26. Cher journal... (réécriture)
Depuis mes débuts, je dois me battre pour garder une position qui ne va pas de soi.
La majorité des autres idols de K-pop sont les interprètes de chansons composées et écrites par d'autres. Leur place n'est pas en studio. J'ai un autre point de vue sur la question. Non seulement je suis à ma place dans un studio, mais il s'agit de ma place. L'endroit où nait la musique.
La nuit dernière, j'ai squatté le studio. Cette fois-là, nous étions cinq seulement sur les quinze auteurs-compositeurs que la Pak a engagés pour travailler sur mon prochain album : moi, trois coauteurs et Kim Jinwoo, le producteur musical. Un jour, si je suis patient, je pourrai être producteur musical à mon tour. Pour l'instant, c'est Kim Jinwoo qui détient ce titre et prend toutes les décisions d'ordre artistiques.
Quand je suis arrivé, nous nous sommes tapés dans la main, comme le feraient de vieux amis. Pourtant, la première fois que ces personnes m'ont vu, j'avais pu lire dans leurs regards ce que j'étais pour eux : un enfant idiot et pistonné. Ils m'avaient réservé un accueil encore plus froid que les précédents. Je suis devenu trop connu pour être crédible, je crois. Les compositeurs semblent considérer que si la prod me laisse m'impliquer dans la conception, c'est uniquement parce que les fans aiment voir le nom de leur idol dans les crédits de l'album qu'elles vont acheter. Pour eux, je suis là pour la vitrine. Le pire, c'est que je ne peux pas leur donner tort. La prod m'a placé là moins pour mes talents que pour ma popularité.
Le temps est passé depuis cette première rencontre et j'ai réussi à leur faire oublier une partie de leurs préjugés. Ils m'ont vu composer et savent que j'ai des aptitudes. J'ai même reçu des compliments, nuancés par l'incipit « pour ton âge », mais des compliments tout de même.
Bien qu'on ne m'ait rien demandé, j'ai apporté mes démos aux studios. Kim Jinwoo m'a d'abord demandé les paroles que j'avais la charge d'écrire. J'en ai profité pour lui dire :
— J'ai pensé à un truc pour l'album... Je peux ?
J'ai retenu ma respiration. Je savais qu'il était en droit de m'opposer un refus pur et simple.
— Si ça te fait plaisir, a-t-il dit pour ma plus grande satisfaction.
J'ai fait tourner la musique. Kim Jinwoo a écouté avec détachement, s'attendant par avance à un travail un peu amateur, qu'il allait devoir corriger. Cela m'irrite, cette façon qu'il a de prendre une posture de maître vis-à-vis de moi. Il ne fait pas cela avec les autres coauteurs.
— C'est une idée qui m'excite beaucoup en ce moment, ai-je commenté... j'espère qu'on pourra en faire... un peu... dans l'album. J'ai écouté beaucoup de jazz et puisque dans « Boussoles tordues » on avait pu marier les percussions de la musique traditionnelle coréenne avec le hip-hop, je voudrais exprimer la rencontre du jazz avec celle du hip-hop, à travers une chanson d'Idol...
— Pourquoi pas ? Je crois qu'on pourra associer ta musique avec le projet sans titre n°5, celui qui parle de l'insatisfaction de l'ange.
J'ai hoché la tête, heureux d'être entendu. Le projet que nous construisons repose sur le concept de l'ange et du démon. Le titre phare, qui est presque déjà bouclé, illustre la part violente de mon personnage, celle qui a fait le succès de Crazy love. Mais j'ai envie d'utiliser la dualité de ce concept pour écrire des chansons à contre-emploi de tout ce que je fais actuellement. Je voudrais donner à mon image un aspect plus fragile et sensible, qui me ressemblerait davantage.
— J'ai également pensé qu'on pourrait poursuivre le concept de l'antinomie, dans les prochains albums. Celui-là oppose le bien et le mal, à travers le concept de l'ange et du démon. Pour la suite, on pourrait imaginer des oppositions différentes...
Je compris en observant l'amusement de Jinwoo que j'étais excessif. Je n'y peux rien si je suis le genre de musicien auquel on demande un refrain et qui débarque, la semaine suivante, avec un projet de six albums, avec douze titres chacun, paroles et musique comprises, et si on me demande, j'aurais même envisagé le design de la pochette.
— J'ai même pensé à quelques sujets, l'un d'eux étant... « Réalité et faux-semblant ».
— Réalité ?
J'ai avalé ma salive. La surprise de mon interlocuteur était prévisible. C'est pourquoi j'avais prévu un argumentaire.
— Je veux exprimer fortement les sentiments que ressentent les Idols, la complexité de leur vie, à travers le fait d'être une célébrité... Et aussi, comment nous sommes tous différents les uns des autres, tout en étant, sur certains autres points, pareils. Ce que c'est qu'être un homme et... une star. Faire un album, par les Idols, sur les Idols, sur ce monde que les fans ne peuvent pas comprendre. Travailler sur la différence entre l'image que les fans ont de nous et ce que nous sommes en réalité. On ne peut pas comprendre ce que c'est que d'être une star, à moins d'en devenir une soi-même.
J'ai laissé un blanc un peu long, dans lequel un fou rire a éclaté. C'était celui d'un coauteur, assis derrière Kim Jinwoo, surnommé Yoh. J'ai beaucoup de respect pour le compositeur Kim, il a du talent et de l'expérience. J'ai de la chance de travailler avec lui. Je ne pourrais pas en dire autant de Yoh. C'est un imbécile qui voit dans la musique une occasion de s'enrichir. Sa conception de l'art se limite à cerner rapidement ce qui fait l'air du temps et à reproduire habilement ce que font les autres. Il est aussi sensible que la chaise à roulettes sur laquelle il s'assoit. L'entendre rire de moi m'a irrité, mais je ne pouvais pas le montrer. Au moins, Kim Jinwoo n'a pas participé au rire et s'est contenté de sourire. Il a posé une main sur mon épaule.
— Pour le jazz-hip-hop, c'est une idée qui se tient. Mais le concept de réalité, c'est... Tu crois vraiment qu'un concept que les fans ne peuvent pas comprendre est une bonne idée ?
— C'est l'occasion de communiquer... justement.
— Et quand tu dis faux-semblants, à quoi penses-tu ?
— Certaines fans ont peur de moi, parfois. Elles pensent que je suis comme le type du M.V. de Crazy love, que je peux crier sur une femme par jalousie et que je peux me battre avec des hommes, parce qu'ils ont regardé ma fiancée avec insistance...
— Et tu veux casser cette image ?
— Je voudrais la nuancer. Je n'ai jamais frappé personne. Je suis un homme comme les autres, de temps en temps, je me sens seul. De temps en temps, je me sens faible. Tous mes albums jusqu'à présent me présentent comme une figure invincible, ce n'est pas ce que je suis.
— Tu crois que les fans qui te suivent veulent t'entendre pleurnicher sur ton sort ?
J'aurais dû comprendre qu'il me provoquait, mais sur le coup, j'ai cru qu'il pensait ce qu'il disait.
— Non ! Je ne veux pas me plaindre, je veux être sincère.
— C'est dangereux la sincérité. Les fans se sont attachés à ce que tu projettes, si tu bouleverses tout, tu vas les perdre. Si la musique est faite de faux-semblants, c'est parce qu'elle doit faire rêver. Ce que tu proposes, c'est trop sérieux.
L'emprise sur mon épaule s'est resserrée, fraternelle, autoritaire.
— Ce que j'essaie de te dire, c'est que tu t'es encore trop éloigné de la catégorie pour laquelle tu travailles.
La bien trop étroite catégorie musicale de la musique K-pop. Je sais que je progresse au sein d'un étroit tunnel où il convient d'avancer tout droit.
— Tu crois pouvoir faire un top 100 avec un album qui s'appelle « réalité » et où tu parles de tes états d'âme ? m'a-t-il demandé.
Si je répondais oui, je passais pour une personne n'ayant pas le sens des réalités (ironique, n'est-ce pas ?). Si je répondais non, j'enterrais moi-même mon projet dans le cimetière des rejetés.
— Non, ai-je dit avec une voix de vaincu. Non, je ne pense pas que l'on puisse entrer dans le top 100 avec ça.
Je venais d'avouer. J'ai pris moi-même la pelle, puis j'ai creusé un trou en terre. J'y ai jeté une part de ce qui se trouvait en moi. Je me suis accroupi et, sur la pierre tombale de mon imaginaire, j'ai gravé l'épitaphe : « REALITE : n'entrera jamais dans les classements des charts »
Je suis un fossoyeur. J'enterre mes créations par dizaines dans un coin oublié de mon esprit. Il m'a fallu créer ce lieu, le jour où d'autres que moi m'ont ordonné de faire une croix sur mes chansons. C'est de mes propres mains, que toutes, les unes après les autres, je les ai mises en terre. Certains cadavres sont vite oubliés. D'autres reviennent encore me hanter, de temps en temps.
Même si je savais le combat perdu et que j'avais déjà tiré un trait sur mon projet, j'ai demandé au compositeur Kim Jinwoo :
— Mais les classements et l'argent, ce n'est pas important quand on crée de la musique.
Il a fait la moue.
— Pourquoi tu es venu à Pak Entertainment, Minsuk ? Et sois honnête.
— Pour faire de la musique, ai-je répondu sans réfléchir.
Le compositeur a fait claquer sa langue. Mauvaise réponse.
— Si tu voulais seulement faire de la musique, sans te soucier ni des classements ni de l'argent, comme tu le dis, tu serais resté dans ton petit groupe de rap indépendant. Si tu es là, aujourd'hui, c'est parce que tu voulais être célèbre. Tu ne peux pas tout avoir. Soit tu écris pour toi, soit tu écris pour le public. Tu écris pour qui, l'Idol ? Pour toi ou pour le public ?
J'ai voulu dire « les deux ». De tout mon cœur, j'ai voulu avoir l'aplomb de lui répondre « les deux ». Je veux que ma pensée et celle de mon public se touchent, directement. Mais entre les deux, juste à la limite entre l'artiste et son public, viennent se caler des préoccupations aussi insignifiantes que la rentabilité financière. Tant qu'elle sera là, indispensable moyen pour atteindre le but, je ne serai jamais pleinement heureux.
— Ici, on écrit pour le public, le grand public, a continué de me dire le compositeur Kim. Et c'est pour ça que tu es venu ici. Parce que tu voulais être célèbre. Maintenant, passe-moi le travail que tu as fait pour l'album.
Je lui ai tendu les feuillets qu'il me demandait, les quelques paroles qui permettront de mettre mon nom sur les pochettes de mes disques. Je n'ai pas eu à plonger profondément dans mon âme pour les écrire. J'en serai fier, malgré tout. Ce que je fais, je le fais sans regret. C'est ce que je ne fais pas qui me manque.
Je me suis assis de nouveau sur le long canapé au fond du studio d'enregistrement. Je l'appelle le banc des remplaçants, comme au foot. Les vrais auteurs-compositeurs travaillent et moi, j'ai le privilège de les regarder.
J'ai ressassé. Je n'aurais peut-être pas dû leur parler de mon projet. Je me suis rendu ridicule. Ces gens savent ce qu'ils font. Ils ont sûrement leurs raisons pour repousser, une à une, toutes mes chansons. Peut-être bien que je n'ai aucun talent. Je ferais mieux d'arrêter de rêver et de me prendre pour un auteur-compositeur. J'ai été engagé comme chanteur, je ne suis peut-être doué que pour cela.
Pendant que je ruminais ces mauvaises pensées, je m'étais à moitié assoupi sur le sofa. La voix de Kim Jinwoo est venue me réveiller :
— T'es encore là, Minsuk ? On a bouclé ta partie, le reste on s'en occupe. Merci à toi. Tu peux y aller maintenant. On a plus besoin de toi.
J'ai encaissé.
— C'est gentil, mais je reste, je reste encore un peu.
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