58. Alcool et indiscrétions (réécriture)
Je ramène sa boisson au roi de la soirée et un autre bonhomme en costume cravate sollicite l'une de mes voisines. À son tour, elle subit les œillades lubriques des mâles rassemblés au sein de la VIP room. La comédie se répète avec les autres filles, parfois plus jeunes que moi. Aucune ne se rebiffe, toutes jouent à la perfection le rôle de la serveuse aimable et pas très habillée, qui s'amuse de la situation avec une ingénuité feinte. Elles se confondent en gentillesses devant Hansang, car elles savent que X Park aura tous les retours à propos cette soirée. Si l'une d'elles se faisait mal voir, ses notes en pâtiraient et, dans un mois ou deux, l'école la renverrait chez ses parents, avec les dettes qui vont avec.
Le roi passe un bras autour de ma taille et mon épiderme se révulse ; je retiens de peu un geste regrettable. Hansang me glisse un shooter dans la main et pousse un hurlement de bête sauvage qui me fait sursauter :
— Goenbae (note de bas de page) !
— Goenbae ! crient tous les autres en cœur, en levant leur verre et en le vidant d'une traite.
Bien forcée, je m'attaque au contenu du mien, en pensant à mes enzymes européennes. Minhok, j'espère que tu ne te trompes pas !
Le gout âcre de l'alcool fort se répand dans ma gorge. Je sens la brulure puissante agresser mon palais.
— Vous êtes trainee à la Pak depuis longtemps ?
Je mets un petit laps de temps à comprendre que mon voisin s'adresse à moi.
— Je... pardon. Oui, enfin non. Je ne suis à la Pak que depuis trois semaines environ.
— Vous êtes très belle.
— Merci.
Bêtement, pour fuir son regard, je fais semblant de m'intéresser aux décors. Je détaille les pistes, les Séoulites y dansent sur un beat entêtant ; ils sautent, secouent la tête et remuent le bassin. Dans la masse, les individus deviennent des corps transcendés, perdus dans une obscurité rassurante, où les faisceaux de lumière ne viennent vous caresser que quelques instants, suffisamment pour vous faire briller, mais pas assez pour révéler vos défauts. Toutes les silhouettes qui s'agitent devant nous sont belles, dans un état que la décadence rend hypnotique. Je me sens déjà investie par l'ivresse de la nuit, et je n'ai pourtant presque rien consommé.
— Goenbae ! crie une voix impérieuse.
— Goenbae !
Je bois mon deuxième verre.
— Goenbae !
Mon troisième.
Je repose l'ustensile devant moi et marque un temps d'arrêt, puis, j'ose me retourner vers notre invité de marque. Ses joues sont écarlates. Les conseils de Minhok me reviennent en mémoire. Dans son état, je parie que cet Hansang m'avouerait n'importe quoi.
— Vous connaissez X Park depuis longtemps ? tenté-je.
— Assez.
— Vous êtes dans le spectacle vous aussi ?
Il se met à rire, d'une étrange façon. Sa poitrine bouge, mais aucun son ne sort de son gosier grand ouvert.
— Moi ? Non. Je suis dans le contrôle fiscal.
J'en reste sans voix. Quel est le véritable but de cette soirée, nom de Dieu ?
Je pense un instant à Minhok. Je n'aurai peut-être pas de nouvelles du journal intime de son frère, mais, au moins, je pourrai lui apprendre que la Pak s'adonne à de la corruption de fonctionnaire.
— Je... vous avez connu Minsuk ? demandé-je, sans transition, portée par une intuition.
— Oui ! Enfin, pas vraiment. Il était à une soirée. Pourquoi ?
— Je suis une fan ! dis-je de la façon la plus niaise du monde. J'étais fan ! J'aurais voulu le connaitre. C'est tout. Il était comment ?
— Mieux sur scène que dans le privé. Il n'était pas très drôle.
L'homme regarde mon visage.
— Vous avez les yeux bleus... c'est beau.
— Quand est-ce que vous l'avez vu ?
— Je l'ai vu une semaine avant sa mort.
Je n'en reviens pas. Je le relance :
— Vraiment ? Mais... il avait l'air... triste.
— Oui. Il n'a pas dit un mot de la soirée et c'est drôle... son manager lui faisait la gueule.
— Gong ! Pourquoi ?
— Je crois que c'était à cause du tatouage.
— Le tatouage ?
Minsuk ne portait aucun tatouage à ma connaissance. Il avait même déclaré qu'il n'appréciait pas ce mode d'expression.
Hansang montre l'intérieur de son poignet, là où les veines saillent.
— Là, sur le poignet. Il s'était fait faire un tatouage et ça avait mis son manager en colère. Les Idols n'ont pas le droit de se faire tatouer sans autorisa...
— ... Je suis au courant, coupé-je. Vous l'avez vu ? Le tatouage, est-ce que vous l'avez vu ?
— Oui.
— Qu'est-ce que c'était ?
Il se redresse et pendant un instant, je crois voir qu'il se méfie. Je pose trop de questions. J'ai envie d'insister, mais je pense à Ajeong et à son premier conseil : laisser parler les ainés.
— Goenbae !
— Goenbae !
Je bois mon quatrième verre et mon voisin son énième. L'état d'enivrement commence à se manifester de mon côté. Quant à lui, j'ai peur qu'il ne puisse plus m'apprendre que deux et deux font quatre. Alors, comment pourrait-il se souvenir précisément d'évènements datant de quatre ans ?
Je me penche davantage vers lui, tentant de créer une intimité propice aux confidences. J'écarquille les yeux, pour lui rappeler que je suis tout ouïe.
— 19 10 2014. C'était une date. Le tatouage était une date : le 19 10 2014.
— Et vous vous en souvenez ?
— J'ai la mémoire des chiffres. Déformation professionnelle.
Il repart de nouveau dans un rire silencieux, très fier de sa blague. Je me joins à ses rires comme je peux.
— À quoi correspond cette date ?
— Alors, ça, j'en sais rien !
Un doute soudain me traverse. Ce mec pourrait très bien tout inventer pour me faire marcher et se rendre intéressant. D'ailleurs, comment est-il possible qu'aucun fan n'ait remarqué ce tatouage ? Ce genre de détail ne passe pas inaperçu dans les fanbases.
— Goenbae !
— Goenbae !
J'absorbe mon cinquième verre.
À chaque passage, l'alcool brule mon œsophage, mon estomac. La téquila ou le soju à 20° me retournent. Les Coréens ingurgitent des quantités impressionnantes. Visiblement, leurs enzymes de petite nature ne les incitent pas à la modération, visiblement. Quant aux miennes, elles jouent les abonnés absents, si tant est qu'elles aient existé un jour.
— Vous êtes vraiment jolie...
La main du roi se fraye un chemin sur ma cuisse. Même un peu saoul, je repousse sa main et me lève précipitamment. Ce mec va trop loin. Rien à foutre d'être virée de la Pak demain ! J'attrape des verres vides et m'éloigne.
— Je vais chercher de l'alcool.
J'aurais pu partir sans cette excuse. Hansang n'écoute même plus, à moitié effondré sur sa banquette.
Debout, mon ivresse devient officielle. Je titube, plus que je ne marche. Parvenue aux stocks des bouteilles, je dépose les verres. J'appelle un employé du Burning Sun qui passait par là pour lui demander les toilettes. Je ne simule pas, ma vessie réclame réellement une purge.
Je chemine vers les toilettes, en profite pour jeter un coup d'œil dans les VIP rooms adjacentes. À l'entrée de l'une d'elles, je reconnais le Sosie. Surtout, ne pas croiser son regard. Devant la pièce, je parviens à voir X Park, Gong et Nanae.
Mon amie s'est levée et danse debout, à côté de la table. Sa silhouette découpe les faisceaux de lumière qui descendent en cascade sur elle. Son corps menu. Son haut remonté pour faire voir son nombril. Ses hanches qui oscillent. La musique tambourine sur mes tympans.
Je ne peux m'interrompre sans éveiller les soupçons, alors je continue mon chemin vers les commodités. J'entre dans l'une des cabines, verrouille et m'assois. L'image de Nanae qui se déhanche, l'alcool et le tatouage, tout cela se mélange sans faire sens. Je ne sais plus vraiment ce que je fais ici. J'urine et je pense au 19 octobre 2014. Que s'est-il passé à cette date ? À peine un mois avant la disparition. Je ne me souviens de rien en particulier. De toute manière, mon esprit est trop alcoolisé pour réfléchir correctement. Et si ça n'avait aucun rapport avec la vérité que je recherche ?
Les cabinets sont-ils grands ou petits ? J'ai l'impression que les murs se referment sur moi et qu'en même temps ils sont trop loin pour que je puisse les atteindre en tendant le bras. J'arrive pourtant à attraper le rouleau de papier hygiénique, même si j'ai dû m'y reprendre à deux fois.
Je quitte les toilettes et me remets en marche. La musique recouvre les bruits de mes pas, l'obscurité de la boite de nuit me coupe des regards. D'une certaine façon, même si tant de monde m'entoure, je me sens à l'abri. VIP room après VIP room, je finis par dépasser le lieu où je devais me rendre ; je poursuis plus loin, laissant mon pouls s'accélérer tandis que je m'approche toujours plus des vestiaires. J'élabore un scénario d'une simplicité déconcertante. Si on me demande, je cherchais les toilettes et j'ai confondu la porte des vestiaires avec celle des waters. Rien de plus courant. Ça ne peut que marcher.
Une fois la main sur la poignée, je vérifie autour de moi. Je me fige. Le Sosie marche droit vers moi. L'ombre me camoufle encore, je sais qu'il ne peut pas me voir. Pourtant, je me pétrifie.
Faire demi-tour ? Marcher droit vers lui et le croiser, l'air de rien ? Ou bien continuer tout droit, même si le couloir est un cul-de-sac ? Pour l'instant, il ne m'a pas vu, la solution le plus simple reste encore d'entrer dans les vestiaires, avant que...
J'abaisse la poignée, la porte s'ouvre, tandis que l'homme s'aventure de plus en plus dans ma direction. J'entre et referme derrière moi, en retenant ma respiration. Clic.
Il fait parfaitement noir. Plus noir que si on m'avait enfoncée sur la tête un sac occultant. J'appuie mon dos contre la porte, secouée d'affreux tremblements. Faites qu'il ne m'ait pas vu entrer !
Je colle mon oreille contre le panneau de bois. Quelqu'un approche.
Goenbae : Cul sec !
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