7. Drague (réécriture)
Côté public, la façade de la Pak n'a plus rien à voir avec une porte de parking austère et impersonnelle. Je reconnais immédiatement l'allure de ce bâtiment que j'avais vu sur des photographies : un géant de béton, blanc, futuriste et de forme vaguement oblongue. Il me fait penser à une fusée pointue ou à une coiffe papale.
Au-dessus de la grande porte d'entrée trône leur logo, vert et argent (les couleurs de Serpentard). Les entreprises de K-pop ont toutes des logos et des couleurs associées à leur marque. Elles ont également des devises. La Pak a choisi la sienne, pour le moins ironique : « Le label des talents qui durent ».
Des passants vont et viennent sur le trottoir où je reste plantée, à côté d'une voiture, comme si j'étais un parcmètre. J'observe les huit étages qui me dominent. J'ignore où se trouvent les bureaux, les salles de réunions, les classes de musique et les dortoirs, mais je sais qu'ils s'y trouvent et que Minsuk connaissait ces lieux par cœur.
Je suis peut-être la seule E.T. à croire ouvertement que la Pak nous a menti, mais je suis loin d'être la seule à nourrir de la rancune envers elle. J'ai vu des messages de haine tourner chez les fans. Elles promettaient de mettre le feu à leurs locaux. L'une d'elles avait réussi à taguer : « Fuck Pak » sur un mur. J'ai toujours compris cette haine, même si je condamnais ces méthodes, aussi vaines que de jeter des cailloux à la mer.
Je m'attendais à ce que l'ambiance générale m'oppresse, m'écrase. Je m'étais préparée à ressentir toutes sortes d'émotions négatives. Pourtant, je ne ressens pas de mauvaises ondes. Bien au contraire, la façade blanche accroche la lumière estivale au point de me bruler les yeux ; il fait chaud, j'ai l'impression de rêver, un rêve plutôt agréable, et je n'ai qu'une envie : entrer dans ce bâtiment.
Après plusieurs minutes, je cède et pénètre à l'intérieur. Le grand hall est ouvert au public. C'est lumineux, le sol poli reflète les pieds des visiteurs. Je retrouve l'ambiance à la fois remuante et décontractée de l'aéroport d'Incheon.
Je passe devant l'accueil. Une sublime Coréenne renseigne deux jeunes touristes australiennes (Il y a une étiquette Melbourne-Séoul encore agrafée à leur sac de voyage). Elle leur glisse une brochure récapitulative de tous les évènements organisés par la Pak prochainement.
Des employés se dirigent vers les ascenseurs. Ils se distinguent facilement des simples visiteurs grâce à leur badge nominatif qui pendent à leur cou, tenu par un cordon vert pomme assez criard. Je vois un employé passer une carte dans un lecteur, une diode rouge clignote, puis devient verte, la porte de l'ascenseur s'ouvre.
Je traverse tout le hall et je m'arrête devant une vitrine qu'il est difficile de manquer. La Pak semble y exposer toutes les récompenses gagnées par ses artistes : les disques d'or, les trophées des compétitions télé. Il y a des photos aussi : des Idols lèvent leur coupe au-dessus de leur tête. Je remarque vite l'omniprésence de Song Minsuk. Malgré sa carrière écourtée, il a apporté plus de notoriété à la Pak que tous les autres artistes réunis.
Je reste un moment à tout détailler, cherchant un indice, une piste à explorer, et finalement, la seule chose que je eux constater en observant ces souvenirs de lui, c'est qu'il me manque. L'homme qui sourit de toutes ses dents sur ces photos, qui lève des bras athlétiques triomphalement... il me manque.
Alors que j'observe la vitrine, je la sensation étrange d'être observée. En effet, trois étudiants coréens me matent depuis un banc à quelques mètres de moi. Gênée, je détourne les yeux et fais semblant de ne pas avoir remarqué leurs œillades, pourtant indiscrètes.
Ils parlent entre eux. Je me concentre pour distinguer leurs voix derrière la musique pop diffusée dans le grand hall, à un volume un peu excessif. Je comprends qu'ils parlent de moi. Ils ne prennent pas la peine de faire des messes basses. Sans doute se croient-ils protégés par la barrière de la langue. Je les entends discuter de ma nationalité. L'un d'eux tape dans le mille, en pariant sur mes origines françaises.
— Si elle est française, elle est à toi.
Charmant.
— Les étrangères ont plus de seins que les Asiatiques. Je comprends pourquoi tu ne sors qu'avec des étrangères. Les gros seins, ce sont les étrangères qui les ont, c'est statistique.
— Ouais, au-delà des statistiques, celle-ci a vraiment des gros seins. Si je la regarde trop longtemps, je vais être obligé de croiser les jambes pour rester discret.
Le groupe s'esclaffe lourdement.
Encore plus charmant.
Je dois prendre sur moi pour ne pas afficher mon dégoût et laisser penser que je n'ai rien entendu, rien compris.
— Je pense qu'elle est Russe. Je vais aller lui demander.
L'un d'eux se détache de son banc et s'avance jusqu'à moi.
— Bonne chance, dit un autre.
— Hello. Do you speak English ? demande-t-il sur un ton très gentil.
Je lui rends un air interloqué, destiné à lui faire croire que je n'ai rien compris à son charabia. Il répète, alors je bredouille, en français :
— Je... je ne parle pas l'anglais... non. Désolée... sorry.
J'espère le faire fuir en simulant l'incompréhension. S'il ne peut pas communiquer avec moi, il finira par me laisser tranquille.
— Rémi... elle est pour toi ! dit-il en coréen.
Il retourne s'assoir et échange sa place avec son copain. L'étudiant se lève en triomphant :
— Je t'avais dit qu'elle était française.
Il s'avance vers moi, aussi confiant que son prédécesseur.
— Bonjour mademoiselle, je m'appelle Rémi.
Je suis trop surprise, cette fois, pour feindre le manque d'intérêt. Mon plan pour les tenir à distance s'effondre.
— Vous... vous parlez le français ? dis-je.
Il me répond par un sourire en coin vaniteux, les mains dans les poches.
— Je sais ! On ne voit pas le métissage. Je suis à moitié Français, du côté de ma mère. Je suis né à Paris. Mon premier prénom est Woo-Shik, je préfère qu'on m'appelle Rémi, même s'il s'agit de mon second prénom. Je ne sais pas si mon français est très correct. J'ai assez peu l'occasion de pratiquer.
Fausse modestie. Je suis scotchée par son français. Il n'a presque pas d'accent. Si j'avais un Coréen aussi bon que ne l'est son français, je serais folle de joie. Je m'étonne aussi de la décontraction avec laquelle il se met à me raconter sa vie. Je ne lui ai rien demandé.
Enfin, puisqu'il s'est permis de me juger physiquement, je ne vais pas me gêner. Je l'écoute parler tout en le détaillant. À peu près ma taille, 1m75 environ. Son fond de teint forme un masque blanc qui fait bien illusion de loin ; vu de près, je trouve qu'il a eu la main lourde. Les pores de sa peau doivent étouffer sous cette couche épaisse de peinture blanche. Il donne l'impression de sortir du coiffeur, ses cheveux sont sculptés par les ciseaux et le gel fixateur. Ses mains ont probablement eu droit à une manucure. En France, Rémi serait qualifié de gay, à cause de sa superficialité cosmétique. Pourtant, vu ce que je l'ai entendu dire sur mes seins, je crois ne pas avoir besoin de l'interroger sur son orientation sexuelle.
— Vous devez avoir un prénom ? demande-t-il.
— Je m'appelle Jeanne.
— C'est un joli prénom.
Je croise les bras en me demandant comment faire pour me débarrasser de lui, et en même temps, je pense à Soumaya.
Au moment de partir en Corée du Sud, ma sœur m'a souhaité vivement de réussir dans ma quête, avant d'ajouter : « Et puis ! Promets-moi de t'amuser un peu... C'est la Corée du Sud, quand même ! » Elle m'a fait un clin d'œil, avant d'ajouter : « C'est plein de Coréens. »
Je n'avais pas fait remarquer à Soumaya combien il était réducteur, voire raciste, de considérer un pays entier comme une réserve de spécimens masculins attirants. Mais je n'ai rien dit, parce que ce serait l'hôpital se moquant de la charité. Je savais que j'allais regarder tous les Coréens un peu mignons avec des arrière-pensées. Pour tout avouer, je n'ai rien contre un plan cul au pays des matins calmes. Parfois, sous prétexte que je suis spéciale ou que ma vie est compliquée, les gens pensent que je n'ai pas de pulsions, mais en fait, je suis exactement comme n'importe quelle fille de mon âge.
— Êtes-vous fans d'un groupe de la Pak ? demande-t-il en regardant l'armoire vers laquelle je faisais semblant de reporter mon attention depuis trente secondes.
La façon dont il me vouvoie est inhabituelle. Pas désagréable, je l'avoue. Si je n'avais pas entendu ce garçon parler de moi comme si j'étais un morceau de viande, j'aurais sans doute pris la décision de lui laisser sa chance, de m'amuser, comme le dit si bien Soumaya, mais j'ai un minimum d'amour-propre. Et puis... je ne suis pas obligée de me jeter sur le premier venu. Il doit y avoir mieux, moins couvert de plâtre, par exemple.
— Je suis plutôt fan de Song Minsuk, dis-je.
— Ah... Okey. Vous restez longtemps en Corée ? demande-t-il, comme pour changer de sujet.
— Non.
— C'est dommage. Je m'étais dit qu'avec une valise de cette taille, vous étiez venue pour un séjour plus long. Peut-être les études ou le travail ?
— Eh bien non.
— Vous savez, ajoute-t-il en jetant un nouveau coup d'œil à la collection de trophées de la Pak. Je vais peut-être me retrouver exposé ici, un jour.
Il attend que je réagisse, mais comme je ne dis rien, il poursuit :
— Je vais passer un casting, la semaine prochaine. Je vais devenir, j'espère, leur trainee.
— Un casting ? ai-je répété, un regain d'intérêt dans la voix.
— Oui, pour entrer dans l'entreprise, en tant que trainee. C'est mon rêve, depuis tout petit.
Les trainees sont les élèves-stagiaires qui apprennent le métier de star de K-pop. Ils sont recrutés par les agences elles-mêmes. Ils restent trainees un an, trois ans, sept ans, avant que leur entreprise décide d'en faire des Idols ou de les remercier.
Dans les forums, j'ai souvent entendu les autres E.T. rêver de devenir trainee. Elles fantasmaient sur les fortunes qu'elles auraient en devenant des stars et sur les très belles histoires d'amour qu'elles connaitraient, en coulisses, avec un Idol beau à se damner. Je lisais leurs paroles tout en me disant qu'elles ne savaient pas de quoi elles parlaient. La plupart d'entre elles ne connaissent rien à ce système. Les jeunes Françaises se plaignent de manquer de temps libre à cause de l'école, d'avoir du mal à comprendre l'anglais et de ne pas être assez considérées par la société ; elles ne tiendraient pas une semaine en tant que trainee en Corée du Sud.
— Ce casting ? demandé-je à Rémi. Il est ouvert aux étrangers ?
— Pourquoi ? Vous voulez y participer ?
— Je dis ça par curiosité.
— Oui, c'est ouvert aux étrangers. Toutes les agences recrutent à l'international maintenant.
— Il faut s'inscrire ? C'est encore possible de participer ?
— Les inscriptions se font demain. Il faudra faire la queue.
— Est-ce qu'il faut une lettre de motivation ? Un diplôme ? Est-ce que...
Je ne m'arrête plus. Rémi sourit et lève son doigt vers l'accueil :
— Toutes les informations... sont là-bas. Mais je croyais que vous ne restiez pas.
— Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— De quelqu'un en particulier.
Je pense bien évidemment à Song Minhok et à sa menace de me faire expulser.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro