44. attente
Je n'ai pas hésité, j'ai couru jusqu'à la première station de métro et j'ai couru plus vite encore pour monter dans la première rame à quai. Heureusement pour moi, je n'avais qu'un changement à faire, à deux stations, pour prendre la ligne 4 et aller directement à l'hôpital. Contrairement à ces deux dernières heures où je n'ai pas cessé de me monter la tête avec des scénarios plus fous les uns que les autres pour prévoir les réactions de Shelly (d'ailleurs, aucun de mes scénarios ne me préparaient à ce que j'ai finalement vécu), cette fois, mon cerveau est blanc comme neige, incapable de fonctionner, d'imaginer ou de prévoir ce qui m'attend.
Dans le métro, je me ronge si fortement les ongles que j'attaque la chair et que je suis à deux doigts de saigner. A la place, je ferme fortement les poings et je me concentre sur ma respiration. Les mots d'Anton, l'intonation de sa voix, les bruits de fond, tout ça résonne dans mon esprit vide et m'empêche de réfléchir. Pour la première fois de ma vie, j'en suis incapable. Je ne peux pas ruminer, je ne peux pas me poser des tonnes de questions, je ne peux qu'attendre que ce fichu métro referme ses portes et m'emmène au prochain arrêt.
Lorsque je peux enfin sortir de cette rame où j'étouffais, je recommence à courir, malgré que mes poumons brûlent ma cage thoracique et que chaque inspiration déchire ma gorge. Lorsque j'arrive devant les portes de l'hôpital, je sors mon téléphone et appelle Anton. J'entre dans le hall et je regarde autour de moi, chaque tonalité faisant grimper l'anxiété qui me ronge la peau. La personne à l'accueil me jette quelques regards, sûrement alertée par la pâleur de mon visage et mon air affolé.
Enfin, Anton décroche.
- On est au deuxième étage, du côté des urgences.
Il raccroche aussitôt. Tant mieux, ça me laisse moins de temps pour réfléchir et plus pour agir. Je me dirige vers la personne à l'accueil, m'écrasant presque contre son bureau, et je lui demande la direction des urgences. Avec une bienveillance qui calme légèrement les battements frénétiques de mon cœur, elle m'indique une porte battante au bout d'un couloir, et des escaliers à trouver sur ma droite. Je m'élance après l'avoir remercié du bout des lèvres.
Je trouve l'escalier sans problème, et une fois dans le couloir du premier étage, je ralentis le rythme. Mon cœur est à bout. Plusieurs infirmiers et infirmières passent devant moi en poussant un brancard, et je me cale sur le côté pour ne pas les gêner, ne pouvant m'empêcher de jeter un regard à la personne allongée. Ce n'est pas Eden, mais une vieille dame, le regard vissé sur le plafond. Mon cœur se serre un peu plus et je recommence à marcher, à la recherche de mes amis.
Je tombe sur eux au détour d'un couloir, au milieu de ce qui ressemble à une salle d'attente. Joly et Anton sont là, la première assise sur une chaise, le visage entre ses mains, le deuxième debout à côté d'elle, les bras croisés. Les traits de son visage sont déformés par ce qui ressemble à de la peur et de l'incompréhension, et il semble sentir ma présence puisqu'il relève la tête au moment où je m'approche d'eux.
- Solly !
Je vois les épaules de Joly se crisper, mais elle ne bouge pas plus tandis qu'Anton s'avance vers moi pour me prendre dans ses bras. Surpris, je le serre contre moi, et c'est comme serrer un corps vide, à peine assez puissant pour s'accrocher à moi.
Plusieurs autres personnes sont présentes dans la petite salle d'attente ouverte sur le couloir. En réalité, juste quelques chaises sont placées les unes en face des autres, et seulement deux d'entre elles sont occupées. Joly est assise sur l'une d'elles, et un couple se tient dans l'angle de la pièce, l'homme accroupi devant la femme, qui tient son bras contre son buste. Une infirmière est avec eux pour les aider à remplir des papiers, et tandis que je les regarde furtivement, j'entraperçois le ventre rond de la femme.
Anton se recule finalement, et mon cœur loupe des battements quand son visage se présente de nouveau à moi. C'est comme si les expressions que j'avais vues sur lui quelques secondes plus tôt avaient décuplé.
- Qu'est-ce qu'il se passe ? parvins-je finalement à demander.
- On a dû appeler les pompiers, parce qu'Eden...
Anton n'arrive pas à finir sa phrase et enfin, mon cerveau commence à mettre en place les pires scénarios possibles. Tout devient réel. Je suis bien à l'hôpital parce qu'il est arrivé quelque chose à Eden.
Je pose ma main sur l'épaule d'Anton et il prend une grande inspiration, le visage marqué par l'inquiétude. Il expire longuement, mais son visage devient plus pâle, et son souffle se bloque dans sa gorge. Il panique. Je passe mon bras autour de ses épaules et je le ramène vers Joly, le forçant à s'asseoir à côté d'elle, l'incitant à se concentrer sur sa respiration en passant doucement ma main dans son dos. Lorsqu'il parvient à respirer de nouveau normalement, il ouvre la bouche :
- Il allait pas bien. On avait remarqué... (il coule un regard vers Joly.) Mais on savait pas pourquoi. Il est resté enfermé dans sa chambre pendant des jours, il voulait plus parler, plus manger, plus rien. Et... Et aujourd'hui, je sais pas... Il est pas sorti de sa chambre de la journée, j'ai eu un mauvais pressentiment...
Sa voix se met à trembler, et à côté de lui, Joly resserre ses bras autour de son visage.
- On l'a trouvé inconscient, alors on a appelé les pompiers, il a fallu que je lui fasse un massage cardiaque en attendant que les pompiers arrivent. Je savais même pas comment on fait, ça se trouve j'ai fait qu'empirer les choses.
Anton se cache à son tour derrière ses mains, et je me sens complètement démuni. Les informations montent jusqu'à mon cerveau embrumé une à une, et il me faut un peu de temps pour assimiler. Une main toujours dans le dos d'Anton, je me redresse et regarde autour de moi. Où est Eden ? Il faut que je le vois, maintenant.
Je passe une main sur mon visage, tirant sur ma peau pâle.
- Il est où ? Il va bien ? Les médecins, ils disent quoi ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
Anton secoue la tête.
- Il a été pris en charge dès qu'on est arrivé, mais on a vu personne depuis...
Savoir qu'il a été pris en charge me fait pousser un soupir de soulagement. Au moins, il est toujours vivant en arrivant. Mais dans quel état ?
- Mais personne ne vous a rien dit ?
- A ton avis, on serait encore là si c'était le cas ? crache Joly, toujours le visage caché derrière ses bras.
Elle ramène ses pieds sur le bord de la chaise et referme ses bras autour de ses genoux, s'enfermant dans son cocon, un rempart si solide que même Anton ne semble pas capable de le percer. Je m'assois à mon tour, juste à côté d'Anton, qui laisse échapper un profond soupir, ses mains jointes sur ses cuisses. Il regarde frénétiquement dans le couloir, cherchant à croiser le regard de chaque personne le traversant.
Mais personne ne fait attention à nous. Nous restons pendant de longues minutes dans le silence le plus total.
Anton fait craquer plusieurs fois la jointure de ses doigts avant de tenter de prendre la main de Joly, mais elle le repousse d'un simple coup de coude, sans violence, mais qui en dit bien assez. J'ai recommencé à me ronger les ongles, mais quand je sens le goût du sang contre mes dents, je décide d'aller nous chercher de l'eau pour m'occuper l'esprit. Je traverse le couloir à petits pas, désireux de mettre de la distance entre cette salle d'attente et moi, et pour enfin prendre le temps de réfléchir.
Je ne peux m'empêcher de penser que c'est peut-être de ma faute. Je ne sais pas ce qui s'est passé, mais il a pu se passer tant de choses. Cela aurait sûrement été différend si j'avais été là. Ou si Danny avait été là. Ou si...
Deux gobelets en plastique dans une main, un dans l'autre, je reviens vers la salle d'attente, cherchant des mots réconfortants à prononcer, cherchant des pensées à chérir pour patienter, des gestes pour calmer. J'arrive au même moment qu'une femme, vêtue d'une longue blouse blanche, les cheveux attachés en un chignon bancale, les traits tirés par la fatigue, les mains jouant nerveusement avec un stylo. Tout comme moi, elle se dirige vers Anton et Joly, et elle croise mon regard juste au moment où je m'arrête à côté d'eux.
- Vous êtes de la famille ? me demande la femme.
- C'est tout comme, répond à ma place Anton en se levant.
- Est-ce qu'il est possible de contacter les parents ? questionne-t-elle ensuite.
Anton serre ses bras contre lui et fait non de la tête.
- On est sa famille, vous comprenez...
La femme nous observe tour à tour, Anton, puis moi, et enfin Joly, qui n'a toujours pas bougé, prostrée sur sa chaise. Ses yeux retournent observer Anton un peu plus longtemps, puis elle se tourne de nouveau vers moi.
- Est-ce que je peux vous parler ? J'ai besoin de précisions.
Elle me fait signe de nous éloigner, mais laissant de côté ma surprise qu'elle s'adresse à moi, je coule un œil vers Anton, blanc comme un linge, à deux doigts de s'écrouler.
- Est-ce qu'on peut savoir comment il va d'abord ? demandé-je.
La femme hésite et se mord la lèvre.
- Nous avons réussi à le stabiliser, mais il est toujours inconscient. S'il vous plaît, si vous voulez bien me suivre, insiste-t-elle.
Elle me fait de nouveau signe, et j'ai tout juste le temps de croiser le regard d'Anton, légèrement soulagé, avant qu'il ne se laisse tomber sur la chaise à côté de Joly. Il essaye de nouveau de lui prendre la main, et cette fois, elle se laisse faire. Anton pose son front sur l'épaule de la jeune fille, et je vois ses épaules se soulever, attaquées par les sanglots. Elle pleure en silence, serrant la main d'Anton contre sa joue, et je respire à nouveau, moi-aussi.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé, qu'est-ce qu'il a ? tenté-je dès que nous sommes assez éloignés.
La femme coule un regard vers moi, et m'observe à nouveau.
- Vous n'étiez pas là quand il a été trouvé ?
Je fais non de la tête.
- Votre ami a fait une overdose, il a perdu connaissance et il a fait un arrêt cardiaque. Heureusement, ce jeune homme est arrivé à temps, dit-il en donnant un coup de menton vers Anton. Il a eu les bons réflexes en appelant les pompiers et sa réactivité a peut-être sauvé la vie de votre ami.
Elle marque une pause pendant laquelle je sens que je perds pieds. Je recule jusqu'à rencontrer le mur dans mon dos, et je m'y accoude, une main devant la bouche. La scène s'impose à mes yeux, malgré mes supplications pour ne pas avoir à l'imaginer. Pourtant, elle est bien là. Eden allongé sur son lit, Anton à côté, les mains sur sa poitrine, paniqué, mort de peur. Je sens les larmes monter jusqu'à mes yeux, mais je suis surpris de garder toute ma tête. Je le sais parce que j'entends clairement la femme continuer de parler :
- Cependant, j'ai besoin de savoir quelque chose... Est-ce que votre ami avait des tendances suicidaires ?
Cette fois, elle m'achève définitivement. Cependant, elle ne semble pas s'en rendre compte puisqu'elle continue :
- On a retrouvé dans son sang une grande trace de stupéfiants et de médicaments, un mélange souvent utilisé par les personnes qui veulent se suicider, et vous comprenez que si c'est le cas, votre ami doit être pris en charge de la meilleure des façons qui soit.
Je secoue la tête, pas pour lui dire que je ne peux pas lui répondre, mais parce que je ne peux pas en entendre plus. Et heureusement, elle me laisse souffler. J'essaye de réfléchir au mieux, mais je ne sais pas quoi lui répondre. Je me souviens de cette fois où Eden a dit qu'il ressemblait à sa mère, qu'il était comme elle et que c'était en lui. Était-ce une façon de dire que les choses devenaient trop dures pour lui, qu'il voulait en finir ? N'avait-il pas peur que ce soit le cas ? Mais alors pourquoi a-t-il pris toutes ces drogues, et tous ces médicaments ?
- Est-ce que... Est-ce que vous pensez qu'il va bientôt se réveiller ?
- Nous n'avons pas de moyen de le savoir, répond-t-elle simplement.
Je relève les yeux vers elle et je croise son regard sombre et fatigué.
- Pour répondre à votre question, je n'en sais rien.
Elle hoche la tête, et une lueur de résiliation passe dans son regard.
- Je viendrai vous voir dès qu'il y a de nouveau, dit-elle.
Elle se tourne une dernière fois vers moi et me sourit, presque tendrement, puis elle s'éloigne, déjà appelée par un collègue, au bout du couloir.
Je reste accoudé au mur, les bras serrés autour de mon buste pour m'éviter de trembler. L'horreur de la situation s'insinue en moi petit à petit, et une petite part de mon esprit cherche encore à croire que c'est une blague. Mais les murs froids et blancs de l'hôpital, les voix et les visages marqués, me ramènent tous avec force à la réalité.
Eden est dans un lit d'hôpital, inconscient, et je ne peux pas aller le voir.
J'expire longuement tout l'air de mes poumons, et perçois les bruits de pas dans le couloir avant qu'une voix ne me hèle. Je reconnais tout de suite Lys, mais avant même que je ne me redresse, elle a déjà passé ses bras autour de mon cou et se serre contre moi. Je me laisse aller contre la chaleur de son corps, et ma voix tremble alors que je lui demande qui l'a prévenue, même si la réponse est évidente. Le menton contre son épaule, je jette un œil vers la salle d'attente où Anton est toujours assis, cognant nerveusement le coin de son téléphone contre son genou. Jonas, mal à l'aise, se tient à côté de lui, les mains dans les poches, ne sachant visiblement pas quoi dire. Mais voir mon meilleur ami se tenir près de mon autre meilleur ami, prêt à le soutenir, me réchauffe le cœur.
- Il a fait une overdose, murmuré-je dans le cou de Lys.
Elle passe doucement sa main dans mon dos.
- Je suis désolée... souffle-t-elle. Est-ce qu'il va bien ?
- Il est toujours inconscient...
Lys m'étreint un peu plus contre elle avant de répondre :
- Tout va bien se passer, maintenant qu'il est là.
Je hoche la tête, essayant d'y croire moi-aussi, puis je me détache de son corps. Elle s'accroche à mon bras et nous retournons vers les autres. Dès que nous arrivons près d'eux, elle me laisse pour aller passer un bras autour des épaules de Joly, qui se laisse faire, et Jonas vient vers moi, me prenant dans ses bras à son tour.
Je n'ose pas expliquer ce que m'a dit la médecin devant Joly, même si j'imagine qu'elle doit y penser.
A nous cinq, nous remplissons presque une rangée de la salle d'attente. Jonas est allé s'asseoir près de Lys, une main sur son épaule. Lys garde, blottie contre elle, Joly, qui a finalement cessé de cacher son visage marqué par les larmes. Anton a pris une de ses mains qu'il garde réfugiée entre les siennes. Et moi, je suis assis à côté d'Anton, les yeux rivés sur le couloir, observant avec attention chaque personne, chaque porte qui s'ouvre, chaque regard, comme si je pouvais y trouver des réponses.
Un nouveau venu se joint à nous une heure plus tard. Le voir arriver me surprend, mais à l'observer s'approcher tout penaud, le visage ravagé par l'inquiétude, je ne dis rien lorsqu'il s'assoit à côté de moi. Danny reste silencieux, il ne dit pas un mot, renifle beaucoup, et ne s'impose pas, assis au bord de sa chaise comme s'il était prêt à s'en aller si quelqu'un le lui demandait.
D'ailleurs, quand la médecin revient et que je me lève aussitôt, il n'esquisse pas un geste.
- Il est réveillé, dit-elle d'une voix cassée et monotone. Lequel d'entre vous s'appelle Solly ?
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