15. Cher journal... (réécriture)
Par le passé, j'avais des preuves à faire, maintenant, j'ai des comptes à rendre. Le succès fait monter la pression.
J'en fais des cauchemars.
Cette nuit, j'ai rêvé qu'un animateur télé me posait une question et que, lorsque j'ouvrais la bouche, aucun son ne sortait. Je restais stupéfié devant les caméras, les pieds accrochés au sol, l'animateur plaisantait et le public se moquait de moi. J'étais démuni, complètement privé de la possibilité de me défendre. Je redevenais, soudain, l'enfant muet et ridicule que j'étais autrefois.
Cette sensation que j'ai de lutter lorsque je parle n'est pas vraiment nouvelle. Elle ne doit rien à ce succès soudain. J'ai toujours eu du mal à parler, surtout en public. Le silence est ma zone de confort, la parole, elle, un défi permanent. Je ne zozote pas, je ne bégaie pas non plus, seulement, les mots m'échappent. Le sens de ce que je veux dire se forme très clairement dans mon esprit, puis, au moment de construire ma phrase, les mots se perdent, me filent entre les lèvres. Je mets un temps fou à les rattraper. J'avance donc mot après mot, comme sur un fil. Tel un équilibriste du langage, il m'arrive de m'arrêter au milieu d'une phrase, avant de repartir, ce qui me donne une façon de parler lente et tâtonnante.
Pour mon interlocuteur, je passe dans le pire des cas pour un homme un peu lent, réservé et timide, dans le meilleur, pour quelqu'un de tranquille, qui ne se presse pas. En réalité, sans le savoir, les gens qui m'écoutent contemplent les séquelles que j'ai conservées de mon enfance. Je suis un ancien muet qui a retrouvé la parole grâce à un miracle.
Je dis miracle, car mon intime conviction est que je dois ma guérison aux prières de ma grand-mère.
Il s'agit peut-être du plus ancien de mes souvenirs. Je devais avoir quatre ans, presque cinq. Il débute dans une forêt. Minhok-hyung et moi faisions une ascension sur un sentier en pente douce, couvert de galets plats. Nous nous tenions la main. Devrais-je préciser que c'est hyung qui nous entrainait au pas de course ? Je devais trottiner pour parvenir à suivre la cadence imposée par lui. Je regardais peu mes pieds et je trébuchais sur le sentier accidenté. Chaque fois, la main de mon frère, sa stature stable, m'empêchait de chuter. Les doigts de Minhok qui se resserraient sur ma main me faisaient comprendre que je nous ralentissais. Mais je n'avais pas envie de me presser. J'avais envie de suivre le mouvement des branches et le vent qui les secouait. J'aimais voir le ciel qui jouait à cache-cache derrière leurs frétillements.
Puis nous avons entendu la voix de notre grand-père crier nos prénoms. Nous nous sommes retournés comme un seul corps. Nous avons constaté que nos aïeuls ne se trouvaient plus derrière nous. Hyung tirait encore sur mon bras, il voulait repartir, mais j'ai refusé de bouger avant que nos grands-parents ne nous rejoignent. Plusieurs passants, tous vêtus de leurs propres plus beaux hanbok, nous ont dépassés. Ils ont parfois baissé la tête pour nous observer. J'ai compris qu'ils se demandaient si nous nous étions perdus. Puis une femme s'est arrêtée. Elle nous a demandé si nous étions seuls. J'ai tiré sur la manche de hyung, mais ma précaution était inutile, il avait déjà commencé à répondre pour nous. Je l'ai écouté expliquer à la femme que nos grands-parents étaient à quelques pas seulement, qu'on les distinguait, là-bas.
Ma grand-mère soutenait mon grand-père boiteux. Ils s'approchaient de nous, de leurs petits pas. Si mes souvenirs sont bons, l'hanbok de ma grand-mère était rouge avec une ceinture jaune, celui de mon grand-père était comme le nôtre, bleu nuit, avec une ceinture noire.
À la fin de cette longue ascension, nous sommes arrivés dans un temple bouddhiste. Nous avons allègrement abandonné nos chaussures devant l'entrée, à côté de celles de nos grands-parents. À l'époque, nous détestions porter des chaussures, et nous passions notre vie pieds nus.
À l'intérieur du grand temple, il y avait beaucoup de monde. Mon souvenir doit correspondre à un grand moment du calendrier bouddhiste. Il y avait une odeur de corps humains (de pieds particulièrement), d'encens et de papier. Nous avons pris des coussins à l'entrée et nous nous sommes agenouillés dessus, entre les autres villageois.
J'ai observé le grand Bouddha en bronze massif, assis en tailleur. Il avait une main posée sur la cuisse, en coupe, et une main levée, les extrémités du pouce et de l'index jointes pour former un cercle. La statue me souriait et fermait les yeux.
Nous avons imité nos grands-parents et nous nous sommes inclinés plusieurs fois. J'avais envie de regarder Minhok, pour lui faire part de mes impressions, pour savoir ce qu'il en pensait, lui. Je voulais lui parler du silence, de toutes ces personnes qui nous entouraient, des hommes et des femmes, de tous âges, qui se prosternaient et allaient déposer des présents, allumer des bougies, verser de l'eau, mais qui ne parlaient pas. J'avais l'impression que tout le monde était comme moi.
Mais hyung ne me regardait pas, il était encore en train de se prosterner. J'ai donc reporté mon attention vers notre grand-mère. Elle sortait un dépliant de photographies. J'y ai d'abord vu notre mère, pour laquelle ma grand-mère s'est prosternée de nombreuses fois. Elle a gardé la photo à la main, appuyée contre son cœur, lors de sa prière.
Ma mère ne venait jamais au temple. Elle se méfiait des rituels païens. Elle se fâchait, parfois, quand elle apprenait que nos grands-parents nous avaient conduits au temple.
« Je les ai baptisés », disait-elle, hurlant sur mon grand-père. « Cela veut dire que, devant Dieu, j'ai promis qu'ils ne suivraient pas de rituels païens !
— Nous avons le droit d'aller au temple et ils sont trop jeunes pour rester seuls à la maison. Tu n'as qu'à les prendre avec toi, si tu n'es pas contente de l'éducation que nous leur donnons. »
Ça la mettait hors d'elle, bien sûr. Je pense que si elle avait pu nous garder près d'elle, elle l'aurait fait. En tout cas, c'est la version que j'ai choisi de croire.
Après avoir prié pour ma mère, ma grand-mère a tourné son dépliant et j'ai vu ses propres parents, ceux qui sont enterrés dans la montagne. Elle a prié pour eux. Puis est venue la page suivante, la photo de Minhok-hyung.
Par réflexe, je me suis tourné vers lui, il m'a expliqué dans notre langage caché, celui qui n'a pas besoin de mots, qu'il avait vu lui aussi. Je lui ai demandé s'il savait ce que grand-mère demandait à Bouddha. Il ne savait pas exactement, mais il supposait qu'elle priait pour sa bonne fortune, pour qu'il réussisse bien à l'école et qu'il reste toujours en bonne santé.
J'ai décidé de m'incliner plusieurs fois, moi aussi, en demandant la même chose pour hyung, pour mes grands-parents et pour ma mère qui travaillait si dur pour joindre les deux bouts, à Séoul. J'ai prié fort pour elle, parce que j'avais déjà conscience, à cet âge-là, que la mort de notre père l'avait mise dans une grande difficulté.
La photo suivante qui est venue entre les mains de ma grand-mère me représentait. Nous nous sommes consultés à nouveau. J'ai demandé à hyung si grand-mère priait pour ma bonne fortune. Il m'a regardé bien dans les yeux et a mis un doigt sur sa bouche. J'ai su qu'il avait raison, grand-mère priait pour que je parle, pour que je dise enfin mon premier mot.
Elle s'inquiétait beaucoup pour moi. Tous les adultes avaient l'air de beaucoup s'inquiéter pour moi. Moi, je ne partageais pas vraiment leurs craintes. Je les comprenais bien lorsqu'ils me parlaient et si j'avais besoin de demander quelque chose, hyung était là pour leur faire la traduction.
Pourtant, je me suis tourné vers le Bouddha. Pouvait-il me pousser à parler si je n'en avais pas envie ? Il suffisait que je le regarde, lui qui faisait cent fois ma taille, pour que je sache que oui. Il pourrait me faire trouver les mots qui me manquaient, les mots qui m'échappaient.
Lorsque nous sommes sortis du temple, j'ai pris la main de hyung à nouveau et je lui ai fait la promesse que ce serait pour bientôt.
J'ai parlé peu de temps après ce souvenir. Je ne me rappelle plus du tout de mes premiers mots. Mais... je sais que j'étais tellement habitué à lui, qu'arrêter le silence ne s'est pas fait sans de nombreuses rechutes. Ça me prenait sans crier gare, au petit déjeuner ou pendant un cours de maths, à la cantine ou pendant la fête d'anniversaire d'un camarade de classe, je redevenais muet.
À l'adolescence, j'avais peur de m'adresser aux enfants de mon âge, et la peur n'arrangeait rien, bien au contraire, elle me rendait encore plus aphone. C'était un cercle vicieux duquel il était difficile de sortir. Plus j'appréhendais, plus ma langue jouait les abonnées absentes. Cette incapacité engendrait, alors, une tendance à fuir le dialogue, à remplacer les mots par des sourires et des yeux baissés.
On croit que je suis silencieux parce que je suis timide, mais c'est plutôt l'inverse, je suis timide parce que je suis silencieux.
J'ai dit toutes sortes de choses, à propos de la musique. J'ai dit que je voulais faire de la musique pour changer le monde, pour aider les autres à rêver. J'ai dit, une fois, que c'était pour draguer les filles, une autre, que c'était pour devenir John Lennon et être plus connu que Jésus. J'ai même dit à un pote (j'avais trop bu) que c'était pour faire chier ma mère (C'est vrai qu'elle me voyait plutôt avocat ou scientifique). Mais aucune de ces raisons n'est la raison. En réalité, je fais de la chanson parce que quand je rappe ou lorsque je chante, rien ne s'oppose à ma voix. Le silence qui me menace lorsque je parle ne peut rien quand il y a de la musique pour m'accompagner. Jamais je ne bafouille, jamais je ne suis lent. Quand je suis sur scène ou en studio, quand je crée, que j'invente, que je produis de la musique, je suis, en quelque sorte, un très grand myope à qui on donnerait enfin des lunettes. Je n'ai plus aucun handicap.
Hanbok : Vêtement traditionnel coréen, aux couleurs vives et lignes simples.
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