulait-elle ?
Si je le fais, je me fermerai la porte de la noblesse.
Nébelisse insufflait un courant plus progressiste que dans la plupart des pays occidentaux : égalité entre les femmes et les hommes, égalité entre les ethnies, égalité de chances pour les plus talentueux.
Mais rejet des relations non traditionnelles.
L'apparition de Daphné interrompit ses réflexions. Son amie portait un plateau, où se disputaient des petits salés, deux verres en cristal et une bouteille de vin rouge.
— Du Moulis, année 1895. Tu m'en diras des nouvelles, je prédis un bel avenir à ce vin du médoc français.
— Je n'y connais pas grand-chose. Tu risques de le gâcher pour moi.
— Parole sage de mademoiselle Melinah, le souhaites-tu... vraiment ?
Daphné avait planté son regard mordoré dans le sien, et des milliers d'aiguilles la picotèrent. Le voulait-elle ? Melinah se mordilla la lèvre inférieure, puis chuchota si bas que son amie dût se pencher.
— Je veux bien tester ce vin. Juste un soupçon !
— À votre service, gente Dame.
La main de Daphné frissonna quand elle versa l'alcool, à la robe violet foncé, dans les verres. Derrière son humeur joyeuse, elle n'en menait pas large. Cette découverte rassura étrangement Melinah, le pont de son bateau qui tanguait depuis le début de la soirée se raffermit. Après quelques gorgées, à la qualité certaine, elle déclara :
— Daphné, je prends enfin conscience de la situation entre nous. Tes mots m'ont ouvert les yeux.
Son amie s'arrêta de boire, mais ne reposa pas son verre. Ses doigts se crispaient tellement dessus que ses articulations en pâlissaient. Melinah enchaîna :
Je reproche beaucoup de choses à ma sœur ou à mon frère, ou à d'autres, quand ils enfreignent les règles. Mais je n'ai jamais critiqué les relations entre personnes du...
— Même genre ?
Une pause, pendant laquelle, elles se dévisagèrent. Puis Melinah hocha la tête.
— Je ne sais pas si c'est ce que je vis, je ne sais pas si je le veux, et je ne sais pas comment le gérer avec ma volonté de réintégrer la haute société. Alors...
Le doigt de Daphné posa un index sur sa bouche.
— Tu as franchi un énorme gouffre ce soir, ne vas pas trop vite. N'allons pas trop vite. Nous nous connaissons depuis peu, il est trop tôt pour en tirer des conclusions sur l'avenir. Pourquoi ne pas simplement passer du bon temps ensemble, et voir où il nous conduit ? Quant aux nobles et aux bourgeois, je te citerai volontiers des couples clandestins. L'un n'empêche pas l'autre.
Melinah cligna des paupières pour donner son accord, elle n'aurait pas dit mieux, elle n'aurait pas espéré plus. Ni moins. Lorsque Daphné défit son doigt et ouvrit une paume en grand, elle glissa sa main dessus en toute confiance. La jeune peintre, sans la serrer, l'amena à ses lèvres et déposa un doux baiser au creux de son poignet.
Ce n'était qu'une marque légère, pourtant elle lui envoya une vague brûlante jusqu'à toutes ses extrémités. Si le doute avait persisté sur leur attirance réciproque, ce simple geste de tendresse le balayait.
Elles demeurèrent ensuite assises côte à côte, tournées vers les dernières lueurs du soleil à déguster leur repas improvisé. Le silence, synonyme de distanciation ou d'incompréhension souvent, les rapprochait mieux que les paroles.
Hélas, toutes les belles choses avaient une fin. La leur se termina avec des coups violents à la porte d'entrée. Daphné bondit sur ses pieds et se dépêcha d'aller ouvrir à l'importun. Une importune, dans le cas présent.
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