44. Le témoin (réécriture)
En effet, Seong Kitaek vient de passer le seuil du restaurant.
Il rajuste sur son nez ses lunettes rondes, qui paraissent toutes petites par rapport à son visage large. Je lui donne approximativement le même âge que Minhok. Les deux hommes échangent une poignée de main distante.
— Seong Kitaek, se présente-t-il.
— Jeong Youngjae, répond le journaliste.
Je cache ma surprise, tout en tendant ma main à mon tour. Dois-je mentir également ? Si c'était nécessaire, il me l'aurait suggéré. Je serre la main, m'incline légèrement et entrouvre les lèvres pour me présenter, lorsque Minhok me coupe la parole :
— Et je vous présente Jeanne Daussy, une stagiaire française qui vient étudier le journalisme ici. On ne m'a pas laissé le choix... Faites comme si elle n'était pas là.
J'avale ma salive. Même notre invité semble gêné de son mépris affiché.
— Elle... elle ne comprend pas le coréen ?
— Si. Pourquoi ? dit-il en faisant signe à Kitaek de s'assoir.
L'homme me jette un regard confus tout en s'asseyant en face de nous. Chacun dans son camp : d'un côté de la table ceux qui poseront les questions et de l'autre celui qui devra y répondre.
— Ça ne vous dérange pas que j'enregistre ? demande Minhok en déposant son téléphone portable entre eux, le doigt prêt à lancer l'application.
— Vous n'allez pas citer mon nom ?
— Comme convenu.
— Alors, ça me va.
L'entretien commence, sans plus de politesses. Minhok demande à Kitaek de décrire ce qu'il a vu ce jour-là. À quelle distance il se trouvait ? S'il était sur le pont ou en dessous ? Combien de personnes étaient présentes ? À quelle heure précise cela s'était passé ?
Kitaek répond à tout. Parfois, il s'interrompt comme pour faire un effort de mémoire. Souvent, il rappelle : « Ça fait longtemps, je ne me souviens plus de tous les détails. »
Sans me soucier de paraître impolie, je fixe directement cet homme. Je sais qu'en Asie regarder un inconnu dans les yeux ne se fait pas. Minhok lui-même interviewe notre témoin en fixant un point au niveau de son menton.
Plus je l'observe, plus ma conviction se renforce : cet homme ment, et il le fait très bien, un véritable professionnel.
— Personne n'a filmé à ce moment-là ?
— Je ne crois pas. Je n'ai vu personne filmer.
— Le rapport de police dit qu'aucune caméra n'a filmé la scène, pourtant la zone est sous vidéoprotection. Vous sauriez l'expliquer ?
— Moi ? Je ne sais pas. Il était probablement dans un angle mort par rapport aux caméras, qu'est-ce que j'en sais ?
Pour un homme honnête, je le trouve beaucoup sur la défensive.
— Vous souvenez-vous de quel côté du pont c'était : vers l'aval ou vers l'amont ?
— Je ne sais plus...
— S'il vous plait, faites un effort.
— Je... je ne sais plus. Désolé.
— Au milieu du pont, plutôt du côté du nord ou plutôt du côté du sud.
— Ce sont des détails dont je ne peux plus me rappeler, maintenant. C'était il y a trop longtemps.
Je comprends que Minhok cherche encore la preuve parfaite, filmée. Il semble un peu déçu, mais préfère de pas insister.
— Je crois que je ne vais pas vous retenir plus longtemps. Vous êtes sûr de ce que vous avez vu ? Vous n'avez aucun doute sur la déposition que vous avez faite à l'époque ? Rien à rajouter ou aucun détail qui vous soit revenu depuis ?
— Absolument, je vous ai tout dit et je suis sûr de ce que j'ai vu. C'était Song Minsuk et je ne suis pas le seul à l'avoir vu.
Le journaliste esquisse un coup d'œil dans ma direction et nos regards se croisent. Il a eu ce qu'il voulait : la confirmation que je suis folle et il espère que je vais ouvrir les yeux. Seulement, ce témoignage ne me convainc pas. Je crois que Kitaek ment et je ne vais pas le laisser s'en tirer comme ça.
— Comment vous avez su que c'était Song Minsuk ? interrogé-je sans demander la parole. Vous saviez à quoi il ressemblait ?
Minhok me réprouve dans le regard, mais il n'essaie pas de m'interrompre.
— Tout le monde savait à quoi il ressemblait. Il passait à la télé tout le temps à l'époque.
Je fouille mes poches, sors quatre photographies et les dispose sur la table. Je les tourne pour qu'elles soient en face de Kitaek. Il les observe avec incrédulité, remonte encore la monture de ses lunettes sur l'arête de son nez.
— S'il vous plait, monsieur Seong, est-ce que vous pouvez m'indiquer parmi ces photographies où est Song Minsuk ?
Même l'œil de Minhok s'anime d'intérêt. Il comprend enfin l'expérience à laquelle je me livre : une parade d'identification, comme dans les séries télé, lorsqu'on place la victime derrière une vitre sans tain et qu'on lui demande de reconnaitre le coupable parmi les suspects. Pour ne pas lui faciliter la tâche, j'ai sélectionné des Idols qui ressemblent assez à Minsuk. Je croise les doigts pour qu'il ne remarque pas le modèle vivant assis devant lui.
Le témoin émet un rire sans joie.
— Vous plaisantez ? C'était il y a plus de quatre ans, je ne me souviens plus parfaitement...
Il cherche l'appui de son compatriote, malheureusement pour lui, ce dernier abonde dans mon sens.
— Je ne comprends pas, s'étonne-t-il. Vous ne reconnaissez pas Song Minsuk ?
— Si, si bien sûr. Je crois. Enfin, je ne sais pas.
— Indiquez-nous, s'il vous plait, où il se trouve.
Seong Kitaek observe les photos, il les attrape, les examine, proprement. Je le vois écarter deux photographies et en conserver deux qu'il contemple longuement. Il se montre indécis :
— Ils se ressemblent...
Effectivement, les deux garçons qu'il comparent pourraient être de la même famille, mais ni l'un ni l'autre ne se trouve être l'idole de ma jeunesse.
Voyant que nous ne lui venons pas en aide, il avance son choix en argumentant :
— Je dirais celui-ci, mais... ça ne prouve rien. Ce jour-là, j'avais vu Song Minsuk à la télévision, la veille. C'est pour ça que je n'avais aucun doute, que j'étais sûr... Aujourd'hui, on ne le voit plus tellement à la télévision...
Il parle en consultant Minhok, puis moi, puis encore Minhok. Nous ne lui disons rien.
— Alors, c'est lui ? Non... Ce n'est pas ça !
Il repose la photographie et en prend une autre, visiblement au hasard.
— Celle-ci ! J'étais confus, mais c'est celle-ci. J'en suis sûr, cette fois.
Il soulève l'un des clichés, encore un échec, avec une fierté qui ne trompe personne. Je ne cache même plus mon mépris et Minhok intervient :
— C'est bon, ce n'est rien. Laissez cela.
Il se relève et sors d'une poche intérieure de sa veste une enveloppe en kraft.
— Voilà, pour vous remercier.
L'homme attrape son dû et nous salue, même s'il a du mal à cacher son désappointement.
— Encore merci, à bientôt.
Une fois que Kitaek a quitté le Starbuck, je me tourne vers Minhok.
— Il ment, c'est évident !
— Chut, moins fort... vous auriez pu m'en parler avant. Je passe pour quoi ?
— C'était une bonne idée, non ? Vous pourriez me remercier, plutôt que de me faire des reproches ? J'allais vous le dire... et j'ai oublié.
Il lève les yeux au ciel.
— L'important, c'est qu'on peut être certain qu'il ment, maintenant ? Minsuk ne s'est jamais jeté du pont de Mapo, jamais ! Vous me croyez, maintenant ?
Je m'agite sur ma chaise, en face de moi, l'homme semble à bout.
— Ça ne prouve pas qu'il mente. Ça montre juste qu'aujourd'hui, il ne sait pas le reconnaitre. Ça ne prouve pas qu'à l'époque, il n'en était pas capable. La mémoire humaine n'est pas une science exacte.
Il me crie presque dessus. Je baisse les yeux en l'écoutant, déçue par son attitude.
— En journalisme, on recoupe les informations et les différents témoignages... pas seulement parce que les gens mentent, mais parce qu'ils ont tous une version différente des faits, qu'ils peuvent nous induire en erreur en toute bonne foi.
Je ne lui réponds pas. Qu'est-ce que je devrais lui répondre ? Nos deux natures obstinées ne s'accorderont jamais. À moins qu'une preuve irréfutable vienne confondre l'un d'entre nous ; le témoignage d'aujourd'hui n'a pas suffi.
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