28. Les oreilles qui trainent (réécriture)
Nous nous dirigeons vers l'amphithéâtre et, comme à son habitude, Nanae ouvre la marche. Je la regarde et je me dis qu'une part de moi voudrait tout lui dire, lui révéler les véritables raisons de ma présence parmi eux, ma quête. Je le désire pour briser ma solitude. Mais une autre partie s'oppose à cela. Une partie qui connait la réaction que risque d'avoir Nanae si je la mets dans la confidence : l'incompréhension, puis le rejet. Je n'ai pas envie de perdre Nanae en tant qu'amie.
— Nanae ? demandé-je malgré tout. Tu penses que Minsuk s'est suicidé pour quelle raison ?
L'adolescente contemple attentivement le plafond. Au bout de quelques secondes, elle me répond :
— J'ai entendu dire qu'il était dépressif, qu'il prenait des médicaments et qu'il avait une personnalité sombre, dans le privé.
— Tous les idols prennent des antidépresseurs et des pilules contre le stress, et ils ne se suicident pas tous !
J'ai dit cela sur un ton plus sec que je ne l'aurais voulu. Je savais que Minsuk prenait des médicaments. Il l'a confessé dans une chanson autobiographique. Pourtant, je ne trouve pas que ce soit un argument.
— Mais Minsuk, lui, il était dépressif depuis très longtemps, surenchérit-elle. On raconte qu'il avait déjà une dépression avant d'entrer à la Pak, qu'il trainait un passé difficile, que son père était mort, que sa mère n'était pas très présente...
... et que son frère le frappait. On entend tout et n'importe quoi sur l'enfance de Minsuk ! Je sais trop bien tout ce qu'on raconte sur Minsuk et son enfance. Des mensonges dans bien des cas. Je n'irais pas jusqu'à dire que Minsuk a eu une enfance idyllique, mais il n'était pas dépressif. Un peu mélancolique, sans doute, mais pas dépressif ! Je suis sûre qu'il a commencé les antidépresseurs plus tard, probablement à cause de la pression et du succès.
— Enfin, modère Nanae en haussant les épaules, je ne sais pas vraiment. C'est ce qu'on m'a dit.
— Moi, je n'y crois pas. Je ne crois pas qu'il était dépressif quand il était jeune.
Soudain, nous sommes alertées par une voix forte qui ne m'est pas inconnue. Je m'arrête au centre du corridor et ma camarade dérape et se retourne. Elle revient sur ses pas pour me rejoindre.
Le ton monte encore d'un cran, si bien que je devine facilement d'où provient la voix. Je me rapproche de la porte sur laquelle est indiquée : « Monsieur Park M- / PDG ». Des stores occultants ont été abaissés devant les parois de verre, mais un fenestron doit être entrebâillé, car on entend parfaitement tout ce qui se passe.
Nanae s'approche de moi, la tête rentrée dans les épaules et un sourire amusé sur les lèvres. Elle secoue la main en me disant :
— Oh my god ! Quelqu'un est en train de se faire passer un savon !
L'adolescente chuchote. Dans les couloirs, deux étudiants circulent, accélèrent en passant devant le bureau. Ils nous regardent comme si nous étions deux licornes échappées de leur nuage.
— Je crois qu'il ne faut pas rester là, m'explique Nanae, en me tirant par la manche.
Pense-t-elle réellement que je n'ai pas compris ? Tout le monde sait très bien qu'écouter derrière les portes, cela ne se fait pas, que l'on soit de France ou de Corée du Sud, ou de n'importe quel autre pays d'ailleurs ! Les deux autres étudiants s'étaient déjà éloignés, prudemment. Nanae insiste.
— Chut ! dis-je.
Je veux entendre.
« Tu devrais t'estimer heureux d'être encore là ! J'aurais dû te licencier ! Tu es une honte, une erreur de cette entreprise, un échec, un incapable, un... »
Je viens de reconnaitre la voix, il s'agit bien de celle de X Park lui-même, en proie à une violente colère. Nanae me supplie du regard de partir. Je lui fais comprendre qu'elle n'a qu'à y aller, elle, si elle le désire.
« Le pire manager de toute la compagnie, le pire employé de toutes les compagnies. De tout Séoul, de toute la Corée, de tout... »
Nanae m'abandonne à contrecœur. Je reste seule, devant la porte du PDG, à tendre l'oreille. À qui parle-t-il ? Un manager ? Mais lequel... et pourquoi se mettre dans une telle colère ?
« Pardon. Pardon. »
J'entends cette petite voix, cette voix ridicule face à celle du supérieur ; elle répète ce mot : « pardon », sur le ton de la terreur. J'ignore qui se trouve de l'autre côté des stores, mais j'essaie de deviner la scène. Le bureau n'est pas très grand. J'imagine un homme à terre, le front posé sur la moquette rase. X Park fait les cent pas en fulminant.
« Tu n'encadreras plus jamais un Idol. Après le fiasco avec Minsuk, toi, Gong, tu pensais encadrer un autre Idol !? »
Je m'approche davantage de la paroi de verre. D'autres étudiants continuent de circuler dans le couloir en me regardant de travers, mais je m'en fiche. Cette conversation devient trop intéressante.
« Je t'interdis de dire aux trainees que tu seras bientôt leur manager quand ils seront Idols. Pourquoi tu leur as dit ça ? C'est à moi de décider si tu peux encadrer des Idols ! Pas eux ! Pas les trainees. Et je me fous qu'ils viennent me dire qu'ils t'aiment bien ! Ils ne doivent pas bien t'aimer ! Tu as été trop mou avec Minsuk, tu l'as laissé écrire, tu l'as laissé écrire ces choses ! À cause de toi, de ta bêtise, ça aurait pu nous détruire ! »
Je me demande de quelle écriture il parle. Peut-être du titre The sound strike, que Minsuk a écrit et posté sur son compte SoundCloud, sans demander l'autorisation de son label...
« Pardon. Pardon. Souvenez-vous, monsieur Park, que je vous ai prévenu à temps. Grâce à moi nous avons pu récupérer ce qu'il a écrit et tout le reste. »
Ça ne colle pas. Ils ne sont pas en train de parler des paroles de The sound strike. De quoi alors ? Ça m'a l'air d'être très important. Je m'approche encore plus de la porte, collant pratiquement mon oreille au verre.
« Je suis venu tout vous dire, poursuit la voix faible du manager, avant que ça ne sorte de l'entreprise...
— ... Insecte ! hurle X Park. Cloporte ! Mouche à merde ! Tu vas arrêter de parler ! Tu n'as pas d'excuses, aucune excuse ! »
Le PDG agonit si fort que les stores tremblent sous ses invectives zoologiques.
« Tu n'as provoqué que des catastrophes ! Je ne sais pas ce qui me retient...
— Pardon. Pardon. »
L'image de deux hommes en train de se battre me vient à l'esprit.
« Dégage ! »
Je sursaute intensément. Un choc brutal retentit à quelques centimètres de mon oreille et secoue violemment les stores. Un objet lourd, un livre ou un dossier, vient d'être jeté sur la paroi. Avant que je ne puisse m'écarter, la porte s'ouvre et je me retrouve nez à nez avec le manager Gong qui doit piler pour ne pas me rentrer dedans.
Si je ne venais pas d'entendre X Park appeler cet homme par son nom, je ne l'aurais jamais reconnu. J'ai souvent vu le manager Gong. Il était sur un grand nombre de photos et de vidéos, tout au long de la carrière de Minsuk. Mais, il y a quatre ans, c'était un homme grassouillet : visage joufflu, cuisses charpentées. Aujourd'hui, ses joues sont creuses et ses jambes se perdent dans un pantalon trop large. À le voir ainsi devant moi, je repense à de vieilles photographies dans lesquelles Minsuk regarde Gong avec un sourire dans les yeux. Il y avait une complicité évidente entre ces deux-là. Mais quinze jours avant la disparition, une vidéo de fans montre Minsuk en train de faire la gueule à son manager. Gong répète : « Regarde-moi ! Regarde-moi ! », à un jeune homme qui s'obstine à l'ignorer. À l'époque, les anti-fans s'étaient acharnés sur l'Idol, en dénonçant un caprice de star ne respectant pas ses équipes.
Pendant la seconde durant laquelle je repense à tout ça, je reste figée sur place. J'ai les jambes fléchies, l'oreille tournée vers la porte. Le manager Gong me regarde, effaré, stoppé dans sa retraite. Derrière lui, le directeur apparait dans l'encadrement. Après la scène qu'il vient de donner, son teint est encore rouge, mais la perplexité a remplacé la colère. Il me contemple avec stupéfaction.
Soudain, je me redresse, je m'incline devant les deux hommes.
— Excusez-moi, je dois aller en cours, je suis en retard. Monsieur Park. Monsieur Gong.
Je m'incline encore deux fois, devant chacun d'entre eux, et je m'éclipse avant qu'ils n'aient le temps de prendre une décision me concernant.
J'entends : « Eh ! », dans mon dos. Je fais semblant d'être sourde.
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