12 - Les alliés (1/2)
Perrine s'étira autant que Rouquin après une recharge de ses batteries : elle avait dormi comme une souche, malgré la nuit tumultueuse.
Une nuit tumultueuse ?
Son cœur tressauta dans sa poitrine. Les évènements lui revenaient en accéléré, la salle clandestine de combats, le test de Vincent Morisot et l'entrevue royale. Quel terrible échec ! Quelle imbécile ! La souveraine l'avait battue à plate couture. Non seulement sa requête pour améliorer une récompense insuffisante au regard de la mission avait fait chou blanc, mais elle lui avait imposé le patron du Lynx des aérocabs.
Comment j'expliquerai sa présence à Arthus et Melinah?
Son oreiller en plumes subit les affres de sa stupidité. Elle grogna dessus comme un des tireurs de savate dans la salle de combat, elle l'insulta, elle le bourra de coups... jusqu'à ce que ses muscles réclament la clémence. Heureusement, son souffre-douleur n'avait pas perdu sa forme ni sa fonction.
Vincent Morisot achetait de la bonne qualité.
Perrine se pétrifia, la bouche ouverte, puis observa la pièce, qu'un rai de soleil entre les rideaux éclairait : parquet et meubles en bois clair, fleurs printanières sur fond ivoire aux murs, tentures émeraude aux fenêtres et lit à baldaquin. Elle n'avait pas dormi dans sa chambre, mais chez le patron du Lynx des aérocabs.
Pourquoi ?
La réponse lui sauta aux yeux. Elle n'avait pas voulu retourner à l'atelier avec Vincent Morisot, lequel insistait pour l'accompagner, sous prétexte d'une ville dangereuse. Qu'aurait-elle dit si elle était tombée sur Arthus, capable de travailler tard ? De son côté, l'homme aux cheveux de neige avait accepté qu'elle parle d'abord de lui à sa famille, avant qu'il les rencontre. Mentir n'avait pas été nécessaire.
Tu progresses, ma vieille, avec cette décision. La meilleure de la nuit.
Ce point positif revigora Perrine, elle se leva d'un bond. Autant faire contre mauvaise fortune, bon cœur. Elle commencerait par un solide petit-déjeuner, puis se lancerait dans sa mission avec ou sans son « partenaire ».
Une robe dans les tons roux sur le bout du lit la fit tiquer. Qui s'était permis de remplacer ses habits d'hommes, plus commodes si on l'agressait ? Pas Vincent Morisot lui-même, du moins elle l'espérait, mais il en avait donné l'ordre.
Me loger dans la chambre de sa maîtresse ne l'autorise pas à de telles libertés.
Elle recula tout à coup, comme si un satyre venait de se matérialiser sur les couvertures et posait sur elle un regard lubrique.
— Il n'a pas osé ! gronda Perrine.
Dans la bonne société, les couples vivaient en chambre séparée, et l'homme rendait visite à sa femme, elle ne le rejoignait pas. Perrine n'avait aucun doute sur ce point. Le valet de son oncle annonçait quand celui-ci avait passé la nuit chez sa tante avec le plus grand sérieux : le moral de leurs maîtres rejaillissait sur la gestion du manoir.
Car, chacun le sait, une partie de jambes en l'air rend euphorique.
Mais pas elle ! Vincent Morisot allait entendre du pays s'il la traitait comme son amante. Le rouge lui monta aux joues à ce qu'impliquait ce mot, puis Perrine se secoua. Les histoires de cœur ou de sexe la laissaient toujours de marbre, cette situation n'allait pas changer aujourd'hui. Elle avait même lu des livres sur le sujet afin de se prémunir des hommes, dont l'éducation leur donnait plusieurs longueurs d'avance sur les femmes dans ce domaine.
L'égalité à Nébelisse, plus étendue que dans beaucoup de pays, se confrontait à quelques îlots de résistance imprenables.
Perrine tourna le dos résolument au lit, se lava à un broc posé sur une commode et s'habilla. La robe flottait un peu sur ses hanches et sa poitrine. Elle ne s'en plaignit pas : le vêtement la gênerait moins en cas de coup dur.
Une fois apprêtée, elle fit défiler les images dans l'ordre exact de son arrivée la veille dans la maison avec les informations données par son hôte. Un long couloir, côté cour, distribuait un salon, une salle à manger, l'office, la salle de bain, deux chambres, dont la sienne, et débouchait sur un nouvel escalier. Le repaire privé de Vincent Morisot se situait sous les combles, tandis que le personnel logeait au rez-de-chaussée, la boutique de mode n'occupant pas toute la surface.
— Monter autant d'étages ne vous dérange pas ? avait-elle demandé avec un intérêt sincère.
— Plus j'exerce mes muscles, mieux c'est pour mon genou.
Sur cette réponse sèche, Perrine n'avait pas insisté. Elle ne rêvait que de dormir et avait assouvi son besoin dès que sa porte s'était refermée.
Dans le couloir, le tapis lie de vin absorba ses pas et les voilages aux fenêtres la cachèrent aux clientes de la boutique de mode. Certaines papotaient sur les bancs, sous l'ombre bienfaitrice d'un arbre. Se doutaient-elles qu'un tripot œuvrait au-dessus ?
Si je débarquais dans l'antre de ces poules caqueteuses pour les alerter, me jetteraient-elles un regard horrifié et fuiraient-elles ce lieu de perdition à tire d'aile ?
L'envie lui prit de mettre son idée à exécution, rien que pour se payer la tête de ses volatiles arrogantes ; mais Perrine s'abstint, d'autant que son allure pourrait la desservir. Sa robe n'arborait pas le dixième des volants, rubans et autres colifichets de celles dans la cour, encore moins de bijoux en laiton qui indiqueraient son statut.
Ces dames ne l'écouteraient sûrement pas.
Alors qu'elle parvenait à la porte de la salle à manger, le mouvement des bourgeoises attira son attention. Elles se levaient pour accueillir quelqu'un. Vincent Morisot ! Il resplendissait dans son costume trois-pièces couleur gris, contrastant avec ses cheveux de neige. Sa claudication ne lui valait aucun regard de travers. Au contraire, chacune de ses admiratrices prenait grand soin à lui proposer un banc pour qu'il se repose, de préférence à côté d'elles.
Tu m'étonnes qu'il n'ait pas aimé ma question hier soir !
Elle tendit une main vers la poignée de la fenêtre, une étrange envie d'écouter ce que le jeune homme racontait à ces femmes sous son charme l'avait saisie. Puis Perrine la retira vivement : elle n'allait quand même pas imiter cette bonne société qu'elle exécrait.
Ni admirer cet homme qui se comporte comme mon père.
Ce père qu'elle avait aimé, ce père à qui elle avait voué toute sa confiance, ce père qui avait trahi sa famille... au bras d'une maîtresse.
Son geste ne passa pas inaperçu, des têtes se levèrent, mais les visages ne se rembrunirent pas. Étrange. Ces bourgeoises ne devaient-elles pas jalouser sa présence dans l'antre personnel du patron du Lynx des aérocabs ? D'ailleurs, pourquoi se promenait-il ainsi en plein jour devant la boutique de mode ?
Hum, je parie un nébel qu'elle lui sert de paravent.
Des gargouillis dans son estomac lui rappelèrent les besoins primaires de la vie. Elle poussa la porte de la salle à manger et s'immobilisa sur le seuil, un sourcil haussé. Soit le propriétaire des lieux possédait une sensibilité féminine, soit il autorisait une femme à apporter sa touche. Tons ivoire et or, meubles en bois clair et bouquets de fleurs accueillaient les visiteurs, alors que des aquarelles impressionnistes accentuaient le côté champêtre de la pièce.
Vincent Morisot a un toc pour ce genre de peinture, analysa Perrine au souvenir de la décoration du tripot en dessous de ses pieds.
Le buffet garni l'intéressa plus. Elle se frotta les mains et se passa une langue gourmande sur les lèvres, le meilleur moment du matin arrivait enfin. Ou presque. Un serviteur, d'un âge certain, était entré par la porte de l'office.
— Mademoiselle, que souhaitez-vous manger ?
Fichtre, pas moyen de déjeuner tranquille !
Avait-il noté son attitude peu conforme à une jeune femme bien éduquée ? Le vieil homme, raide comme un piquet, n'affichait aucune émotion, à l'instar de tout employé qui se respectait. Perrine retint alors un sourire en coin : puisqu'on lui avait attribué une robe d'un statut inférieur, autant qu'elle abuse de son déguisement. Peut-être parviendrait-elle à dérider le domestique.
Un défi avec sa peau toute fripée, il doit avoir dans les soixante-dix ans.
Elle posa son « séant » sur la table la plus proche du buffet, un pied sur l'accoudoir d'une chaise, révélant sa cheville et son jupon, et minauda :
— Un serviteur, m'zette ! J'ai jamais connu c'la, vous êtes qui ?
— Benoit, le majordome de Monsieur Morisot, mademoiselle.
— J'ai une faim d'loup, Ben, mais il y a tant de choix. J'ai b'soin de réfléchir.
Perrine se mordit l'index, l'extirpa de sa bouche avec un bruit de succion, pointa plusieurs plats. Et recommença le jeu deux fois. Peine perdue, le domestique demeurait impassible.
Le bâtiment s'écroulerait qu'il ne bougerait pas d'un pouce.
Quand son estomac manifesta son impatience, elle le frotta et, alors qu'elle jubilait, rouspéta :
— Morbleu, il réclame ce ch'napan. A-t-on pas idée ! Bon, Ben, c'sera des œufs brouillés, du bacon, et... c'quoi ça ?
— Des fraises, mademoiselle.
— Des fraises ? Jamais mangé, mettez en moi une ration, avec d'la crème.
Benoît remplissait assiette et bol, suivant sa commande, sans se départir de son calme. Un domestique parfait, il recevrait les compliments de sa tante. Perrine leva le nez et renifla bruyamment :
— Et cette odeur amère ?
— Du café, je vous le recommande. On le sert à la table du couple royal, répliqua une nouvelle voix.
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