Chapitre 6 : Un fardeau partagé
Akira.
Les lumières du quartier d’Ebisu s’assombrissent peu à peu tandis que je termine mon service à l’izakaya.
Le lieu, bondé quelques heures plus tôt, est maintenant vidé de ses clients, laissant derrière lui une atmosphère de calme épuisé.
Avec un soupir, j’ôte mon tablier, en prenant soin de ne pas accrocher les lanières qui se nouent autour de ma taille.
La fatigue m’envahit, comme un poids pressant mes épaules vers le sol, mais ce n’est rien comparé à ce qui m’attend dans mes pensées.
Yuki entre dans la salle d'un pas léger, bien que son regard semble porter le poids de mille pensées silencieuses. Elle s’arrête près de moi, me regardant, un brin d’inquiétude au coin des yeux.
— Tu comptes rentrer seule ? me demande-t-elle avec une hésitation presque touchante.
Un mince sourire étire mes lèvres fatiguées. Ce n’est pas tous les jours qu’elle me propose de l’accompagner, et quelque part, cela me rassure. Même si elle n'est pas au courant de tous mes démons, elle en connaît suffisamment pour comprendre mes silences.
— Non, allons-y ensemble, lui répondis-je d’un ton qui se veut léger.
Nous prenons nos affaires et quittons le petit bar, marchant côte à côte dans les rues de Tokyo.
§
Yuki s'avance dans la lumière tamisée des rues, elle a une fine silhouette aux traits marqués par les épreuves. Ses cheveux, bleu profond, presque électrique encadraient son visage avec une asymétrie soigneusement entretenue, une mèche plus longue venant effleurer sa pommette gauche.
Les yeux, d'un marron intense, semblaient scruter chaque détail avec une lueur de résignation et de défi. Un éclat de métal brillant sur ses oreilles où s'accrochaient plusieurs anneaux argentés, ajoutait une touche de caractère.
Côté vestimentaire, Yuki opte toujours pour des vêtements aux coupes amples et fonctionnelles.
En ce moment même, elle porte un hoodie noir oversize, dont les manches descendent jusqu'à ses poignets ornés de bracelets discrets, presque invisibles, mais bien présents. Un jean délavé, un peu trop grand pour elle, tombait légèrement sur ses chaussures de skate usées, révélant sa préférence pour un style sans fioritures, adapté à sa vie nomade.
Malgré cette allure un peu distante, Yuki posséde une gentillesse presque désarmante, cachée derrière une façade de dureté.
Elle parle peu, préférant écouter, et choisissait ses mots avec soin, comme si chaque phrase risquait de lui coûter une part d’elle-même.
Elle dégage une sensibilité rare, perceptible dans les gestes doux qu'elle réservait à ses proches, une qualité qui contrastait avec son apparence renfermée.
Sa cigarette, souvent allumée mais rarement fumée, trahissait une nervosité qu’elle ne parvenait pas à dissimuler complètement.
Ce geste anodin révélait ses doutes, ses hésitations, comme un poids invisible qu’elle portait silencieusement depuis son enfance.
En réalité, il était évident que Yuki n’avait jamais vraiment trouvé de foyer. Sa vie l'a forgée a un tel point que même si elle venait à traverser des épreuves plus dure, elle parviendra à garder la tête haute et à les surmonter.
Quelques soit les difficultés.
Cette carapace d'elle cache une fragilité que seuls les observateurs les plus attentifs pouvaient discerner.
Le silence est notre compagnon depuis un moment alors que nous nous enfonçons dans la nuit, bercées par le faible murmure de la ville endormie.
Tokyo, même à cette heure, n’est jamais tout à fait silencieuse. Mais les bruits nocturnes semblent moins oppressants, presque apaisants.
La fraîcheur de la nuit m’éclaircit un peu l’esprit, bien que mon corps ressente toujours la lourdeur de cette longue journée.
Après quelques minutes, Yuki rompt le silence :
— Je dois quitter mon appartement ce soir.
Sa voix est douce, presque imperceptible, comme si elle craignait de briser l'équilibre fragile de notre échange. Je tourne la tête vers elle, surprise.
— Tu veux dire… tu n’as nulle part où aller ?
Elle secoue la tête, ses traits tendus, mais garde cette expression de fierté qui l’empêche de montrer trop de vulnérabilité. C’est quelque chose que j’admire chez elle, même si je sais que cela lui coûte énormément.
— C’est compliqué, finit-elle par dire, les yeux fixés sur le trottoir. J’ai… trop de dettes, et les propriétaires ont fini par me mettre dehors.
Je la dévisage, prise entre l’empathie et la colère.
Cette ville a toujours été impitoyable envers ceux qui, comme nous, essaient de survivre au jour le jour.
Mon instinct protecteur s’éveille, malgré mes propres souffrances. Sans réfléchir, je lui propose :
— Viens chez moi, pour ce soir. Et peut-être… pour un peu plus longtemps, si tu veux.
Elle me regarde avec une expression que je n’ai jamais vue chez elle.
— Tu sais, il vrai que mon appartement est minuscule mais on peut y vivre à deux, rajouté -je.
Une sorte de reconnaissance profonde mêlée à la surprise illumina son visage. Elle tente un sourire, un peu hésitant.
— Tu es sûre, Akira ?
Je hoche la tête, un sourire naissant aux lèvres.
— Si je te le propose, c’est que je suis sûre. Tu n’as pas à rester dehors. Personne ne devrait. Pas après ce qu’on a déjà traversé.
Son sourire s’élargit, et je perçois un éclat dans ses yeux, une lueur de gratitude sincère, chose rare chez Yuki.
Nous continuons notre chemin en silence, chacune perdue dans ses pensées, et je réalise à quel point nous nous comprenons sans mots superflus.
§
Arrivées devant sa chambre, nous commençons le déménagement improvisé.
Il n’y a pas grand-chose : quelques vêtements, des livres empilés à la hâte, et une petite valise remplie de souvenirs que je devine précieux. Chaque objet qu’elle emballe semble lourd de symboles. Comme rattaché à son passé.
Pendant qu’elle range ses affaires, je repense à tout ce que je sais d’elle. La plupart des gens ignorent la véritable histoire de Yuki.
Elle est passée par des épreuves qui auraient brisé beaucoup de personnes, mais elle a toujours trouvé un moyen de se relever, même si ce fut au prix de sa santé et de sa tranquillité d’esprit.
Nous finissons par quitter son appartement une fois toutes ses affaires rassemblées. Sur le chemin du retour, elle s’assure que ses souvenirs ne s’abîment pas, serrant ses biens les plus précieux contre elle.
Une fois chez moi, nous nous installons autour d’un petit repas que j’ai préparé en silence, chacune savourant cet instant rare de tranquillité.
§
Plus tard dans la nuit, je l’observe en train de dormir.
Son visage reposant contraste avec la tempête que je sais qu’elle porte en elle.
Je peine à trouver le sommeil, non à cause de Yomaki cette fois, mais à cause de cette étrange sensation qui m’envahit : une empathie profonde pour elle.
Une envie de la protéger.
Pourquoi cette impression maintenant ?
Pourquoi ai-je un mauvais pressentiment ?
Je revois les fragments de son enfance ainsi que les sacrifices qu'elle a dû faire au cours de sa vie.
Elle n’a jamais eu de famille stable.
Elle était sans repères solides, et avait une succession d’abandons et de trahisons.
Je sens une pointe d'amertume.
Décidément, nos existences ne dépendent que de l'injustice.
Comment peut-on survivre à autant de méchanceté sans se briser entièrement ?
Dans un murmure, presque inaudible, je lui souffle :
— Peut-être que, cette fois, on pourra se reconstruire. Ensemble.
Je ne sais pas si elle m’a entendue, mais en prononçant ces mots, un sentiment de calme me regagne.
Peut-être est-ce le début de quelque chose de différent, un nouveau départ, une sorte d’espoir silencieux.
Le monde est sombre, mais en ce moment précis, nous ne sommes plus seules face à nos démons.
§
Tandis que la nuit avance, les souvenirs de Yuki tourbillonnent dans mon esprit.
Des morceaux d’histoires qu’elle m’a partagés au fil des ans, parfois volontairement, d’autres fois dans un élan de colère ou de douleur.
Chacune de ces confidences dévoilait une partie de sa vie, une enfance qui semblait avoir été dessinée par les griffes de la souffrance et de l’abandon.
Yuki est née dans un quartier modeste d’Osaka, dans une famille déjà brisée avant même sa naissance. Sa mère, Noriko, l’a eue très jeune, à une époque où elle-même tentait de fuir la violence d’un père alcoolique et l’indifférence d’une mère absente.
Les années de galère n’ont fait qu’envenimer les blessures de sa mère, et lorsqu’elle a eu Yuki, elle s’est retrouvée seule, sans soutien ni ressources, prise au piège d’une vie qu’elle n’avait jamais souhaitée.
En grandissant, Yuki a appris bien trop vite à lire la fatigue dans le regard de sa mère, à comprendre que les sourires étaient souvent forcés et que l’affection qu’elle recevait n’était jamais inconditionnelle.
Elle n’avait que six ans quand Noriko a commencé à travailler de nuit dans des bars pour subvenir à leurs besoins.
Cette situation laissait souvent Yuki seule, enfermée dans leur petit appartement. Elle me disait qu'elle regardait la porte avec l’espoir – et la peur – que sa mère revienne.
Yuki ne connaissait pas d’autre réalité que celle d’une solitude pesante et d’une mère constamment absente, à la fois physiquement et émotionnellement.
Elle tentait de se consoler en créant un monde imaginaire où elle n’était plus une enfant oubliée, mais une héroïne forte et inébranlable, capable de surmonter toutes les épreuves. Pourtant, la réalité la rattrapait toujours.
Les années passaient, et la situation de Noriko empirait.
Sa mère commença à s’enfoncer dans les dettes et à fréquenter des hommes qui ne faisaient qu’ajouter au chaos de leur vie.
Ces figures passagères entraient et sortaient de leur existence sans jamais offrir la moindre stabilité.
Certains étaient violents, d’autres indifférents, mais aucun ne prenait réellement soin d’elles.
En silence, Yuki observait, impuissante, la déchéance de sa mère et la spirale destructrice qui les emportait.
Un soir, alors qu’elle n’avait que douze ans, un des amants de sa mère, visiblement ivre, se mit à crier et à briser tout ce qui se trouvait autour de lui.
Yuki s’était recroquevillée dans un coin de la pièce, son cœur battant à tout rompre, alors que sa mère tentait de le calmer.
Elle entendait les éclats de voix, les menaces, les objets qui volaient, et dans ces instants, elle apprit ce qu’était la peur.
Ce soir-là, elle fit un vœu silencieux de ne jamais devenir comme sa mère, de ne jamais dépendre de personne, mais aussi de ne jamais s’attacher à personne.
Cette promesse qu’elle se fit à elle-même la poussa à s’éloigner peu à peu de Noriko, s’entourant d’un mur de silence et d’indifférence.
Mais malgré ses efforts pour garder une distance émotionnelle, elle ne pouvait ignorer les instants où sa mère, épuisée et désespérée, se tournait vers elle pour chercher du réconfort.
Yuki savait que quelque part en elle, il y avait encore cette petite fille qui voulait aimer et être aimée.
Cependant, chaque nouvelle trahison, chaque nouvelle promesse brisée lui rappelait que la confiance était un luxe qu’elle ne pouvait se permettre.
Quand elle eut seize ans, Yuki quitta le domicile familial avec l’ambition de construire sa propre vie, loin des souvenirs amers d’Osaka.
Elle atterrit à Tokyo, espérant trouver du travail, peut-être même des études, mais la réalité la rattrapa bien vite.
La grande ville n’avait aucune pitié pour les jeunes comme elle, seuls et sans repères. Elle se retrouva à errer de petit boulot en petit boulot, parfois contrainte de vivre dans des refuges pour sans-abri, partageant les dortoirs avec des inconnus.
C’est à cette époque-là qu’elle commença à fréquenter des cercles peu recommandables.
Le besoin d’argent, la faim, la fatigue…
Toutes ces choses l’ont poussée vers des choix qu’elle n’aurait jamais imaginé faire.
Elle découvrit la drogue mais c'est de l'alcool qu'elle se contenta, d’abord pour s’évader de cette réalité étouffante, puis parce que cela devint une nécessité pour tenir le coup.
Certes, elle prend de la drogue mais elle en dépend pas, contrairement à moi.
Les jours où on s'est rencontré pour la première, elle travaillait déjà à l’izakaya, elle était marqué par des nuits blanches, alimentées par une spirale d’insomnie et de dépendance.
Elle essaye toujours de tenir bon, de ne pas sombrer complètement, mais elle sait que chaque jour qui passe la rapproche un peu plus du fond.
Pourtant, quelque chose la pousse à continuer, comme si elle était en quête de rédemption, même si elle ignore encore comment la trouver.
Je ne peux m’empêcher de ressentir une profonde tristesse en repensant à ce qu’elle a traversé.
Derrière ses silences et son air impassible se cache un océan de souffrance qu’elle a dû apprendre à ignorer pour ne pas se noyer.
Il y a des soirs où elle me parle de ses souvenirs avec une voix détachée, comme si elle racontait l’histoire de quelqu’un d’autre.
Mais même quand elle prétend que tout cela ne la touche plus, je devine les fissures sous la surface, des plaies mal cicatrisées qui menacent de se rouvrir à tout instant.
En la regardant dormir, je prends conscience de la force qu’il lui a fallu pour survivre.
Elle n’a peut-être jamais eu de figure protectrice, pas de bras pour l’accueillir dans ses moments de faiblesse, mais elle s’est construit une armure pour affronter le monde, une armure peut-être trop lourde pour elle.
Peut-être qu’en vivant ensemble, nous pourrons panser nos blessures mutuelles.
Peut-être qu’en partageant ce toit, ce fardeau qui pèse sur nos cœurs deviendra plus supportable, ne serait-ce que pour quelques instants.
Car au fond, Yuki et moi ne sommes pas si différentes.
Peut-être qu’en partageant ce bout de vie ensemble, en brisant le silence qui entoure nos douleurs, nous pourrons enfin trouver un semblant de paix.
Nous sommes deux âmes blessées, chacune marquée par une histoire qui semble impossible à effacer.
Bien que, quelque part en moi, j’ose espérer que cette colocation pourrait être le début de quelque chose de mieux, un équilibre fragile, certes, mais suffisant pour nous soutenir dans l’obscurité de nos existences.
Je m’allonge enfin près d'elle.
Le lit se suffit pour nous prendre dans ses bras.
La fatigue alourdissant mes paupières, et je laisse mes pensées s’apaiser.
Un dernier regard vers Yuki, qui dort, vulnérable pour la première fois depuis longtemps, et je me promets, silencieusement, de rester là, à ses côtés.
De la protéger !
Je scelle ce serment par une bise sur son front.
Peut-être que je ne pourrai jamais guérir toutes ses blessures, mais je peux au moins essayer de rendre ses nuits moins solitaires, et de lui rappeler qu’elle n’a plus besoin de tout affronter seule.
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