1 - Le Lynx des aérocabs (2/2)
Échanger ses gains de la soirée par des billets, puis récupérer sa cape au vestiaire ne lui prit que cinq minutes. Elles s'allongèrent à regret quand une main à la peau mate surgit dans son champ de vision et s'appuya sur la double-porte, ornée d'arabesques florales.
— Nous devons parler, murmura Vincent Morisot.
— J'adorerai papoter avec le patron d'un tripot qui n'a pas hésité à me piéger. Malheureusement, beaucoup de documents se plaignent de mon absence. La paperasse, toujours la paperasse !
Au lieu de s'offusquer, le propriétaire du tripot se pencha assez pour qu'une fragrance acidulée lui titille le nez.
— Si vous aviez refusé, Honoré aurait pris sa revanche d'une manière plus expéditive.
Perrine se retint de passer un doigt entre le col haut amidonné de sa chemise et son cou. Le timbre grave, à dessein, accentuait la menace. Elle se secoua.
— Pour quelques billets ? N'exagérez pas, mon cher Vincent, et libérez le passage.
Une pause interminable suivit : le patron du tripot ne paraissait pas céder. Sa main finit pourtant par s'écarter.
— Lorsque Honoré Fidulas me transmettra les invitations, une vous attendra au club.
Un bref hochement de tête, et Perrine dévala l'escalier derrière le battant. Les marches en bois craquaient à peine sous son poids. En bas, le gardien en gants blancs lui tint la porte, et la nuit estivale l'enveloppa de sa douceur. Elle respira à pleins poumons les parterres fleuris. Ils chassaient les effluves capiteux de la société du Lynx des aérocabs, une insulte au cadre enchanteur.
Ces hypocrites ne voient même pas la chance qu'ils ont de vivre dans un tel cadre.
Au moins, Vincent Morisot interdisait de fumer dans son antre. Un bon point à son actif, mais il ne rattrapait pas son rôle dans cette affaire, que les vautours-bovins affectionnaient. Elle comptait sur son déguisement afin de s'en dégager définitivement.
J'en prendrai un autre, je modifierai mon attitude, et Fidulas clamera ma lâcheté partout.
Sur ce plan arrêté, elle traversa l'imposante cour pavée et arborée, qu'éclairaient des lanternes en bronze, accrochées aux façades de pierre. Ce traitement, le Lynx des aérocabs le devait à la boutique de mode sise à son rez-de-chaussée. Les belles dames méritaient un accueil en toute sécurité.
En toute sécurité ?
Les trois hommes en tenue noir qui se détachèrent d'un albizia désiraient démentir cet état.
— Diantre ! Vous n'attendez même pas que je sois loin du tripot.
— Personne t'entendra crier, le patron se charge de les amuser.
Le patron ? Fidulas ? Il n'aime vraiment pas perdre, le bourgeois.
Au craquement de doigts des adversaires, le frottement de lames dans leurs fourreaux brisa le silence nocturne. Elle avait déployé les dagues fixées à ses avant-bras. Son souffle demeurait calme, tandis que son pouls s'accélérait.
Tous se jaugeaient, paupières plissées, immobiles, prêts au combat.
Un sifflement donna le signal. Deux des malandrins se précipitèrent, poings de boxeur en avant. Perrine se jeta au sol. Les agresseurs se gênèrent, grognèrent leur frustration. Recommencèrent. En vain. Elle se déplaçait plus vite qu'eux, s'abaissait, virevoltait... sans les quitter des yeux. Ses armes se ruèrent dans une faille. Une lame taillada une épaule, l'autre balafra la joue du second. Quand les assaillants glapirent et s'écartèrent, elle lâcha :
— Les rues regorgent de voyous ces jours-ci, vous ne trouvez pas ?
— À qui le dis-tu ! ricana une voix dans son dos.
Une sueur glaciale coula sur sa peau, son cœur s'emballa. Elle n'eut pas le temps de s'admonester pour sa stupidité ni celui de réagir : les bras d'acier de son agresseur bloquaient les siens. Le balafré la saisit aussitôt par le bavolet de sa cape. Alors qu'il s'apprêtait à la frapper au visage, son « gardien » assena :
— Pas de traces !
Le poing dévia vers le ventre de Perrine. Une douleur violente, comme si un trou remplaçait son estomac, la fit se plier. L'air « enchanteur » ne remplit plus ses poumons. Elle étouffait, elle toussait, elle ouvrait la bouche à la recherche du précieux gaz. À peine revenait-il qu'un second coup l'assaillit.
Un troisième.
Il n'y eut pas de quatrième.
Le balafré, à la joue ensanglantée, fouillait les poches de sa cape, pendant que son gardien lui susurrait :
— Le patron nous a permis de nous servir dans ton argent.
— Sans demander mon autorisation, quel malpoli !
— Que veux-tu, on n'est pas de la haute...
— Merde, rien, coupa le balafré. Doivent être planqués dans sa veste.
Sitôt qu'il s'y attaqua, Perrine envoya un pied tâter son costume trois-pièces.Le malotru se recroquevilla avec un cri.
— Au suivant !
Des mots hurlés. Ils déstabilisèrent assez son assaillant, pour que sa prise de judo le balance par-dessus son épaule. À cet instant, un coup de pistolet retentit. Elle s'accroupit d'instinct, mais le tir ne provenait pas de ses agresseurs.
Ils s'enfuyaient.
Son rythme cardiaque diminua au fur et à mesure des claquements de leurs bottes sur le pavé.
— Vous allez bien ?
Sans regarder le propriétaire du pistolet, Perrine reconnut la voix calme, presque incongrue, de Vincent Morisot. Perrine rengaina ses dagues et se releva.
— Vous espionnez vos clients à l'extérieur ?
— Un service de surveillance efficace suffit, et j'ai préféré m'occuper de la situation. Vous m'excuserez pour le retard, des joueurs me retenaient, mon cher Terry.
Le patron du tripot lui renvoyait sa pique dans son établissement. Elle ne mordit pas à l'hameçon.
— J'aurais réussi à me débarrasser d'eux !
— Vous possédez plusieurs cordes à votre arc, je vous l'accorde, même si votre vie n'était pas en danger... pour le moment.
Le patron du Lynx des aérocabs n'avait pas besoin de s'expliquer plus sur les intentions de Fidulas, ou plutôt son message.
Ne pas honorer l'invitation signerait mon arrêt de mort.
Après un passage à tabac, les voyous le lui auraient murmuré gentiment à l'oreille avec un ultime coup de pied dans les flancs. Elle s'interdit de frissonner.
— Comment a-t-il eu le temps d'organiser mon agression ?
— Honoré Fidulas ne vient jamais seul au club, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur. Et ses amis aux ministères le renseignent volontiers.
Second message, tout aussi clair : l'omnipotent bourgeois n'hésitera pas à la débusquer jusqu'au milieu des plus basses strates de la population. Perrine avait sous-estimé le président de CarboIndus et sa rancune. Le comportement de Vincent Morisot au jeu des « larrons en foire » s'expliquait.
— Quel homme extraordinaire ! Me voilà averti.
Pour rien au monde, son interlocuteur ne devait deviner sa peur. L'ironie la protégerait mieux que lui. Elle rabattit sa capuche sur son visage et s'éloigna vers la rue principale, à grandes enjambées.
******
— Vous trouverez un refuge sûr ici, de jour comme de nuit, cria Vincent.
Le garçon aux yeux verts, trop souvent railleurs, l'avait-il entendu ? Sa silhouette n'avait pas modifié son allure. Elle tournait déjà à l'angle droit, en direction de la plateforme des aérocabs.
Vincent resta un instant à fixer la trouée, éclairée par les lanternes aux murs. Perplexe. Pourquoi avait-il lancé une telle proposition, alors qu'il ne se mêlait jamais de la vie d'autrui, en dehors de ses affaires ?
Pourquoi ai-je décidé de l'aider ?
Honoré Fidulas était connu pour son implacable volonté à battre ses adversaires, elle lui avait permis de se hisser en haut de l'échelle de la bourgeoisie. Son attitude ne devait pas ternir la réputation de son club, le meilleur de Nébelisse, ou effrayer sa clientèle, la crème de la bonne société. Le garçon n'était ni le premier ni le dernier à devenir la cible du président de CarboIndus. Vincent avait donc dépassé ses propres règles.
Pourquoi ?
Parce qu'il ne ressemble pas à mes autres visiteurs.
Pour un fonctionnement sans heurts du Lynx des aérocabs, il tenait une liste de ses clients, avec la capacité d'endettement, le statut social et les démêlés de tout ordre. Un refus de paiement, une tentative de menace, ou tout incident amenaient une discussion dans son bureau à l'abri des oreilles et le problème se résolvait.
Il observait aussi ce beau monde durant les parties.
Quand la majorité cherchait la lumière, le garçon préférait l'ombre. Quand les joueurs dilapidaient leur fortune, lui comptait chaque billet. Il abandonnait même la soirée si la chance ne tournait pas en sa faveur, plutôt que de s'entêter ou de tricher.
Sa présence discrète et rare n'avait pas poussé Vincent à essayer d'en apprendre plus à son sujet. Il se contentait du nom enregistré, Terry Lodel, certainement faux. Maintenant, ce mystérieux inconnu l'intriguait.
Puisque je deviens ton protecteur, remédions à ce souci.
Il s'appuya sur sa canne pour retourner au club et, dès que l'obscurité de la façade l'absorba, siffla deux brefs coups. Un gamin d'une douzaine d'années à la tenue rapiécée se présenta à lui, gavroche ôté.
— Bill, tu as certainement vu toute la scène. Suis-le jeune homme et ramène moi des informations sur lui.
— Vous l'connaissez pas ? C'est pas prudent, m'sieur Morisot.
Vincent ne réprima pas un sourire en coin. Bill avait appris sa leçon, le reproche mérité. Il saisit une de ses mains et glissa quelques pièces dans la paume couverte de crasse. Son apparence effrayerait plus d'un client, ainsi que son odeur âcre.
Parfaite pour se faufiler incognito dans Nébelisse.
— Répare mon erreur, et rentre. Je ne veux plus voir une de vos têtes cette nuit.
— Y aura toujours quelqu'un d'l'équipe pour vous, m'sieur, foi de Bill.
Le gamin crachat sur le pavé, puis s'élança à son tour vers la rue principale.
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