13. Entretien rapide (réécriture)
Je détourne le regard en apercevant Rémi dans le groupe de candidats auquel j'appartiens. Je surprends un tic, au niveau de ses lèvres, comme s'il avait pensé à quelque chose d'amusant. Vient-il de remarquer mes jambes ?
Notre groupe totalise six candidats. C'est très simple de nous identifier, puisque la Pak nous a donné des badges jaune fluo que nous devons porter autour du cou. Il y a notre prénom, notre numéro de candidat, le numéro de notre groupe de passage (le dix-huit), et aussi notre âge.
Rémi se rapproche de moi et chuchote : « bonjour ». Mon éducation m'oblige à lui répondre et je regrette énormément que Nanae soit déjà partie avec le groupe précédent. Heureusement pour moi, il n'a pas le temps d'engager la conversation, à 18h30 précise, une femme, portant le badge de la Pak, s'avance, se présente comme étant notre guide et nous demande de la suivre.
Nous montons dans l'ascenseur, où elle introduit sa carte électronique dans le lecteur. Je scrute les détails, dans l'espoir d'apprendre un maximum de choses sur le fonctionnement de cette entreprise. Je comprends que sans carte on ne peut pas aller où on veut. Je pense aussi qu'il doit exister différentes cartes qui ne donnent pas accès aux mêmes étages ni aux mêmes salles.
Premier étage, deuxième, puis troisième : je sens le stress monter en même temps que l'ascenseur. Celui des personnes qui m'entourent s'ajoutant au mien. Mes genoux tremblent, ça me rappelle mes premiers oraux pour le Bac.
La porte s'ouvre au quatrième et nous suivons notre guide. Mes chaussures à talons (encore une bonne idée de Nanae) s'enfoncent dans la moquette rase. Notre groupe avance, dans un silence presque monastique. Nous passons devant des salles de musique ou de répétition. Les pièces sont des bocaux, c'est-à-dire que les murs sont en verre et que leur transparence expose les agents de l'entreprise en plein travail, comme s'ils étaient des poissons rouges.
Nous arrivons dans une immense salle, particulièrement lumineuse, qui doit tenir lieu de studio de photographie. Il y a une petite estrade dans un coin. Un arrière-plan a été installé, tellement blanc qu'il m'oblige à plisser les yeux. Des ampoules électriques, montées sur tréteaux, sont équipées de parapluies de prise de vues réfléchissants. La lumière naturelle doit être suffisante aujourd'hui car tous les projecteurs sont éteints.
Une femme très lookée, avec de grandes lunettes branchées à écailles et une chevelure coiffée-décoiffée, quitte le petit groupe d'adultes pour venir vers nous. C'est elle la patronne, parce qu'elle concentre l'attention de tous les autres employés. Elle tient dans la main une tablette sur laquelle elle jette un coup d'œil avant de nous dire :
— Groupe dix-huit, veuillez approcher. Allez ! Allez ! On a déjà du retard.
Son regard balaye notre groupe, de la gauche vers la droite, avant de revenir brutalement sur l'un d'entre nous : Rémi. Elle pose ses yeux sur le haut de son crâne et descend attentivement jusqu'à ses chaussures, avant de remonter, toujours avec la même attention, au niveau de ses yeux.
— Vous ! « Rémi, dix-neuf ans ».
Un geste de l'index lui indique de s'approcher. Il s'avance avec un mélange de décontraction et d'assurance.
Chaque personne exprime son stress d'une manière différente, que ce soit par un rire nerveux ou au contraire un visage fermé, que ce soit par un excès de sécrétion de sueur ou des tremblements compulsifs. Nous avons tous quelque chose qui nous trahit. Chez Rémi, j'ai beau chercher... je ne trouve rien. On croirait réellement que pour lui, ce casting n'est qu'une formalité.
— Mettez-vous sur la scène, s'il vous plait. Andrew !
Je suppose que le fameux Andrew est ce grand Coréen, maigre, fébrile, qui tient dans les mains un appareil photographique professionnel. Sous la direction de sa patronne, il prend plusieurs photographies de Rémi, de face, de dos, de profil. Le candidat prend naturellement la pose, tout à fait dans son élément.
Apparemment, le casting a commencé pour de bon. Comme ça. Sans explication. Sans présentation. Je vois qu'il essaie de croiser le regard de la femme ; mais elle ne s'intéresse pas à son visage, elle fixe ses fesses, ses jambes, ses bras.
— Vous avez déjà fait des shootings ? demande-t-elle.
— Oui, j'ai déjà de l'expérience en mannequinat et je suis Ulzzang, répond Rémi.
Elle parait impressionnée. D'après ce que j'ai compris, un Ulzzang est une personne qui s'affiche sur les réseaux sociaux, qui fait beaucoup de selfies et qui prend énormément soin de son apparence (raison principale pour laquelle des gens le suivent).
— Qui vous a pris en photo ?
Rémi récite une liste de noms.
— Connais pas, marmonne la professionnelle.
— Ce sont des amateurs, des amis, mais ils font du bon travail. Grâce à eux, j'ai pu faire un buzz fantastique, avec ce visage.
Il montre sa tête et prend une pose caricaturale : tête penchée, regard de fauve. Je suis au bord du fou rire, alors que la responsable de casting ne montre aucun agacement, au contraire, je crois que ça ne lui déplaît pas. Tout d'un coup, elle s'avance vers lui, sort un mètre de ruban de sa poche. Elle prend ses mensurations et vérifie sa taille. Elle passe son temps à prendre des notes, sur sa tablette, à l'aide d'un stylet.
— Vous faites de l'exercice en salle, pour la musculation.
— Évidemment.
— Je peux vous demander pourquoi vous voulez nous rejoindre ? Quelles sont vos motivations ?
— Pour commencer, aller plus loin que mon expérience de Ulzzang en faisant connaitre ma beauté à un plus large public. Ça serait vraiment dommage que certaines filles n'aient pas la chance d'en profiter ! Je voudrais bénéficier de l'amour des foules et je considérerai toutes mes fans comme si elles étaient chacune mon grand amour, ma propre femme. Je les traiterai vraiment comme mes petites amies. Sauf pour les cadeaux, évidemment ! Je n'aurais pas les moyens, je ne suis pas millionnaire !
— Tout un programme, commente celle dont on ne saura jamais le nom. Pourquoi est-ce que vous pensez que la Pak devrait vous choisir, vous plutôt qu'un autre ?
— Hum, en dehors du fait que j'ai le plus beau visage que vous verrez aujourd'hui ? ...
La responsable de casting a un petit rire, mais elle joue le jeu :
— Oui, en dehors de cette évidence, bien sûr...
— J'ai aussi un très, très beau corps, dit-il sur un ton pince-sans-rire.
Plusieurs personnes éclatent de rire à côté de moi. Je reste sans voix, parce que je n'arrive pas à savoir à quel point il pense ce qu'il dit. La responsable prend en notes et poursuit :
— Ok, c'est bon pour moi. Vous allez pouvoir passer en audition. Vous pouvez descendre de la scène.
Rémi sort de son estrade tel un vainqueur, la tête haute, il passe une main dans ses cheveux.
La responsable à lunettes recommence à scruter le groupe dix-huit, ce qui me ramène brutalement à la réalité. Je cesse de penser à Rémi, à son comportement qui me déstabilise, pour me reconcentrer sur mes propres intérêts.
Les yeux évaluateurs balayent le groupe une ou deux fois, semblent hésiter, puis finalement, ils se plantent sur moi. Je baisse la tête, parce qu'on m'a appris que c'était très impoli de regarder un inconnu dans les yeux, en Asie.
— « Jeanne, dix-huit ans », lit-elle sur mon badge fluo. Venez !
J'avance, très mal à l'aise de sentir tout cet intérêt sur moi soudainement. Je ne peux pas m'empêcher de croiser les bras et de rentrer les épaules. Je monte à mon tour sur l'estrade et me retrouve face à la responsable de casting. Derrière elle, au-dessus de son épaule droite, Rémi me fait un clin d'œil, comme s'il voulait me signifier : « tout va bien se passer ». Il est tellement sûr de lui, de l'effet qu'il produit sur les femmes. Il ne suppose pas une seconde que j'en sais déjà un peu trop sur lui, que je l'ai entendu dire ces saletés à propos de moi.
— Vous comprenez notre langue ? demande la responsable de casting.
Par-dessus l'épaule de la femme à lunettes, je me concentre sur ce grand arrogant qui me toise. La suite promet d'être amusante, je ne veux rien rater de ce spectacle.
— Oui. J'ai eu le niveau 4 au TOPIK.
À l'instant où je prononce cette phrase, l'expression de Rémi change ; il a compris. L'air de rien, j'ai décroisé les bras et je me suis redressée.
— Tant mieux, poursuit la responsable. Je n'aime pas parler en anglais. Alors, vous venez de quel pays ? Comment avez-vous entendu parler du casting ? Vous faites quelque chose d'autre dans la vie ? Est-ce que vous pouvez vous tourner, vous mettre de dos ?
Le fameux Andrew est en train de me mitrailler. Je n'arrive pas du tout à paraitre naturelle, à prendre des poses. J'essaie de répondre aux questions, tout en tournant sur moi-même. C'est très étrange de parler à quelqu'un tout en lui tournant le dos.
Je lui réponds que je suis française, que je suis tombée sur leur annonce par hasard et que je fais des études de traductrice, que c'est là que j'ai appris le coréen.
Elle s'approche de moi avec le mètre, comme elle l'a fait avec Rémi. Elle me mesure le tour de poitrine, la taille et le gras de fesse. Elle note tout. Je sens que c'est un moment crucial et je n'ai aucun moyen de savoir comment je m'en sors.
— Andrew ! Le pèse-personne, s'il te plait.
Je monte sur la balance, mon poids s'affiche : 60 kilos, tout habillée.
— Vous avez déjà fait des régimes ?
J'ai envie de lui répondre que c'est hors de question, mais je repense à la réponse de Rémi quelques minutes plus tôt à propos de la musculation, alors je me force à répondre :
— Évidemment.
— Pourquoi voulez-vous intégrer la Pak ? Des motivations ?
Là, il faut que j'invente... et vite. Naturellement, je pense à Minsuk. Il a passé ce casting, à l'époque, et ils l'ont pris.
— Eh bien...
Tout le monde me regarde. Je réfléchis aussi vite que je le peux, pourquoi suis-je là ? Dans quel but ?
— J'admire beaucoup Song Minsuk et... au début de sa carrière, dans une interview, en 2012, je crois. C'était en mars... enfin bon, peu importe. Song Minsuk a dit que s'il était devenu un Idol, c'était parce qu'il rêvait que sa musique soit entendue partout dans le monde. Il pensait qu'on pouvait changer le monde avec de la musique.
« Il voulait inspirer aux autres d'attraper leurs propres rêves. Il a dit : ̏ C'est pour ça que je fais ça. Je veux que les gens croient en leurs rêves. ˝
« J'imagine que ce sont ces mots-là qui m'ont touchée... Ça m'a beaucoup fait réfléchir quand j'étais enfant. Moi aussi, je voudrais attraper mes rêves et tenter de devenir une meilleure personne. On peut dire qu'aujourd'hui, si je suis là, c'est pour suivre sa trace, marcher dans ses empreintes... »
Lorsque je m'arrête de parler, il y a un silence. Même le photographe s'est arrêté de travailler et la femme qui dirige l'entretien ne prend même plus de notes.
Au bout d'un temps qui me parait interminable (je suis même tentée de m'excuser), la femme se racle la gorge et reprend :
— Pourquoi devrions-nous vous choisir, vous et pas une autre ?
— Je... je ne sais pas.
Pathétique.
La responsable de casting parait surprise, puis ajoute :
— Ça suffira. Je vous envoie à l'audition, mais si jamais ça marche pour vous, il faudra revenir me voir. Il faudra que je vous apprenne à parler un peu plus... ou un peu moins... D'accord ? Parce que c'est une agence sérieuse, ici.
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