14 - La bienfaitrice (3/3)
Et elle ne l'avait jamais regretté. Le professeur Francis Dublion ne l'avait pas épargnée, Perrine l'en avait détesté. Sur l'instant d'un échec, d'une blessure, ou quand elle tombait d'épuisement, mais son admiration n'avait pas vacillé. Leur amitié possédait aujourd'hui la solidité d'un mur.
— Nous arrivons, l'avertit une voix différente de Francis.
Perrine redressa la tête, perdue face à des parois qui bougeaient, et retrouva ses esprits sous le regard scrutateur de Vincent Morisot.
— Je suis désolé de briser un rêve agréable d'après votre sourire béat.
— Notre conversation m'a rappelé ma première rencontre avec mon professeur d'arts martiaux. Je ne comprenais pas tout à l'époque, et je me le remémore volontiers avec une vision d'adulte.
— Votre confiance en lui m'intrigue, avec votre discours sur votre père et votre attitude.
— Si vous aviez connu une enfance difficile et croisé son chemin, vous réagiriez comme moi.
— Qui vous dit que je n'en ai pas eu une ?
La remarque avait tardé, puis avait été débitée brutalement, comme si elle n'était pas celle prévue, Perrine se rejoua la scène : bouche figée entrouverte par la surprise, hésitation, froissement du visage. Elle ne se méprenait pas. Qu'avait-il failli lui avouer ?
Laisse tomber, Perry. Chacun a ses secrets, surtout un espion.
Elle descendit sur le trottoir en bois derrière son hôte. L'air charriait l'iode de la mer et le poisson pêché, pourtant Perrine ne s'en plaignit pas. Les entrées maritimes bloquaient le brouillard plus haut au-dessus de leurs têtes et l'odeur forte cachait la puanteur des mendiants qui tentaient de soutirer quelques nébels aux pauvres, eux-mêmes vêtus d'habits rapiécés. Beaucoup marchaient les épaules courbées, beaucoup toussaient et des crachats sanguinolents s'ajoutaient aux taches indéfinissables sur leurs manches.
— Pourquoi sont-ils malades, alors que la pollution pèse moins ?
— Ce secteur jouit d'une meilleure situation que les pêcheries détruisent. Leur tâche consiste à mettre le poisson dans des bourriches avec de la glace, au milieu d'un bâtiment peu chauffé.
Perrine dévia son regard vers les mains d'une jeune fille aux cheveux courts. Ridés, gercés, bleuis, les appendices appartenaient à un autre corps, un corps de vingt ans de plus. Tous les rares habitants du secteur dans la rue ressemblaient à la malheureuse. Et leurs dos se pliaient à force de lutter contre le froid tant de l'eau que de l'air.
— Qu'attend donc le gouvernement pour améliorer leurs conditions de travail ?
L'absence de réponse arracha Perrine de son analyse visuelle. Vincent Morisot discutait à quelques mètres avec un gamin d'une dizaine d'années à la tignasse châtain. La gavroche à la main lui rappela la filature qu'elle avait subie après l'invitation de Honoré Fidulas au tripot.
Ainsi, vous cherchiez à découvrir mon identité, cher monsieur !
Il n'avait pas réussi, elle en était certaine, et il ne réussirait pas. Et puisque son hôte s'assurait d'en apprendre le plus possible sur ses clients, alliés ou ennemis derrière leur dos, Perrine n'avait pas de raison de s'en priver. Elle s'approcha sur la pointe des pieds des deux conspirateurs.
— ... avec ton équipe, alertez la pilote au plus vite ! J'irai après cette mission.
Le gamin partit aussi rapide qu'une flèche, et Perrine en fut pour ses frais. La seule phrase amenait plus de questions que d'informations sur Vincent Morisot, lequel se retourna.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle d'un ton innocent.
— Bill, mon meilleur limier dans Nébelisse.
— Vous employez un pauvre enfant pour vos basses besognes ? Quand vous m'avez annoncé qu'un Bill avait retrouvé l'amie de Louise Dumont, je pensais à un adulte, un connaisseur de la cuvette, un curieux éclairé...
— Un détective ? s'amusa son partenaire. Désolé de vous décevoir et allons-y. Même avec des habits d'ouvriers élimés, nous attirerons la convoitise.
Un point pour cet exploiteur de gosses !
Toutefois, Perrine ne se laisserait pas abattre aussi facilement.
— Vous oubliez notre « carrosse », une belle machine à démonter et à revendre pièce par pièce.
— Il repart dans le secteur plus sûr des usines, à deux kilomètres, et nous y attendra. J'ai payé sa course d'avance.
La pétarade d'un moteur confirma l'annonce. Le conducteur de l'aérocab entreprenait un demi-tour délicat dans la rue étroite, et éloignait les imprudents à coups de klaxon. Bientôt, seul le panache noir que le véhicule rejetait au-dessus du toit trahissait sa présence.
Perrine rattrapa à grandes enjambées son hôte, qui s'était engagé dans une ruelle perpendiculaire. Après quelques mètres, le décor se modifia. Les maisons arboraient des façades en meilleur état, si on n'était pas exigeant sur la qualité, et un jardinet entretenu, où des oiseaux s'égaillaient. Quand elle exprima son étonnement à voix haute, Vincent Morisot déclara :
— Tout le monde ne travaille pas dans les pêcheries, certains réussissent à obtenir des postes plus élevés.
— Pourquoi ne déménagent-ils pas dans un secteur plus vivable ?
— En existe-t-il un ? Où ils retrouveraient un emploi équivalent ?
Soudain, une porte de leur côté s'ouvrit, et une jeune femme dans une robe moulante et décolletée s'appuya contre le montant.
— Beau gosse, cent nébels pour une demi-heure. Deux cents si ta moitié veut mater. Trois cents avec votre canne, ou un de mes joujoux.
Une rue de prostituées, tout se tient !
Quand d'autres battants bougèrent, Perrine posa une main sur la cuisse de Vincent Morisot, proche de son entrejambe, et cria :
— Je manie très bien sa canne, pas besoin d'aide.
Les maisons se refermèrent, sauf celle de la catin. Elle demanda méfiante :
— Vous faites quoi ici, dans ce cas ?
— Nous cherchons Marise Fornia, l'éclaira Vincent Morisot, elle vend des peintures et on voudrait en offrir une à des amis.
La femme les détailla de la tête au pied, les paupières plissées. Son analyse dut la satisfaire, car elle bougonna :
— Celle avec des roses, nous vous surveillons.
La porte claqua sur ce comportement étrange, alors qu'ils ne rendaient pas visite à une concurrente. Puis Perrine réalisa son geste indécent et ôta sa main, comme si la cuisse de Vincent Morisot la brûlait. Son partenaire se contenta de murmurer :
— Joli réflexe, vous nous avez sortis d'une situation potentiellement fâcheuse.
Un compliment sincère, sans sous-entendu ou provocation. Perrine le remercia d'un signe de tête, et ils gagnèrent la maison de Marise Fornia, où de rares roses chétives parsemaient le jardinet. Dès qu'ils sonnèrent à la porte, un judas fut tiré et Vincent Morisot déclina son identité, ainsi que la raison de leur visite. Des « clics » leur signifièrent que plusieurs verrous sécurisaient les lieux, puis le battant s'ouvrit en grand sur une cinquantenaire au chignon gris strict. Les rides prononcées autour de ses yeux bleus délavés étonnèrent Perrine, beaucoup trop chez une femme de cet âge.
À force de peindre ?
— Entrez, je crains surtout les hommes saouls à la recherche d'une prostituée, souffla Marise. Ça leur arrive de frapper à la mauvaise maison.
Perrine se retrouva dans un salon, encombré d'objets hétéroclites et de peintures. Ces dernières représentaient des paysages impressionnistes aux couleurs criardes et coups de pinceau trop épais et lourds.
Des croûtes, la catin ne se trompait pas. Comment réussit-elle à vivre ?
Vincent Morisot et elle-même s'assirent dans des fauteuils aux coussins trop mous, tandis que leur hôtesse sortait plusieurs tableaux. Perrine ne perdit pas plus de temps :
— En fait, je viens pour votre amie Louise Dumont. Elle était gouvernante chez mes parents.
Marise lâcha le portrait qu'elle tenait et plissa les paupières. Les rides s'accentuèrent, la vieillissant d'au moins dix ans, puis elles se détendirent et leur hôtesse déclara :
— Louise me parlait beaucoup des enfants Debeauciel, vous devez être Perrine, la petite aux cheveux auburn, yeux verts, qui embarquait la fratrie dans des aventures loufoques.
— Nous avons tous les trois là même teinté, mais oui, c'est moi.
Elle lança un regard meurtrier à Vincent Morisot, dont le sourire moqueur signifiait un « vous n'avez pas changé », et poursuivit.
— Je cherche après Louise. Nous l'avons perdue de vue pendant notre enfance, et maintenant que je suis majeure, j'aimerais m'assurer que tout va bien pour elle.
Quand une profonde tristesse assombrit ses yeux bleus délavés, le pouls de Perrine s'accéléra. Marise serra les mains sur sa robe sage et chuchota :
— C'est si gentil de votre part, mon enfant, Louise vous aurait accueilli avec joie. Hélas, Dieu l'a rappelée à lui un an après votre pauvre maman.
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