45. libre
Mes mains tremblent alors que le regard de la médecin passe sur chacun d'entre nous.
- C'est lui, dit Danny en me pointant du doigt.
La femme se tourne vers moi et je hoche la tête, la gorge sèche.
- Il demande à vous voir, venez avec moi.
Je recommence à respirer, difficilement, mais au moins, l'air circule de nouveau dans mes poumons. Les tremblements ont gagné tout mon corps, je ne suis pas sûr d'arriver à la suivre, alors qu'elle a déjà traversé le couloir pour s'enfoncer dans un autre. Tous les murs se ressemblent et je me dépêche de la rattraper avant de la perdre de vue et de ne pas savoir où aller pour le retrouver. Mon cœur n'y croit pas – plus – mais il va enfin le revoir.
Arrivé au niveau de la médecin, je regarde autour de moi, m'attendant à ce qu'elle m'indique une porte à tout moment. Nous passons d'ailleurs devant des dizaine de portes sans jamais qu'elle ne s'arrête, certaines sont fermées, d'autres entrouvertes et des plaintes, des souffrances, des maux et des souffles nous parviennent. J'ai peur que chaque son me brise le cœur, et je me sens étouffer à chaque pas. Je ne suis pas à l'aise, je souffre pour ces gens, et je souffre encore plus à l'idée de découvrir Eden dans un lit d'hôpital, malgré mon envie de le revoir.
- Il est réveillé, mais il est encore un peu faible, alors il faut le laisser se reposer, je ne peux pas vous laisser avec lui plus d'une dizaine de minutes.
Je hoche la tête. Juste l'approcher, lui prendre la main, lui dire deux mots, c'est tout ce dont j'ai besoin.
Elle s'arrête devant une porte close, et je manque de lui rentrer dedans, soudainement plongé dans mes pensées afin de trouver les mots justes à lui dire. Elle me scrute de son regard fatigué, la main sur la poignée de la porte.
- Ce n'est pas le moment maintenant, mais je vais avoir besoin que vous lui posiez la question.
Elle marque une pause, cherche dans mon regard une réponse que je ne possède pas.
- J'ai besoin que vous lui demandiez s'il a tenté de mettre fin à ses jours, vous comprenez, c'est important.
Nouvel hochement de tête. J'espère qu'elle comprend que je n'arrive pas à parler. Je trépigne. J'ai besoin de le voir, maintenant. La femme m'observe un peu plus longtemps et je suis à deux doigts de la supplier de me laisser entrer. Elle appuie finalement sur la poignée et ouvre la porte. A l'intérieur, il fait étrangement sombre, les rideaux ne sont pas tirés, mais je remarque qu'il fait nuit noire à l'extérieur, et seule une petite lampe au dessus du lit est allumée.
Les draps blancs recouvrent le corps pâle d'Eden, et son visage est tourné vers le plafond, avant qu'il ne perçoive notre présence et qu'il se tourne vers nous. J'oublie tout le reste, je ne regarde pas autour de moi, je m'avance presque en courant pour arriver à son chevet. Son visage est marqué, ses joues creusées, ses yeux rouges, ses lèvres opalines. Et quand son regard croise le mien, quelque chose se brise en lui, je le vois comme le nez au milieu de la figure.
Peu importe que la médecin soit derrière moi, qu'une infirmière s'affaire à fixer l'intraveineuse sur sa main, que l'odeur qui règne dans la pièce pourrait me retourner le cœur – ou ce qu'il en reste, je pose mes mains sur ses joues et je me penche vers lui, embrassant ses lèvres. Un simple baiser, pour lui dire que je suis là, parce qu'à ce moment précis, nous n'avons pas besoin de mots.
J'avais besoin de le voir autant que lui avait besoin de me voir.
Je me recule et j'essuie l'unique larme qui coule sur sa joue. J'entends un bruit dans mon dos, et je remarque que la médecin m'a apporté une chaise qu'elle cale juste derrière moi. Je la remercie d'un signe de tête et je m'assois, une main toujours posée sur la joue blême d'Eden. Son regard ne me quitte pas, et même s'il a l'air terriblement fatigué, je vois qu'il lutte pour réparer ce qui a été brisé à l'intérieur de lui.
Je cherche sa main sous les draps, je la trouve et je la serre entre mes doigts.
Je ne sais pas quoi dire, et je crois qu'il n'y a rien dire. Je l'ai senti tout au fond de moi, je le sens encore maintenant, je suis exactement où je devrais être, je suis où Eden a besoin de moi, et il n'y a pas d'explication à donner. Plus tard, nous pourrons parler, peut-être que tout devra encore une fois être remis en question, nous aurons tant de choses à nous dire, régler nos comptes, ouvrir nos cœurs.
Mais ce n'est pas le moment pour tout ça. Rien ne compte plus que nos mains enlacées sous les draps, que mes doigts qui font rougir peu à peu la peau presque transparente de sa joue, son regard calme qui ondule vers moi, comme une mer enfin apaisée. Ses yeux papillonnent, et je comprends qu'il lutte contre le sommeil. Je rapproche un peu plus mon visage contre lui, collant mon nez contre sa joue encore humide, et je le berce doucement, ma main dans mes cheveux.
Je sens la présence du médecin qui s'est avancée dans la pièce, comme un rappel. Il est temps que je le laisse. Je recule légèrement, mais automatiquement, Eden ouvre les yeux, et l'expression paisible sur son visage laisse la place à la peur.
- Il faut que tu te reposes, je t'attends, je reviens dès que tu auras dormi un peu... m'empressé-je de le rassurer.
Son regard s'adoucit à nouveau, et je continue de passer ma main dans ses cheveux, jusqu'à ce qu'il ferme de nouveau les yeux, ce qui ne prend que quelques secondes. La fatigue se lit sur chacun de ses traits et il n'y a que lorsque ses yeux sont fermés que son corps semble se détendre complètement. Son buste se soulève au rythme d'une respiration légère mais saccadée, et c'est à contre cœur que je me lève et que je détache un à un mes doigts des siens.
Lorsque je me retourne, la médecin se tient juste derrière moi, un sourire éparse sur les lèvres, comme si elle-même était enfin rassurée. Elle hoche la tête, et je comprends que c'est un signal pour me dire de sortir. Je repars vers le couloir, et juste avant de franchir la porte, je me retourne. La médecin est affairée autour de la perfusion, reliée à Eden par un cathéter dans lequel circule au goutte à goutte un liquide transparent. Je referme la porte derrière moi.
Une fois dans le couloir, je m'accoude au mur et passe mes deux mains sur mon visage. Je n'ai pas envie de pleurer malgré la tristesse et l'inquiétude qui tiraillent mon cœur. Des milliers de questions et d'images circulent dans mon esprit, pourquoi, comment, que s'est-il passé, qu'a-t-il fait, que pensait-il ? Les mots de la médecin ne cessent de revenir comme un mauvais rêve. Cette fois, je ne peux plus y échapper. Il est encore avec nous, mais est-ce qu'il en a réellement envie ?
Je retourne vers la salle d'attente, surpris d'arriver à retrouver aussi facilement mon chemin, et je prends une grande inspiration dès que je discerne les silhouettes de mes amis – et de Danny. Joly a réussi à s'allonger comme elle peut sur sa chaise, les jambes recroquevillées sous elle, la tête posée sur les genoux de Lys. Jonas est assis à côté d'elle et il observe avec attention la main de Lys dans les siennes, posées sur ses cuisses. Anton fait les quatre cents en tournant autour des chaises placées ça et là, le couple avec la femme enceinte a disparu mais une maman avec ses deux enfants ont pris leur place, le plus jeune dans ses bras, une compresse lui barrant le visage. Danny se tient près de la fenêtre, les yeux tournés vers la nuit, les bras serrés contre lui.
J'attrape Anton au moment où il commençait un nouveau tour et je l'entraîne avec moi vers la fenêtre. Danny me regarde arriver avec un air à la fois méfiant et las, mais je ne lui laisse pas le temps de parler :
- Il faut que je vous parle de quelque chose...
Mes mots font que Danny reste là, sans bouger, et la concentration d'Anton est au maximum. Je marque une pause, le temps d'organiser mes pensées.
- La médecin m'a dit tout à l'heure que...
Nouvelle pause. Les mots ont du mal à franchir la barrière de mes lèvres. En parler à mon tour, à voix haute, rendra cette situation plus réelle encore.
- Accouche, me presse Danny.
- Ils ont retrouvé dans son sang un mélange de drogues et de médicaments, et elle m'a dit que c'était souvent...
Je suis de nouveau coupé. Anton a l'air d'être sur le point de faire une syncope, son visage devenu aussi livide que celui d'Eden. Danny, lui, est fidèle à lui-même. Maintenant que j'y pense, je n'ai aucune idée de ce qui fait sa vie, de ce qu'il a traversé. Son calme ne reflète en rien un manque d'intérêt.
- Elle pense que c'est une tentative de suicide ? conclut-il.
Anton émet un son un peu étrange, entre un début de rire et un étouffement. Posté entre Danny et moi, il nous regarde tour à tour.
- C'est une blague ?
- Elle m'a demandé s'il avait déjà pensé à ça...
Danny passe sa langue sur ses lèvres et son regard accroche quelque chose par dessus mon épaule.
- Il ne faut rien dire à Joly.
Anton cache son visage derrière ses mains.
- La médecin veut que je lui pose la question...
- Bien sûr, parce que s'il a réellement essayé de se suicider, ils vont vouloir faire un suivi psychologique, et peut-être même l'interner s'ils estiment qu'il est un danger pour lui.
Anton secoue la tête de droite à gauche.
- Joly ne va pas le supporter, souffle-t-il.
Je me tourne vers lui. Peut-être que je suis égoïste à ce moment précis, mais j'avoue que Joly est le cadet de mes soucis.
- Peut-être que si Joly n'avait pas... commencé-je, mais je suis coupé par Danny qui tend sa main vers moi.
Son geste reste en suspens, alors qu'il semblait vouloir aller jusqu'à me toucher pour m'empêcher de continuer.
- C'est dur pour elle-aussi, dit Danny.
Je lève les yeux au ciel. Je suis surpris que Danny prenne la défense de Joly alors que son ex-petit-ami est endormi dans un lit d'hôpital, tout seul, et qu'il a failli mourir.
- Je me doute bien, mais aujourd'hui...
Danny me coupe de nouveau.
- Ce que je veux dire... se risque Danny plus doucement. C'est que Joly aime son frère, il est tout ce qui lui reste, et elle a très mal vécu le suicide de sa mère, elle a l'impression qu'elle l'a abandonnée. Elle n'avait même pas seize ans et elle n'a pas compris...
Anton frotte ses yeux rougis, se mordant l'intérieur de la joue pour ne pas pleurer. Au travers de ses cheveux blonds qui lui barrent le front, les cernes qui marquent ses joues ressortent encore plus, et je comprends qu'il est au bord de la rupture. Pour lui, la situation est deux fois plus lourdes à supporter. Il a failli perdre son frère, son meilleur ami, et il est à deux doigts de voir la femme qu'il aime s'écrouler.
- Si Eden a en effet essayé de... souffle Danny. On perdra sûrement aussi Joly, tu comprends ?
Je croise les yeux sombres de Danny, un long moment, nous nous jaugeons. Je finis par hocher la tête, silencieux. Je comprends. Joly a sûrement peur que son frère l'abandonne lui-aussi. Elle l'aime et elle ne sait pas comment faire, si elle a été incapable d'aider sa mère, si elle a été incapable d'aider son frère, comment pourrait-elle s'aider elle-même ?
- Est-ce que vous pensez que... qu'il a réellement voulu en finir ? demande Anton à voix basse.
Je tourne la tête vers l'extérieur, la nuit a pris possession de la ville, les lumières scintillent au loin. J'essaye d'écouter mon cœur, qui, je le sais, bat en écho avec celui d'Eden. Mais je n'arrive pas à le déchiffrer. Est-ce qu'on connaît réellement quelqu'un ? Ces derniers temps, n'ai-je pas laissé cette part de lui de côté ? J'étais au courant de cette noirceur à l'intérieur de lui, j'en ai été témoin, il s'est confié à moi, mais j'étais trop occupé avec mes petits problèmes pour comprendre que cette part d'obscurité ne pouvait pas disparaître comme par magie.
Lorsque je relève les yeux, je surprends Danny en train de me regarder. La vérité, c'est que j'attendais qu'il réponde, parce qu'il le connaît mieux que moi, depuis plus longtemps. Mais à la façon dont il me fixe à ce moment précis, je comprends qu'il attend que ce soit moi qui parle. Aucun de nous n'a la réponse, alors la question reste en suspens, flottant entre nous, s'immisçant dans nos cœurs pour s'y fondre et nous hanter.
Anton passe son pouce sur le coin de sa lèvre avant de hocher fortement la tête.
- Ok, gardons ça pour nous, Solly, tu lui poseras la question quand... quand ce sera possible, en attendant...
Il lance un regard par dessus son épaule.
- Je vais retourner à la maison chercher des affaires pour Eden, c'est peut-être bien que je lui ramène des trucs qu'il aime, non ? Je vais prendre son dvd de l'Exorciste, son préféré, et puis je vais prendre des trucs pour Joly aussi, vous savez, son écharpe doudou, elle dort mal sans...
Anton baisse les yeux en continuant la liste des choses qu'il doit penser à ramener, puis il retourne vers les autres. Il dépose un baiser sur le front de Joly avant de glisser quelques mots à Lys qui hoche la tête avec attention. Il finit par partir, traversant le couloir presque à contre-coeur, et je le vois se frotter longuement les yeux avant de se redresser et de pousser la porte des escaliers, la tête haute.
Danny se tourne de nouveau vers la fenêtre, resserrant un peu plus la prise de ses bras autour de son buste. Je m'apprête à retourner moi aussi auprès de mes amis avant qu'il ne me surprenne à ouvrir la bouche :
- Tu sais, des fois, j'ai vraiment envie de te casser la gueule.
Je croise à mon tour mes bras et je me tourne vers la fenêtre, regardant au loin.
- Fais-toi plaisir, ça ne serait pas la première fois.
- Oui, mais ton garde du corps est là, alors...
Danny donne un petit coup de menton dans notre dos, où Jonas est assis. Je ne peux m'empêcher de sourire.
- C'est sûr que ce n'est pas moi que tu dois craindre...
Danny hausse les épaules.
- C'est vrai, tu ne sais vraiment pas te battre, mais ça ne m'a pas empêché de te craindre quand même.
Je sens une boule se former au creux de mon estomac et je me force à fixer l'horizon obscure devant moi. Nous restons un petit moment silencieux, tous les deux tournés vers la nuit, chacun plongé dans ses pensées. Je repense à cette fois où nous nous sommes battus, et j'ai presque envie de sourire. Je repense à cette fois où je suis allé le chercher suite à la crise d'Eden, et je me dis une nouvelle fois que j'ai fait le bon choix. Maintenant que j'y pense, dans d'autres circonstances, Danny et moi aurions pu être amis. J'admire sa maturité, son calme et sa dévotion. Peut-être que j'aurais aimé avoir un grand-frère comme lui, toujours prêt de moi, à me soutenir et me donner confiance en moi.
Il est trop tard, mais je me sens soulagé de ne pas ressentir de haine envers lui. Je ne veux plus détester personne.
Danny laisse échapper un long soupir, où je peux presque percevoir le reflet de mes propres sentiments.
Il se tourne vers moi, et je lui jette un regard en coin. Un sourire taquin étire le coin de ses lèvres, et dans ses yeux, je ne vois ni méfiance ni défiance.
- Et juste pour information, commence-t-il d'un air malicieux, j'espère quand même que tu seras jaloux, parce qu'Eden et moi, on sera toujours amis, et je serai toujours là pour lui.
Je m'esclaffe, à la fois amusé, à la fois moqueur.
- J'espère bien, souris-je.
Danny hoche la tête avant de baisser les yeux.
- Je pense que je vais rentrer... dit-il tout bas. Anton me donnera des nouvelles.
Contre toute attente, il pose finalement sa main sur mon épaule et exerce une légère pression, comme pour me dire bon courage. Elle reste là quelques secondes, et finalement, elle se détache de moi, et Danny commence à s'éloigner. Je me retourne vivement.
- Merci d'être venu.
Il s'arrête, me tournant le dos, et je le vois qui prend une grande inspiration avant de se tourner vers moi et de me sourire, cette fois plus tristement. Il me fait un petit signe de la main avant de passer devant les autres pour les saluer à leurs tours et finalement s'en aller.
Je croise le regard de Jonas, empli d'une inquiétude qui m'est entièrement destinée, et je lui souris pour lui faire comprendre que tout va bien. Je me sens étrangement plus fort. Je me dirige vers lui, et je m'assois à son côté. Un sourcil haussé, je donne un coup de menton vers les mains enlacées de mes deux amis et je suis alors témoin de la chose la plus surprenante que j'ai jamais vu, Jonas rougit jusqu'aux oreilles. Lys est tournée vers Joly et ne nous prête pas attention, mais Jonas ne peut s'empêcher de poser sa main sur ses joues pour essayer de les refroidir. Je lui donne un coup d'épaule, à la fois taquin et rassurant. Je ne sais pas ce qui se passe entre eux, mais les choses ont changé, on dirait. Et ça me rend heureux. On peut dire qu'ils n'ont pas fait les choses à moitié, peut-être même qu'ils ont commencé leur relation à reculons. Et pourtant, ils sont là, et plus je les observe, plus je les trouve beaux.
- Ça va ? finit par me demander mon meilleur ami.
Je hausse une épaule tout en lissant mon jean du plat de ma main. Joly se redresse soudainement et passe une main dans ses cheveux pour les remettre en place. Elle regarde autour d'elle, un peu perdue, puis elle murmure quelque chose à Lys.
- On va aux toilettes, nous annonce cette dernière.
Je les regarde se lever, et Lys passe un bras autour des épaules de Joly en la dirigeant vers un couloir. Jonas, soudainement bien seul, cache le vide entre ses mains en les fourrant dans les poches de sa veste. J'aimerais qu'il me parle plus de lui, de Lys, mais il ne m'en laisse pas le temps.
- Elles sont proches, commente-t-il en regardant dans la direction où elles sont parties. Tu sais, Joly n'a pas réussi à se faire d'amis depuis qu'elle est sur Paris, elle n'avait qu'Eden et Anton.
Je baisse les yeux sur mes mains et je fais distraitement craquer mes doigts.
- Elles ont commencé à discuter à une des soirées d'Anton, avant Noël. Lys l'adore et elle veut l'aider. Clairement, ils n'ont pas eu la vie facile, elle et Eden... Je me sens désolé pour eux, mais je ne sais pas quoi faire pour eux. Alors je suis content que Joly ait trouvé du soutien auprès de Lys. C'est un peu grâce à toi, tu sais...
Il coule un regard vers moi et je me mords l'intérieur de la joue.
- Et toi, tu es là pour Eden.
Je fais de nouveau craquer mes phalanges dans un bruit sec et Jonas passe un bras sur mes épaules, me secouant légèrement.
- Je suis fier de toi.
Je lui donne un coup de coude dans les côtes, mais cela le fait rire si fort que la mère, qui berce son enfant dans ses bras, nous jette un regard réprobateur.
- Arrête, tu vas me faire pleurer... le sermonné-je.
Nouvel éclat de rire, nouveau regard.
- C'est vrai, tu as assez pleuré.
Cette fois, c'est moi qui lui lance un regard mauvais.
- Je le pense, Solly. Ça va être difficile quelques temps, mais Eden ira mieux, regarde autour de toi, regarde ces personnes que tu as réunies, tout ça, c'est toi.
- Comment tu peux être sûr qu'Eden ira mieux ? dis-je dans un souffle.
Jonas me serre un peu plus contre lui.
- Parce que tu es là pour lui.
Je lève les yeux au ciel, un petit ricanement ironique s'échappant de ma gorge. Mais toujours, cette chaleur dans mon ventre et cette force dans mes veines. Il a raison, quand je regarde autour de moi, j'aime ce que je vois. J'aime ces personnes qui sont là les unes pour les autres.
- Et parce que je ne sais pas ce qu'il te trouve, peut-être ce regard un peu mystérieux, qui cache on ne sait quoi, une bête de sexe qu'est-ce que j'en sais ! Enfin, en tout cas, ce qu'il a trouvé en toi, ça lui fait du bien et il en a besoin.
Mon cœur se gonfle et je me tourne vers Jonas, lui lançant un regard presque admiratif.
- Qui êtes-vous, qu'avez-vous fait de mon meilleur ?
- Tu trouves pas que je suis doué avec les mots ? Lys trouve que je me débrouille pas trop mal, elle dit que je devrais écrire...
- Je pense qu'elle se moquait de toi.
Jonas fait la moue.
- Je t'avoue que je me pose aussi la question.
Je ne peux m'empêcher de rire, en me cachant derrière ma main pour ne plus déranger la mère et ses enfants qui somnolent contre elle.
Au même moment, les filles reviennent vers nous. Mais contrairement à ce que je m'attendais, Lys s'approche de Jonas, l'attrape par le bras et le force à se lever.
- Et si on allait faire un tour ? propose-t-elle.
A la façon dont ses yeux pétillent, je comprends déjà que Jonas ne pourra jamais rien lui refuser. Lys me sourit doucement avant d'emporter avec elle Jonas vers le couloir duquel elle revient. Joly, ses deux mains jointes devant elle, s'assoit à côté de moi, se faisant toute petite.
Honnêtement, je ne sais pas quoi lui dire. Le silence qui pèse entre nous est presque palpable, et je me concentre sur l'horloge accrochée au mur, mes yeux rivés sur la petite aiguille qui suit le mouvement des secondes qui défilent.
Je perçois le sifflement rauque de la respiration fatiguée de Joly alors qu'elle reprend son souffle, et elle se laisse aller contre le dossier de sa chaise. Elle laisse régner ce silence gênant entre nous quelques minutes de plus avant d'enfin oser ouvrir la bouche :
- Merci, Solly.
Elle n'ajoute rien. Et je ne sais pas quoi lui répondre. J'aimerais pouvoir la rassurer, parce que c'est plus fort que moi, je n'ai pas envie que quiconque souffre, et je sais qu'elle souffre beaucoup, même si je ne suis pas forcément d'accord avec sa façon de l'exprimer. Mais je sais aussi que ce n'est pas ce qu'elle attend de moi. Joly aussi est abîmée, et je ne suis pas la personne qui peut soulager ses peines. Je me conforte dans l'idée qu'Anton est là pour elle, et Lys aussi. Et c'est peut-être tout ce qui lui faut.
Ce que je comprends aussi, c'est que dans ce simple mot, si elle ne me dit pas de la rassurer ou de prendre soin d'elle, comme une amie, comme une sœur, elle me confie la tâche d'être là pour son frère. Parce que tout comme je ne peux rien pour elle, je peux tout pour lui.
Nous restons assis l'un à côté de l'autre pendant un long moment, jusqu'à ce qu'Anton revienne. Lys et Jonas ne tardent pas à réapparaître eux-aussi, et avec tout un tas de choses à grignoter, sans que je ne sache où ils ont pu trouver des chips, des barres de céréales et des petits cœurs en chocolat à cette heure-ci. Chacun de nous veille comme il peut, et plusieurs fois, des infirmiers sont venus nous voir pour dire de rentrer chez nous, mais nous avons tous refuser catégoriquement. Joly s'est recroquevillée sur sa chaise, sa tête posée sur l'épaule d'Anton. Jonas, lui, a opté pour la version moins classique de s'allonger en travers de deux chaises pour poser sa tête sur les cuisses de Lys. Assis à côté d'elle, j'ai étendu mes jambes devant moi et croisé mes bras, ma veste posée sur mon buste pour me garder au chaud.
Je sens les crampes s'installer au fur et à mesure de la nuit, et si un léger sifflement émane des narines de Jonas, je n'ai pas vraiment fermé l'œil. Au bout d'un moment, je me résigne à cesser de faire semblant, et je fixe le soleil qui se lève au travers des nuages. La mère et ses enfants sont partis depuis longtemps déjà, et plusieurs personnes se sont succédé au cours de la nuit, toutes atteintes d'un mal différent.
Au moment où je commence à me demander combien de temps nous allons tenir, assis là, à attendre, la médecin apparaît au bout du couloir. Le temps qu'elle arrive jusqu'à nous, je me dis que je ne connais pas son nom, et que je devrais peut-être le lui demander. Elle s'arrête face à nous, les mains dans les poches de sa blouse. Tout comme la veille, elle a un regard circulaire pour notre petit groupe avant de parler :
- Vous pouvez aller le voir, pas trop longtemps, et pas tous à la fois.
Je me tourne vers Anton et Joly, qui ont tous les deux l'air parfaitement réveillés. Je vois sur le visage de Joly qu'elle hésite. Elle me jette un regard, presque suppliant, mais Anton lui souffle quelque chose à l'oreille et je vois sa poitrine se soulever, comme si elle reprenait une longue inspiration. Ils se lèvent tous les deux et suivent la médecin dans les couloirs pour rejoindre la chambre d'Eden.
Je commence à me ronger les ongles tout en fixant de nouveau mon regard sur l'horloge. A côté de moi, Jonas et Lys restent silencieux. Dans quelques temps, je pourrais le revoir, poser mes mains sur ses joues, sentir son souffle contre ma peau. Mais je devrais alors lui poser la fameuse question, je saurais. Et je ne sais pas si je suis prêt à avoir la réponse.
J'ai eu beau fixer cette horloge tout du long, lorsqu'Anton et Joly reviennent, je ne sais pas combien de temps ils sont restés avec lui. Joly a les yeux si irrités que son visage tout entier est marqué par des plaques rouges de chagrin. Même Anton a les yeux légèrement brillants, et Joly, avant d'arriver jusqu'à nous, s'agrippe à son cou pour cacher son visage contre son épaule. Anton la serre dans ses bras, et je le vois lui murmurer des choses à l'oreille. Il enfouit ses mains dans les longs cheveux de Joly, plus clairs que ceux de son frère et il la berce contre lui.
Dès que la médecin arrive à nous, je me tourne vers Jonas et Lys.
- Allez lui faire un petit coucou, il sera content de savoir que vous êtes là.
Lys hoche la tête et pose sa main sur mon épaule avant de partir à la suite du médecin avec Jonas, main dans la main. Je passe mes doigts sur les traits tirés de mon visage et j'expire longuement par le nez. Je ne m'occupe pas de Joly et d'Anton, je me concentre sur ce que je vais dire. Comment formuler ma demande ? Comment lui faire comprendre que je m'inquiète pour lui, mais comment ne pas l'inquiéter lui ?
Jonas et Lys reviennent plus vite que je ne le pensais, et je sais que c'est mon tour. Sur le chemin jusqu'à sa chambre, je sens le regard de la médecin posé sur moi. Je sais ce qu'elle attend de moi.
Cette fois, elle n'ouvre pas la porte pour moi, elle attend que je le fasse, et malgré la peur qui me tiraille le ventre, je n'hésite pas. Mon désir de le voir, de le sentir vivant contre moi, est plus fort que tout. Lorsque je rentre dans la chambre, je suis soulagé de le voir assis dans son lit, contre un oreiller. Son visage, toujours livide, se tourne vers moi. Je ne vois pas de sourire dans ses yeux, mais je discerne le soulagement. Je m'avance vers lui de nouveau sans regarder le reste de la chambre, il n'y a que lui qui compte.
Dès que je suis assez près, j'attrape sa main. Contre son lit trône une table où un plateau a été posé, avec un yaourt et un verre de jus de fruit, mais rien n'a été entamé. J'enroule mes doigts aux siens et j'approche le dos de sa main à mes lèvres. Le siège sur lequel je me suis installé la veille est toujours là et j'y reprends place. J'entends la porte se fermer derrière moi et je ferme brièvement les yeux, heureux d'avoir un peu d'intimité.
- Salut, soufflé-je contre sa peau.
Ses yeux sont soulignés d'épais cernes sombres, ses joues sont légèrement creusées et ses lèvres ont repris un peu de couleur. Il est marqué, sans que je n'arrive vraiment à définir où exactement. Peut-être parce ces marques sont plus présentes à l'intérieur qu'à l'extérieur. Je suis des yeux le cheminement de la perfusion, qui part du dos de son autre main pour monter jusqu'au goutte-à-goutte.
Il ouvre la bouche, mais aucun son n'en sort, alors il se contente de fermer les yeux. Les questions se succèdent dans mon esprit. Sa souffrance est là, sous mes yeux. Je peux la toucher du bout des doigts, comme je le fais en caressant sa joue. Je comprends que je ne peux pas faire semblant, je comprends que la question doit être posée, je comprends que je dois en connaître la réponse.
- Eden... murmuré-je.
Sa joue cherche le contact de mes doigts, mais je la retire pour capter son attention.
- Mon amour... insisté-je.
Il ouvre les yeux et les plante droit dans les miens.
- J'ai besoin de savoir... commencé-je dans un souffle. Nous avons besoin de savoir ce qu'il s'est passé. Pourquoi tu as pris toutes ces drogues, et ces médicaments ?
L'expression de son visage se fissure, mais il ne semble pas comprendre ma question. Je serre un peu plus fort sa main contre mes lèvres et je prends une grande inspiration.
- Est-ce que tu as essayé de te suicider, Eden ?
Les fissures craquent elles-mêmes jusqu'à déformer les traits de son visage et éclater la lueur dans ses pupilles. Les larmes montent jusqu'à ses yeux et dévalent ses joues en un torrent salé que je ne peux arrêter. Interdit, je me lève et je le prends dans mes bras, cachant son visage apeuré contre moi.
- Je ne sais pas, murmure-t-il.
Je passe ma main dans mes cheveux et je laisse ses pleurs tremper ma chemise.
- Je ne sais pas, répète-t-il.
Ses sanglots grandissent et sa respiration se fait plus saccadée encore. Je me détache de lui, et je pose mes mains sur ses joues, cherchant son regard.
- Ce n'est pas grave, Eden, tout va bien...
Ses yeux trouvent finalement les miens, mais les larmes continuent de marquer ses joues.
- J'ai peur, me confie-t-il. J'ai peur d'avoir vraiment voulu le faire, parce que j'ai cette pensée en moi, mais je ne veux pas mourir, je ne veux pas abandonner Joly, je ne veux pas décevoir Anton, je ne veux pas te quitter...
Je vois, peu à peu, les lourds tourments qui pèsent sur ses épaules, qui l'enfoncent peu à peu, plus près du sol, l'étouffant contre sa surface glacée, faites de remords, de craintes, de promesses. Je comprends que tout ce qui l'accable ne peut pas disparaître, comme par magie.
- Et si on partait, tous les deux ? Loin d'ici, loin de tout ?
Eden me dévisage au travers de ses larmes, je le vois réprimer ses peurs, refouler ce dont il a envie, craindre plus l'avenir tel qu'il pourrait être si rien ne change.
- On s'en fout de qui on doit être, où on doit être, la vie qu'on doit avoir. On est libre. Libre de vivre, d'aller où on veut, libre de s'aimer.
Les larmes cessent de couler sur sa peau, elles stagnent à l'aube de ses cils, en suspend, comme si elles attendaient elles-aussi la suite. Mon front effleure le sien, et mes lèvres trouvent les siennes, tremblantes, au goût des larmes. Je l'embrasse, à la fois doucement, à la fois passionnément, parce qu'il y a toujours ces deux sentiments entre nous, jamais l'un n'effacera l'autre, jamais l'un n'existera sans l'autre.
Il répond à mon baiser, délicatement, comme une promesse.
- Tu veux bien être libre avec moi ? soufflé-je contre ses lèvres.
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