64. Le 19.10.2014 (réécriture)
Il est quinze heures de l'après-midi passé et pourtant ce barbecue coréen au cœur d'Itaewon fourmille encore de clients. Il y a de l'animation, du bruit, ça sent le porc grillé, le charbon de bois et le soju. J'ai eu peur en arrivant qu'ils n'aient plus de places, mais Minhok avait réservé une table double à son nom. Le journaliste se fait désirer et je commande un verre de Coca pour patienter.
Sous l'insolite hotte aspirante qui pend au-dessus de la table, j'ouvre mon classeur gris et je tourne les pages nerveusement. La boite de métal ne protège pas suffisamment mon matériel, les pages gondolent à cause de l'humidité.
Parallèlement à la consultation de mes notes, j'ai lancé une recherche internet : « Minsuk ET tatouage ». Je n'ai trouvé aucune confirmation absolue de ce que m'avait appris Hansang. Personne à part lui n'a vu ou fait mention de ce tatouage.
J'élargis ma recherche à toute information qui concernerait son poignet, sa main. Cette fois, ça mord. Le 20 novembre, je trouve un message de la Pak annonçant une blessure à la main de son chanteur, il aurait glissé sur une plaque de verglas. Le 25, à sa toute dernière séance de dédicaces, il porte une orthèse d'immobilisation des doigts, qui lui maintient l'index et le majeur. Ce bandage camoufle aussi son poignet. Pourtant, Hansang ne m'a pas parlé de blessure. Il m'a dit avoir rencontré le chanteur une semaine avant sa disparition, peut-être avant qu'il ne porte l'atèle ?
J'envisage la possibilité d'un mensonge de l'agence. Peut-être que cette blessure est une invention dans le but de dissimuler le tatouage ?
Mais pourquoi se donner tant de mal ?
Dans certaines émissions, ils ne sont pas autorisés à l'antenne, au même titre que les insultes, la nudité ou la violence. Ils risqueraient de corrompre la jeunesse, de les inciter à faire n'importe quoi avec leur corps. Parce que c'est bien connu : ça commence par un tatouage...
À cause de ces idées rétrogrades, les personnalités coréennes aux bras tatoués recouvrent leur corps de vêtements à manches longues lorsqu'elles passent à la télévision. Si le dessin dépasse, un peu de fond de teint vient le recouvrir. Une autre méthode, plus ridicule, consiste à entourer les bras de l'individu avec des bandes stériles, façon grand brulé.
Mais ça ne peut pas être la seule explication. Trop d'Idols se font tatoués et aucune n'a jamais dû démissionner ou écrire une lettre d'excuse à cause de ça. Vraiment, je vois mal la Pak craindre un scandale causé par un simple tatouage. Pas après ce qui s'était passé avec le préservatif. Les fans les plus puritains l'avaient lâché, mais son titre, « La grève du son », lui avait permis d'accrocher de nouveaux admirateurs, plus âgés, plus ouvert d'esprit ; soit des étrangers, soit des Coréens qui souhaitaient voir évoluer leur société.
L'image de Minsuk ne nécessitait par une telle protection, car ce n'était pas un petit tatouage qui allait menacer sa carrière, ou faire peur à ses managers.
Non. Le problème ne devait pas être le tatouage en lui-même, mais ce qu'il représentait. La date du 19 octobre 2014. Pourquoi cette date ?
Nouvelle recherche. Ce jour-là, Minsuk a participé à un festival, le K-pop world festival. Organisé chaque année par le ministère des affaires étrangères en personne, et avec le support de plusieurs autres agences gouvernementales, l'objectif : créer un engouement pour la culture nationale et amener les gens à découvrir le pays. C'est clair, ce festival est l'incarnation même de la Hallyu. L'influence culturelle en marche, conquérante et séductrice.
Le principe : des groupes étrangers s'affrontent sur des reprises de K-pop. En plus des participants il y a toujours quelques invités pour représenter la Corée du Sud. Ce soir-là, en 2014, Minsuk était prié de convaincre la planète tout entière que la Corée du Sud avait du talent. La pression devait être forte.
Je déniche des images de sa prestation sur Naver et les consulte aussitôt, écouteurs sur les oreilles.
J'entends surtout le public, le stade est immense. Ils acclament l'invité spécial de la Hallyu. Honnêtement, je trouve que mon Minsuk n'assure qu'à moitié ce soir-là. Je l'ai connu plus convaincant. Si on ne regarde pas de trop près, ça va. Mais dans les détails, il danse de façon bien trop mécanique. Plusieurs fois, il manque des reprises et sa voix diffusée par les haut-parleurs précède ses mouvements de lèvres. Au moins, le Play-back lui évite probablement une humiliation encore plus rude.
Plus étonnant encore : son interprétation de la chanson. Son regard dur est pour le moins incohérent avec la chanson d'amour qu'il interprète.
Vers la fin de la prestation, Minsuk porte son micro à ses lèvres pour chanter et sa manche retombe, découvrant un pansement blanc et rectangulaire, collé à son poignet droit. Pas un bandage, juste un pansement carré, comme celui qu'on garde après une prise de sang.
Le tatouage était donc déjà là ! Le 19 octobre 2014, Minsuk avait sur le poignet un dessin où était inscrit : 19.10.2014. Ça, pour une mise en abime !
Mais pourquoi ? Je ne m'étonne pas qu'on l'ait camouflé. Le K-pop world festival est une manifestation tout public, les tatouages y sont défendus. Tout ça ne m'explique pas pourquoi cette date ?
— Excusez-moi du retard, annonce Minhok en s'asseyant à côté de moi. J'ai été retenu au boulot. Vous m'avez dit qu'il y avait du nouveau ?
À apparaitre de cette façon, dans mon dos, Minhok m'a fait sursauter. Il faut dire que je n'ai pas la conscience tranquille quand je fais des recherches ; j'ai toujours peur qu'un camarade de classe surgisse et me surprenne.
— Oui... Enfin, oui et non. Je ne sais pas trop.
— Vous m'avez fait venir pour rien...
Déjà, il se plaint... Je sors directement la grosse information pour qu'il arrête de croire que je me roule les pouces.
— Il y a eu une soirée. Nous sommes sortis en boite. Et il y avait tout le monde.
Son attitude change. Il devient attentif.
— Quand ?
— Mercredi soir.
— Mercredi soir ?! répète-t-il, et vous attendiez quoi pour me le dire ? On est samedi !
— J'attendais le bon moment.
J'évite de lui parler du fait que mes rares instants de temps libres ont été très occupés... et très agréables. Rien que d'y penser j'ai le chaud qui me monte aux joues.
— Et... Gong vous a révélé quelque chose ? Vous savez où se trouve le journal ?
— Je n'ai pas pu parler à Gong. Nous n'étions pas à côté à table. Et, non, je n'ai aucune nouvelle du journal. Je cherche encore, mais...
— Mais ?
— J'ai la confirmation que la Pak soudoie les institutions. Il y avait un homme invité à la soirée. En fait, la soirée était même organisée pour lui. Nous devions lui servir à boire. J'ai parlé avec lui et il m'a avoué qu'il travaillait pour les comptes publics. Il s'appelait Hansang.
— Et le nom de famille ?
— Je ne sais pas. Il ne me l'a pas dit.
Minhok émet un profond soupir d'insatisfaction blessant.
— Ce n'est pas trop grave. Je pourrais retrouver son nom à l'aide d'un collègue. Vous êtes sûr que c'était de la corruption ?
— La soirée était pour lui, organisée par X Park. J'ai aussi entendu parler d'une somme d'argent qui devait être cédée. 1 800 000 wons. C'est assez précis, cette fois ?
Je ne m'attends pas à des compliments avec lui mais, tout de même, il pourrait au moins avoir l'air de faire un peu moins la gueule.
— C'est monsieur Han qui a parlé d'argent, ajouté-je.
Regard noir de Minhok.
— Vous avez espionné monsieur Han ?
Je baisse les yeux. J'aurais mieux fait de me taire.
— C'est quel mot que vous ne comprenez pas quand je vous dis de ne pas l'approcher ?
— Je ne voulais pas. Il était là, je ne pouvais pas ne pas entendre. Ce n'était pas mon intention de l'espionner.
— En tout cas, ne recommencez pas ! En plus, ça n'a pas vraiment de rapport avec mon frère, cette histoire de corruption.
— Peut-être que Minsuk le savait et qu'il a eu des problèmes à cause de ça ?
— Et quoi ? On l'a suicidé ?
Je hoche les épaules. Oui, c'est un peu près là où je voulais en venir. Cette issue expliquerait beaucoup de choses. Minhok, comme moi, nous le savons très bien. Pourtant, pour des raisons différentes, ni lui ni moi n'avons très envie de privilégier cette piste.
— Ne soyez pas ridicule ! Tuer quelqu'un pour dissimuler une fraude fiscale ? En plus... Minsuk m'en aurait parlé.
— Est-ce qu'il ? Est-ce qu'il vous aurait parlé d'un tatouage, par hasard ?
Haussement de sourcils.
— Un tatouage ? Un tatouage de qui ?
— Hansang m'a dit qu'il avait déjà vu Minsuk. Que quand il l'a vu, il venait de se faire tatouer le poignet, ici.
Je remonte ma manche et montre mon poignet. Le geste me fait frissonner. C'est seulement maintenant que je me rends compte que certains suicidaires s'ouvrent précisément les veines à cet endroit. Hasard ?
— Minsuk ! Un tatouage ? Il était contre. Je n'ai jamais entendu parler de ça. Quand ?
— Hansang l'a vu en novembre, une semaine avant la disparition.
Minhok me jette un regard plein de reproches, il ne manque jamais l'une de mes provocations, mais je n'y peux rien. Même pour lui faire plaisir, je n'arrive pas à parler de suicide ou de décès. Il croise les bras. Les yeux dans le vague et d'une voix morne, il commente :
— Je ne parlais plus du tout avec Minsuk à cette époque. S'il l'a fait, il ne m'en n'aurait rien dit... et c'était quoi ce tatouage ?
Il pose cette question avec résignation, comme s'il s'attendait à une réponse absurde. Toute cette histoire lui semble aberrante.
— C'était une date : le 19 octobre 2014. Cela vous évoque quelque chose ?
Minhok se frotte le nez, ses sourcils se sont froncés. Apparemment, oui. La date lui évoque bien quelque chose.
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