74. Transfert (réécriture)
Il fait nuit dehors quand je parviens à l'extérieur. Je m'assois sur le bord d'un trottoir pour remettre des chaussettes entre mes pieds et mes baskets. Je me suis sauvée si vite. Ensuite, je longe les vitrines formant la devanture de Pak Entertainment, en essayant de me calmer. Je n'y arrive pas. Je n'y arrive vraiment pas.
Je tourne dans la première ruelle étroite. Quitter la rue principale et sa circulation me parait une bonne idée. Je n'ai pas envie d'entendre la fuite des voitures sur la chaussée, d'être éblouie par leurs phares. Je ne veux croiser personne. Je ne veux surtout pas être vue dans cet état. Je préfère marcher dans cette rue, uniquement piétonne.
On pourrait à peine y circuler à vélo. Je passe sous les escaliers de secours qui décrivent leur zigzag métallique. En les reconnaissant, je lève les yeux et il me semble apercevoir ma boite à secret sous le balcon du dortoir des filles. Elle réfléchit la lumière du lampadaire voisin, mais je ne m'attarde pas sous les fenêtres des trainees et accélère mon pas. J'ai besoin de marcher, de prendre de la distance. Mes bras croisés se resserrent autour de ma poitrine pour me protéger un peu du courant d'air qui souffle entre les façades vertigineuses. D'un côté le rempart en béton clair de la Pak, de l'autre un joli mur en briques rouges. À cette heure, les deux paraissent dans des nuances de gris sombres.
Je sursaute quand, devant moi, un chat bondit, avant de prendre la fuite. Il a failli me faire tomber. Stoppée net dans mon élan, je pose une main sur mon cœur, l'autre s'accroche à une gouttière. Je reprends mon souffle. Ma tête tourne et, me sentant au bord de l'évanouissement, je m'assois par terre et je ferme les yeux.
~
Quand les secours sont arrivés, il était trop tard. Ils m'ont trouvée recroquevillée dans la cuisine, encadrée par deux cadavres qui baignaient dans leur substance. Une odeur insoutenable de soude prenait à la gorge.
J'ai été hospitalisée. Je n'avais aucune blessure physique. En revanche, mon état psychique préoccupait les soignants. Des cauchemars me torturaient, aussi bien la nuit qu'en plein jour. J'y revoyais sans cesse les mêmes images glauques de chairs qui se dissolvent, superposées au son régulier et inéluctable du tic-tac d'une horloge.
Je repensais souvent au moment où j'avais cru mourir. Ces dernières secondes, lorsque je tenais encore mes parents par la main. À cet instant, ma pire crainte, avait été d'être séparée d'eux. J'avais eu peur de la mort et du jugement dernier. Aussi. Mais pas autant que de les perdre.
Mes parents étaient toute ma vie, tout ce que j'avais au monde. Je les aimais...
Dans l'hôpital, je n'arrêtais pas de me répéter cette rengaine, véritable torture mentale, qui ne cessait jamais : « Ils sont partis. Ils m'ont laissée. Ils m'ont abandonnée. Ma présence n'a pas retenu mes parents, je n'étais pas une raison suffisante pour qu'ils vivent. »
Médecins, policiers, psychiatres, assistantes sociales. J'ai raconté mon histoire tant de fois, et inlassablement, je lisais l'effarement dans les yeux de mes interlocuteurs. Ils n'avaient jamais rien entendu de comparable. Beaucoup ne savaient pas comment enchainer. Trouver les mots pour me consoler n'était pas facile.
C'est une aide-soignante qui a su ce que j'avais précisément besoin d'entendre. Elle m'amenait mes repas, remplissait mon eau et ouvrait les volets de ma chambre. Je me souviens de sa peau noire. Elle était la première personne de couleur que je voyais de ma vie. Malheureusement, je n'ai pas gardé en mémoire son nom.
L'aide-soignante m'apportait mon plateau, comme tous les matins. Elle a mis une main sur mon bras et m'a demandé :
— Tu penses à tes parents, ma chérie ?
Je n'ai pas répondu, mais c'était comme si elle avait lu dans mes pensées. Ensuite, elle a prononcé des paroles qui m'ont bouleversée. Des choses que personne n'avait osé me dire avant elle. Pourtant, elle ne devait pas avoir été la seule à les penser.
Il existe une loi morale qui nous interdit de dire du mal des morts, surtout quand le cadavre de ces derniers est encore chaud. Mais cette dame-là a compris que j'avais le droit d'entendre et de savoir. Elle m'a dit :
— Tu sais. Tes parents n'étaient pas sains d'esprit. Ils étaient déments. Personne ne peut se tuer devant son enfant comme ça. C'est dégueulasse ce qu'ils t'ont fait. Tu as le droit de leur en vouloir. On m'a dit qu'ils t'enfermaient chez eux, que tu ne pouvais pas sortir, que tu ne voyais pas d'autres enfants, c'est vrai ?
Une fois encore, je n'ai pas répondu ; et comme précédemment, l'aide-soignante a compris ce que cachait mon silence.
— Ils étaient de mauvais parents, a-t-elle affirmé, de mauvaises personnes.
~
Deux années plus tard, peu de temps après la disparition de Minsuk, les Laaziz m'ont forcé à consulter un spécialiste. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, j'appréciais bien mon psy, même si lui et moi n'arrivions jamais aux mêmes conclusions.
Il n'essayait pas à tout prix de me prouver qu'il avait raison. Surtout, il a été le seul à se positionner pour que je poursuive mes études de coréen. Mes parents adoptifs et la juge des enfants pensaient que je devais couper tous liens avec cette obsession. Pas mon psy.
Pour lui, j'avais construit mon attachement pour Minsuk sur un transfert. La perte soudaine et violente de mes parents m'avait laissé un manque. Minsuk était venu le combler.
Son suicide était la pire chose qui puisse m'arriver. À cause des évènements, je revivais une deuxième fois le traumatisme de la mort de mes parents.
— Actuellement, votre esprit refuse d'endurer une deuxième épreuve, analysait-il. Vous fuyez la réalité pour ne pas avoir à l'affronter. Il faut laisser mourir Minsuk, et laisser mourir vos parents aussi. Vous ne reverrez plus Minsuk, vous ne reverrez plus vos parents. Ce sont des réalités difficiles à accepter, surtout quand il s'agit de morts violentes, ou de suicides, mais les fuir vous empêchera d'avancer.
Peut-être que mon psy a raison, que j'ai fait un transfert. Et alors ? Qu'est-ce que cela change ? Ce n'est pas parce que j'ai une bonne raison d'être dans le déni que je le suis... Transfert ou pas, ça ne prouve pas qu'il s'est suicidé.
J'ai répété à mon psy les mots de l'aide-soignante, à quel point ça m'avait fait du bien, pourquoi aujourd'hui je déteste mes parents et tout ce qu'ils représentent. Non seulement à cause de leur suicide, mais aussi pour toutes les négligences et les privations que j'avais subies.
Si j'ai fait un transfert, il s'est construit dans le rejet du passé. J'ai aimé Minsuk parce qu'il vivait à l'opposé des concepts avec lesquels j'avais été éduquée ; son statut de sex-symbol, de chanteur populaire du XXIème siècle ; son maquillage, son torse trempé de sueur, sa voix suave, ses paroles prônant l'acceptation de soi et l'émancipation, sa joie de vivre, ses discours pacifiques, son idéalisme presque caricatural et sa nationalité. Un Asiatique ! Mes parents auraient détesté. Eux qui étaient si racistes et persuadés que Dieu avait créé la race blanche à son image, au-dessus des autres.
Mon psy se trompe parce qu'il ne sait pas que Minsuk est l'antithèse de mes parents. C'est pour ça qu'il n'a pas pu le faire. C'est pour ça qu'il ne s'est pas suicidé.
~
J'ai tourné à droite après le lieu où été apparu le chat, puis j'ai continué d'errer sans but précis, l'esprit tourmenté.
Le quartier résidentiel de Yongsan forme un dédale de ruelles vides. J'y croise des objets hétéroclites : des tuyaux de jardinage, des poubelles, des tabourets de festivals empilés les uns sur les autres, des cageots de bois et des déchets de fruits et légumes.
Dans certaines voies plus larges, je passe devant des voitures sagement garées, des immeubles et des résidences.
Sans que je ne m'en rende vraiment compte, le jour s'est timidement levé. Des lueurs sépia habillent les alentours. Les bandes de peinture des portes de garage ressortent dans une coloration un peu surnaturelle, fluorescente.
Soudain incapable de faire un pas de plus, je m'arrête devant une porte et je m'assois sur le perron.
Rémi, songé-je alors que mon front s'abat sur mes genoux. Rémi, quelle trahison. Tu n'es pas différent de mes parents, tu es aussi fou qu'eux. Je suis sûre que c'est ton père qui t'a trouvé après ta tentative de suicide. J'imagine ce qu'il a dû voir : ton sang, toi, son enfant qu'il chérissait.
Tu m'as ouvert les yeux. Je m'étais trompé sur toi. Tu es un mauvais fils et une mauvaise personne.
Je me redresse, droite. J'essaie de prendre une longue inspiration. Je viens de reconnaitre l'endroit où je me trouve. J'étais passée par là, peu de temps après mon arrivée à Séoul. Devant moi j'aperçois le squat des fans sasaengs. Peut-être que cheveux verts vit encore là ?
En temps normal, j'aurais eu peur d'aller la voir. Je me souviens encore de son regard dangereux, de son allure dépravée et instable. Elle m'avait surprise par sa haine. Et impressionnée aussi. Aujourd'hui, avec mon cœur en miettes et mon moral anéanti, la méchanceté d'une inconnue ne me fait plus du tout peur. Je n'ai plus rien à perdre.
Oui, Rémi, tu m'as ouvert les yeux. J'ai trop dévié de mon objectif en flirtant avec toi. Minhok avait raison de me dire que j'étais en train de le lâcher. J'ai failli oublier. Je suis venue en Corée du Sud pour prouver que Minsuk n'est pas mort.
Ah ! Tu t'es bien moqué de moi, tout à l'heure, quand je t'ai avoué ce que je faisais à la Pak. Tu m'as traitée de folle ! Mais ce n'est pas moi la folle. Non. Mes parents, eux, c'étaient des dingues. Je ne leur ressemble pas du tout. Et mon Minsuk non plus, il n'a rien à voir avec eux. C'est toi le dingue. À toi, comme aux autres, je montrerai qu'un homme bien comme lui ne peut pas s'être suicidé.
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