Chapitre 5 : La Marche dans le brouillard.
Akira.
Le jour en est encore à ses premières lueurs.
Lorsque je me réveille dans ma petite chambre au Sun Heights Takadanobaba, un vieil immeuble situé dans le quartier de Shinjuku.
Un rayon de soleil traverse le mince rideau, éclairant les murs ternis par les années. La pièce est modeste, presque délabrée, mais c'est tout ce que je peux me permettre dans cette ville qui ne dort jamais.
Je me tourne dans mon lit, évitant de me lever tout de suite.
Mes muscles sont encore endoloris par la veille, mes pieds souffrent à cause des longues heures de service.
Chaque soir, c'est la même routine.
Mais le plus dur, ce n'est pas la fatigue physique, c'est de devoir faire semblant.
Faire semblant d'être forte, de ne rien ressentir.
Je ferme les yeux, espérant me rendormir...
Mais Yomaki revient dans mes pensées. Sa voix, sa présence inattendue. Il est là, dans ma tête, comme un fantôme du passé qui refuse de me laisser en paix.
Je finis par me lever, chancelante, et je traîne les pieds jusqu'à la petite cuisine.
À cette heure de la journée, il n'y a presque personne, la plupart des habitants de cet immeuble travaillent le jour, contrairement à moi.
Mon travail ne commence que le soir.
La journée, je dois la remplir de quelque chose d'autre, mais la plupart du temps, je ne fais rien de productif.
Ces heures volées sont marquées par l'ennui, la solitude, et le besoin constant de fuir mes pensées.
Je me prépare un bol de riz froid que je mange sans appétit.
La nourriture n'a plus vraiment de saveur depuis longtemps. Elle est devenue une nécessité, un carburant pour tenir, rien de plus.
Une fois que j'ai terminé, je retourne dans ma chambre, m'allongeant à nouveau sur le lit, fixant le plafond avec une lassitude qui me pèse de plus en plus chaque jour.
Le téléphone sur ma table de chevet vibre.
Mon cœur s'emballe un instant, imaginant que peut-être, ce serait lui.
Yomaki.
Mais je me raisonne rapidement.
Pourquoi m'appellerait-il ?
Après tout ce temps, il n'a jamais cherché à me contacter.
Je regarde l'écran.
Ce n'est pas lui, évidemment.
C'est juste une notification banale, une publicité pour une application de livraison de nourriture.
Un soupir m'échappe.
Pourquoi est-ce que je me fais encore des illusions ?
Je me redresse enfin, m'obligeant à sortir de cet état d'inertie.
Il me faut une distraction, quelque chose pour occuper ma tête avant que la spirale de pensées ne m'emporte complètement.
§
En sortant de chez moi, l'air frais de Shinjuku me frappe au visage.
Les rues sont déjà animées, même à cette heure matinale. Des voitures passent, des piétons se pressent, et je me fonds dans la foule.
C'est ce que je préfère dans cette ville : l'anonymat.
Personne ne me regarde, personne ne s'intéresse à moi, et cela me convient parfaitement.
Je n'ai pas de destination particulière en tête.
Je marche simplement, laissant mes pieds me guider au gré des rues. C'est une habitude que j'ai prise depuis longtemps.
Ces promenades sans but m'aident à clarifier mes pensées, ou du moins à les noyer sous le bruit ambiant.
Je traverse plusieurs quartiers, passant par Omotesando avec ses boutiques de luxe où des mannequins en vitrine semblent me narguer.
Le contraste entre ma vie et ce monde étincelant me fait presque sourire.
Une ironie amère.
Je pourrais être l'une de ces filles qui déambulent dans ces rues en robe haute couture, si les choses avaient été différentes...
Si...
Yomaki...
Ne m'avait pas abandonnée.
Je m'arrête finalement dans le Parc Yoyogi, un endroit paisible en plein cœur de la ville.
Le bruit de Tokyo s'estompe légèrement ici, remplacé par le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles. C'est l'un des rares endroits où je trouve encore un peu de répit.
Je m'assois sur un banc, les bras croisés, observant les familles et les couples. Ce monde me semble tellement éloigné de moi, presque irréel.
Mon regard se perd sur une petite fille qui court après un ballon, et je ne peux m'empêcher de penser à mon propre passé. À ces moments où, moi aussi, j'étais insouciante, pleine de rêves. Ces moments partagés avec Yomaki, avant que tout ne bascule.
Le temps passe sans que je m'en rende compte. Le soleil est haut dans le ciel maintenant, et je sais que je dois bientôt rentrer pour me préparer au travail.
Je me lève, le cœur lourd.
Ce parc, ce banc...
Ce sont des lieux que je fréquente régulièrement, des lieux qui me rappellent à quel point j'ai changé.
La Akira d'avant est morte, remplacée par cette version de moi qui survit plus qu'elle ne vit.
§
Sur le chemin du retour, je passe par le marché Ameya-Yokocho, à Ueno.
Les stands sont remplis de légumes frais, de poissons encore frétillants, et de fleurs éclatantes. Je m'y arrête parfois pour acheter de quoi préparer un repas, mais aujourd'hui, je n'en ai pas envie. La simple vue de cette vitalité me fatigue encore plus.
Je continue à marcher, mes pensées revenant inlassablement à Yomaki.
Pourquoi est-il revenu ?
Que cherche-t-il ?
Ces questions me rongent, mais je ne peux y trouver de réponses.
Pas tant que je ne l'aurai pas confronté.
Mais suis-je seulement prête à affronter cet homme qui a brisé la seule chose que je possédais encore : mon cœur ?
§
Lorsque j'arrive chez moi, je me prépare machinalement pour le travail.
Mon tablier est toujours aussi rugueux, mon maquillage toujours aussi épais. Je me regarde dans le miroir, rien qu'un instant.
La nuit est tombée lorsque je sors pour rejoindre l'izakaya à Ebisu, un quartier qui grouille d'activité la nuit.
Le bruit des klaxons, des rires et des conversations emplit l'air, mais tout cela m'est lointain.
Je me déconnecte.
C'est une autre nuit de survie, rien de plus.
Je pousse la porte de l'izakaya et la chaleur étouffante du lieu m'enveloppe immédiatement.
Pratiquement les mêmes visages, les mêmes odeurs, les mêmes bruits me saluent en guise de bienvenue.
Je passe le bonsoir à Yuki d'un signe de tête, sans dire un mot.
Nous savons toutes les deux ce que nous ressentons. Il n'y a pas besoin de mots.
Le service commence, et je me plonge dans la routine.
Je sers les clients, j'esquive leurs mains baladeuses, je fais semblant de sourire.
Mais au fond de moi, une colère grandit.
Chaque verre que je sers, chaque rire forcé, chaque regard lubrique posé sur moi ne fait qu'alimenter cette haine sourde.
Lorsque la fin de mon service approche, je me sens épuisée comme toujours d'ailleurs.
Mais ce n'est pas fini.
La nuit ne fait que commencer pour moi.
Je retire mon tablier et, une fois dehors, je sors mon téléphone.
Un message de mon fournisseur m'interpelle. Mais cette fois ci, il me rappelle que je dois encore de l'argent.
La drogue n'est pas donnée, mais c'est le seul moyen que j'ai trouvé pour ne pas sombrer complètement.
Je lui réponds que j'aurai l'argent bientôt.
C'est un mensonge, bien sûr.
Mais c'est tout ce que je peux faire pour gagner du temps.
Le même scénario se répète à chaque fois, je ne pourrai pas lui payer.
Et lui sans stresser, il me demandera gentiment d'écarter mes jambes.
Si jamais je m'y oppose, je passe à côté de toutes les choses qu'il pourrait m'affliger.
Je n'ai point le choix.
Je suis une addict aux stupéfiants, et mon salaire ne me permet que de payer mon loyer et de quoi me mettre sous la dent.
Je me rends à notre point de rendez-vous habituel, une petite ruelle à Kabukicho, un endroit connu pour ses activités nocturnes peu recommandables.
Lorsque je le vois, mon fournisseur me fixe de ses yeux froids, sans émotion.
- T'es en retard, Akira, lance-t-il en me tendant un petit sachet.
Je prends l'objet sans un mot, mes doigts tremblant légèrement.
§
Je sors de la ruelle, le sachet de drogue pressé contre ma paume moite, quand une voix familière perce l'air nocturne.
- Akira !
Mon cœur s'arrête net.
Le monde autour de moi semble vaciller.
La panique me prend à la gorge, et mes pensées se brouillent.
Yomaki ?
Il m'a retrouvée. J'imagine déjà ses yeux perçants qui m'accusent, cette promesse brisée entre nous flottant dans l'air comme une malédiction.
Mes mains tremblent, mes jambes fléchissent, prêtes à me trahir. Lentement, je me retourne, le souffle court, mais au lieu de son visage, je tombe sur celui de Yuki, ma collègue de l'izakaya.
- Yuki !? m'écrié-je, encore sous le choc.
Elle avance vers moi avec précaution, comme si elle craignait que je m'effondre.
- C'est moi, ouais. Qu'est-ce qui t'arrive, Akira ? T'es sur les nerfs depuis hier. Je t'ai suivie parce que je m'inquiète. Franchement, là, tu me fais flipper.
Peu à peu elle reprend son souffle, comme si de rien n'était.
Néanmoins, je sens la tension se relâcher dans mon corps, comme un ballon qui se dégonfle brusquement.
Je pousse un soupir tremblant et baisse la tête, honteuse.
L'adrénaline redescend, mais l'angoisse demeure, pesant sur mes épaules comme une ombre invisible.
- Désolée... J'ai cru que c'était quelqu'un d'autre, m'excusé-je, la voix étouffée.
Nous commençons à marcher ensemble dans les rues étroites et animées de Kabukicho, le quartier baigné dans la lueur électrique des enseignes lumineuses.
La foule nous entoure, indifférente à notre désarroi.
Yuki, elle, reste silencieuse à mes côtés, ses sourcils froncés trahissant une inquiétude croissante.
Elle n'a pas besoin de mots pour comprendre que quelque chose ne tourne pas rond :
- Alors, c'est quoi le problème ? engage-t-elle finalement. T'as l'air complètement ailleurs. C'est la drogue, hein ? T'as abusé encore aujourd'hui ? Sérieux, Akira, t'as pas l'air dans ton assiette, et ça me fout la trouille.
Je serre les lèvres.
Les mots me brûlent la langue, mais je ne veux pas les laisser sortir.
Trop de choses que je garde pour moi, des douleurs que je n'ai jamais partagées. Mais Yuki sait déjà.
Elle connaît mes failles, mes démons. Elle les partage, en quelque sorte.
Comment pourrais-je lui cacher plus longtemps ?
- Yomaki est de retour, je finis par avouer, la gorge nouée.
Elle s'arrête, figée. Ses yeux s'écarquillent comme si elle venait de voir un fantôme. Elle ne parle pas, mais son regard suffit. Elle sait ce que ça signifie.
- Yomaki ? Celui dont tu m'as parlé... ton ami d'enfance ?
Je hoche lentement la tête.
Les mots refusent de sortir. Tout ce que je ressens, c'est cette boule de douleur qui grossit dans ma poitrine, m'empêchant de respirer.
Le silence entre nous est lourd, étouffant, jusqu'à ce qu'elle se rapproche et pose une main douce sur mon épaule.
- Merde... Je savais que ça te bouffait, mais je pensais pas que ça te ferait autant de mal. Tu vas t'en sortir, Akira, ajoute-t-elle, sa voix pleine de compassion. Mais qu'est-ce que tu ressens ? Est-ce que tu veux le revoir ?
Un flot d'émotions enfouies remonte à la surface.
Les souvenirs de Yomaki défilent devant mes yeux comme des éclats de verre brisés : nos rires d'enfants, ses promesses d'un avenir meilleur, et puis l'abandon, la trahison.
- Ça me tue, Yuki. Je pensais que j'avais tout enterré, que j'étais passée à autre chose. Mais maintenant qu'il est là... C'est comme si tout revenait d'un coup. J'ai mal, j'ai tellement mal, avoué-je, ma voix vacillant sous le poids de l'émotion.
Mes larmes ne peuvent me contenir, elles glissent sur mon visage.
Yuki me serre dans ses bras, une étreinte brève mais chaleureuse.
Ses gestes sont empreints de la tendresse que seule une amie peut offrir.
- Je comprends, mais t'es plus forte que tu ne le penses, tu sais ? T'as survécu à pire. Mais la drogue, Akira... tu sais que ça te détruit, non ? Ça n'arrange rien, au contraire.
Je baisse la tête, incapable de lui répondre.
Je déteste me montrer vulnérable auprès d'une autre personne.
Tout de même elle a raison, bien sûr.
Mais arrêter...
C'est comme arracher le seul pansement qui m'empêche de saigner à mort.
Sans la drogue, sans cet échappatoire, je suis précaire et exposée à cette douleur que je n'ai jamais su gérer.
- Je sais, répondis-je faiblement. Mais je ne sais pas si j'y arriverai seule.
Yuki me regarde, ses yeux remplis de compréhension.
Elle sait ce que c'est, ce besoin de s'anesthésier pour ne plus rien ressentir. Elle l'a vécu, tout comme moi.
- Tu n'es pas seule, Akira. Je suis là. On est dans cette merde ensemble, ok ?
Je reste silencieuse, mais une grimace se forme malgré moi.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? J'ai dit un truc qui t'a blessée ?
- N... Non... C'est juste que Yomaki m'a dit la même chose avant de disparaître...
Un silence lourd s'installe. Yuki baisse les yeux, puis reprend d'un ton plus doux, presque rassurant.
- Ah... Je vois. J'avais pas pensé à ça. Mais, t'inquiète, moi, je suis pas du genre à dire des conneries. Je suis là, pour de vrai.
Je lui offre un sourire faible. Ce n'est pas grand-chose, mais ses mots m'apportent un peu de réconfort dans cette nuit étouffante.
- Merci, Yuki.
Nous continuons à marcher en silence, laissant la ville nous envelopper de son bruit incessant, mais pour une fois, je me sens un peu moins perdue.
Yomaki est revenu, oui, mais je ne suis plus la même fille qu'il a abandonnée. Peut-être que je trouverai un moyen de lui faire face.
Mais pas encore.
Pas ce soir.
- Viens, dit Yuki en me tirant par le bras. On va se prendre un verre. Ça ne résoudra pas tes problèmes, mais ça te fera du bien, ne serait-ce qu'un instant.
J'acquiesce, laissant l'instant présent m'emporter.
Pour une fois, je suis prête à lâcher prise, même si ce n'est que pour quelques heures.
Tandis que Yuki me raconte son service de ce soir, je l'écoute distraitement, mais ses paroles ne font aucun sens.
Tout me semble flou, comme si je...
Suivais une marche dans le brouillard.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro