103. Le pardon (réécriture)
Ma lecture s'achève. J'ignore comment ma voix a pu soutenir le texte jusque-là, car j'ai le souffle aussi coupé que si j'avais reçu un coup de poing dans l'estomac. Je considère la forme prostrée du manager sur le sol du garage, puis le visage de Minhok, ses yeux sombres et les larmes qui ont coulées. Il abaisse son arme. Le froissement de sa veste lorsque son bras retombe est le seul son qui vient perturber le silence de la scène.
— Je n'arrive pas à y croire, dis-je.
Minhok tourne rapidement la tête, il essuie ses pommettes d'un geste discret.
— Vous avez lu vous-même, de vos propres yeux.
— Oui. Je sais. Mais je ne peux pas y croire. Cela voudrait dire que je me suis trompée pendant des années. J'ai passé des années à lutter contre le monde entier pour prouver qu'il n'avait pas pu se suicider... qu'il n'aurait jamais fait ça... pas Minsuk. Et maintenant...
Je brandis le journal telle une preuve.
— Je me rends compte que je n'avais rien compris du tout.
Mes mains viennent se poser sur mes jambes fléchies, je pourrais m'écrouler, tomber à genoux. Je ferme les yeux comme s'il y avait dans la pièce une trop grande lumière. Pourquoi la vérité doit-elle parfois faire aussi mal ?
— Vous n'êtes pas la seule à avoir voulu croire à une autre histoire.
La voix grave de Minhok veut me rassurer, mais son timbre familier a plutôt tendance à remuer le couteau dans la plaie.
— Mais, Jeanne, vous ne vous êtes pas trompée sur tout.
J'ouvre les paupières pour voir un homme qui se frotte les yeux comme s'il avait besoin de sommeil.
— Minsuk a bien été assassiné...
Je fronce les sourcils, perplexe.
— Vous ne voyez pas qu'il n'est pas mort tout seul ? Vous ne voyez qu'un suicide comme celui-là n'est pas différent d'un meurtre ? Ils ont tué Minsuk. La Pak a tué Minsuk. S'ils ne l'avaient pas poussé à bout... il n'aurait jamais... Vous aviez raison.
À cet instant, nos yeux s'accrochent et nous échangeons un très long regard. Ici, dans le garage de Song Minhok, quatre années après le décès d'un frère, six après celui de mes parents, je suis prise à la gorge par une nouvelle certitude : nous ne guérirons jamais de ces blessures. Suicide ou meurtre, Minhok sera toujours marqué par l'absence de son frère jumeau. Comme lui, je devrai à jamais porter ma croix. Je suis orpheline. Mon père n'embrassera plus mon front, ma mère ne fera plus de piano et Minsuk ne chantera plus jamais. Il faudra néanmoins que je choisisse les vivants.
Je me redresse pour de bon, étire mon dos, le journal serré entre mes doigts. Je ramasse mon sac à dos, en tentant de ne pas trembler.
— Je n'ai jamais compris pourquoi vous teniez tellement à ce qu'il soit en vie, me demande-t-il. Vous l'aimiez tant que ça ?
— Mes parents aussi se sont suicidés. Minsuk... c'était le suicide de trop pour moi.
Minhok garde le silence longuement. Il me dévisage d'une façon très crue, très directe. Il semble chercher ce qu'il convient de me dire après ça.
— Vous vous souvenez quand vous m'avez demandé si j'avais pardonné à Minsuk son suicide ?
— Oui.
— Je vous avais répondu que j'avais pardonné. Mais maintenant je comprends que j'aurais dû vous répondre autre chose.
— Quoi ?
— J'aurais dû vous dire que vous ne vous posez pas les bonnes questions.
Minhok s'interrompt. Minsuk lui aussi savait jouer avec les silences qu'il laissait entre ses mots, entre ses absences, faire durer ce suspense atroce, presque cruel, mais qui vous suspend à ses lèvres comme avec de la super glu. Je n'y tiens plus :
— Quoi ? Quelle est la bonne question ?
— Celle de savoir si nous pouvons nous pardonner à nous-même de ne pas avoir su les retenir. La bonne question est de savoir si vous vous êtes pardonnée.
Il ne me laisse pas le temps de méditer ce conseil, Gong s'est en effet agité nerveusement sur le béton. Il a suivi la scène avec inquiétude. Je crois que le passage dans lequel Minhok l'a accusé de meurtre, lui et ses supérieurs, ne lui a pas échappé. Celui qui tient toujours son pistolet en main s'approche de lui pour l'obliger à se remettre sur les jambes.
— Vous allez me tuer ?
— Mmm, marmonne Minhok en le jetant sur le siège passager de sa voiture.
— Mais je ne vous ai pas menti. Vous avez lu... ce n'est pas vraiment un meurtre.
— Tais-toi ! Je ne vais pas te tuer. J'ai encore besoin de toi.
Il claque la portière et se redresse pour me parler :
— Jeanne, montez ! Ils vous attendent.
Mais Hyejin accoure déjà dans sa direction, se jette contre lui avant qu'il n'atteigne le côté conducteur.
— Non ! Non, je ne veux pas que tu repartes. Qu'est-ce que vous comptez faire ?
Minhok lui répond en chuchotant, près de son oreille. J'entends malgré tous des bribes de leur conversation :
— Je l'accompagne... Je ne peux pas la laisser y aller seule.
— J'en ai assez entendu pour comprendre qu'ils sont dangereux. »
Elle caresse lentement la joue de son mari.
— Justement... C'est ma faute... entrainer dans cette affaire.
— Mais tu as entendu, s'étrange-t-elle. Ils t'ont déjà menacé. Ils étaient prêts à te tuer à l'époque... et s'ils te voient là-bas, c'est une gamine... ils ne lui feront pas de mal... mais toi.
— Ne t'inquiète pas pour moi.
— Bien sûr que si, je suis folle d'inquiétude. Je ne veux pas... Reste ici. Appelons la police.
— Ils vont tuer Rémi si on fait ça, dis-je.
— Ma chérie, calme-toi. Je te jure que tout va bien se passer. J'ai déjà un plan. Ils ne me verront pas, parce que je vais l'envoyer lui.
Il désigne Gong derrière le pare-brise.
— Il se chargera de l'échange.
Je garde le silence. Si Gong porte le journal, je n'aurais pas à me rendre sur place et ne risquerais pas de me faire attraper à mon tour. Mais que se passera-t-il si nos adversaires prennent le procédé pour une provocation ? Ils pourraient s'en prendre à Rémi. J'aurais aimé prendre plus de temps pour y réfléchir, mais déjà Minhok me presse.
— Allez-y, montez ! répète-t-il.
J'obéis, puis je détourne les yeux lorsqu'il se penche pour embrasser sa femme fougueusement, dans un baiser aussi intense que la situation est tendue.
— Je t'interdis de mourir, lui lance-t-elle au moment où il tourne les clés dans le contact.
~
Le journal de Minsuk grand ouvert sur mes genoux, une main sur le téléphone portable, je fais ce que m'a demandé celui qui est occupé à conduire, et je prends en photo les pages du journal, les unes après les autres.
Devant moi, Minhok a une intense conversation avec Gong pour s'assurer qu'il ne parlera pas de lui à ses supérieurs. Il devra prétendre n'avoir eu affaire qu'à moi, et uniquement à moi, le nom de Song Minhok ne devait jamais être mentionné.
Je dois utiliser le flash, car à l'extérieur le soleil radieux de cet après-midi a décliné. Le dégradé du ciel va de l'orange incandescent au bleu mat.
— Je n'aurais pas le temps de prendre toutes les pages, dis-je.
— Faites-en un maximum, s'il vous plait.
Sa voix est une prière pour que je fasse vite. Il tient beaucoup à ce journal. Le céder en échange de la vie d'un inconnu lui coûte. Je ne le remercierai jamais assez.
J'ai commencé par la fin et remonte progressivement dans les dates de cette année 2014. Mon ventre se serre tout particulièrement à la vue du 19 octobre, plusieurs pages sont consacrées à cet évènement.
Après cela, tout d'un coup, une intuition me décide à sauter au début du journal, à prendre en photographie le tout début du journal. Après tout, Minsuk a terminé son journal en réclamant cela : « S'il vous plait. Revenez au début et lisez ce qu'a été ma vie cette année. », « S'il vous plait. Revenez au début... »
Il le demande, donc je le fais. Je remonte à la première date : 1er janvier 2014. Puis, mon œil se pose distraitement sur la page cartonnée, au dos de la première de couverture. On y lit des informations éditoriales et commerciales. Et tout d'un coup...
Pilot
Imprimé en février 2014
Je me frotte les yeux. Encore. Je relis encore cette date. C'est impossible.
À moins que... Je me souviens soudain d'un détail singulier dans les notes de la fan sasaeng aux cheveux verts, un détail qui fait renaitre l'espoir que je croyais totalement soufflé par les révélations successives de cette journée. Mon cœur bat à tout rompre, cette révélation est tellement énorme qu'elle me fait souffrir. Je crois que je viens de comprendre ce que je tiens réellement entre les mains.
Et il n'est plus nécessaire de prendre toutes ces photos.
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