Chapitre 10 : Sous le poids du silence.
Yomaki.
Le silence qui s'installe dans la voiture est oppressant. Je garde les mains fermement sur le volant, fixant la route devant moi, mais mon esprit est ailleurs.
Keiko est assise à côté, immobile. Elle regarde par la fenêtre, ses genoux serrés contre elle, comme si elle cherchait à se protéger du poids invisible qui s'abat sur nous.
Je vole un regard dans sa direction. Elle n’a pas pleuré, du moins pas en ma présence.
Mais je devine qu’elle est brisée.
Et moi ?
Je suis en miettes, mais je n’ai pas le luxe de flancher.
Je dois pas lui montrer que je suis autant touché qu'elle.
Les rues de Tokyo, habituellement si vivantes, me paraissent étrangement calmes ce soir. Les néons colorés des enseignes et les lumières des voitures forment un contraste saisissant avec la lourdeur qui m’habite.
Lorsque nous atteignons l’entrée de notre quartier, le spectacle qui m’attend me rend malade.
Une foule de journalistes et de photographes est massée devant les grilles de la maison familiale. Les flashes des appareils photo illuminent la nuit comme des éclairs. Je vois leurs visages avides, prêts à se repaître de notre douleur pour en faire des gros titres.
Keiko baisse un peu plus la tête, enfouissant son visage dans ses bras.
— Reste dans la voiture, Keiko, lui dis-je d’un ton qui ne laisse pas place à la discussion.
Je descends seul. La lumière des flashs m’éblouit aussitôt.
Les voix des journalistes se mêlent en une cacophonie assourdissante :
— Yomaki, que ressentez-vous après le décès de votre père ?
— Allez-vous reprendre les rênes de l’entreprise familiale ?
— Est-il vrai qu’il y avait des tensions dans votre famille avant sa mort ?
Je serre les poings.
Chaque question est une lame qui s’enfonce un peu plus dans ma poitrine. Mais je reste impassible.
Je ne leur donnerai pas ce qu’ils veulent.
Je marche droit vers l’entrée principale, et les grandes portes en bois de chêne massif s’ouvrent devant moi, actionnées par Hikaru, le majordome. Son visage, habituellement neutre, est marqué d’une gravité qui ne trompe pas.
— Bienvenue chez vous, maître Yomaki, dit-il doucement, inclinant légèrement la tête.
— Merci, Hikaru, dis-je en passant à côté de lui. Keiko est dans la voiture, peux-tu aller la chercher s'il te plaît ?
— Entendu, répond-il avec un professionnalisme irréprochable.
Je monte les marches en bois sombre, mais m’arrête au seuil du grand salon. Une odeur de jasmin flotte dans l’air, mélange étrange avec le parfum discret de l’encens brûlé.
Là, au centre de la pièce, se tient ma mère.
Elle est assise sur un canapé de velours, entourée de quelques invités. Son visage est calme, presque impassible. Mais quelque chose me dérange.
M. Oma est là.
Assis à côté d’elle, il lui parle à voix basse, sa posture empreinte d’une familiarité qui dépasse les limites de la bienséance.
Cet homme… Pourquoi est-il ici ?
Ma mère lève les yeux vers moi et offre un sourire poli, presque mécanique.
— Yomaki, M. Oma est venu nous apporter son soutien.
Je ne réponds pas. Je me contente de hocher la tête avant de tourner les talons et de monter à l’étage.
Dans la chambre de Keiko, je la trouve assise sur son lit. Elle s’est changée et porte maintenant une robe de chambre en satin beige, ses cheveux épars tombant sur ses épaules. Elle ne bouge pas, comme figée dans le temps.
— Tu veux quelque chose à manger ? demandé-je doucement.
Elle secoue la tête sans même me regarder.
Je m’assois à côté d’elle, posant une main hésitante sur son épaule.
— Keiko…
Elle me coupe, sa voix cassée résonnant à peine.
— Pourquoi papa ? Pourquoi lui ?
Je n’ai aucune réponse.
Comment expliquer l’inexplicable ?
Je serre légèrement son épaule, comme si ce geste pouvait combler le vide qui nous sépare.
Keiko a été très proche avec papa et je comprends bien sa peine. Pour elle il est son héro.
Plus tard dans la soirée, alors que je descends à la cuisine pour chercher de l’eau, je trouve Nishikawa, la gouvernante, en train de ranger les restes du dîner. Elle porte un tablier blanc immaculé sur un kimono gris perle. Ses gestes sont précis, méthodiques, mais je vois qu’elle est fatiguée.
— Vous devriez vous reposer, dis-je en entrant.
Elle sursaute légèrement, ne m’ayant pas entendu arriver.
— Oh, Yomaki, murmure-t-elle en s’inclinant. Je vais bientôt terminer. Il reste encore quelques plats à nettoyer.
— Je peux m’en charger, proposé-je instinctivement.
Elle secoue la tête avec un sourire doux mais ferme.
— Ce n’est pas votre rôle et vous le savez. Et puis, cela me permet de rester occupée. La maison semble tellement vide sans votre père…
Son regard se voile un instant, mais elle reprend vite contenance.
Hikaru entre à son tour, portant un plateau avec une théière et des tasses.
— Nishikawa, vous travaillez trop. Laissez-moi vous aider, dit-il en posant le plateau sur le comptoir.
Ils échangent un regard complice, une rare lueur d’humanité dans cette maison devenue froide.
Je les observe, envahi par une étrange sensation. Ces deux personnes, pourtant si discrètes, ont toujours été là pour nous, dans l’ombre. Et aujourd’hui encore, malgré leur propre douleur, ils continuent de nous soutenir.
Je retourne à l’étage avec mon verre d’eau, le cœur un peu plus lourd.
Dans ma chambre, le silence est mon seul compagnon.
Je m’assois sur mon lit, laissant les événements de la journée m’envahir.
Mon père, cette figure inébranlable, n’est plus.
Et moi.
Je suis là.
Seul à essayer de comprendre ce que cela signifie pour nous tous.
§
Akira.
Le silence est écrasant depuis que nous sommes rentrées. L’appartement, déjà petit, semble encore plus étroit sous le poids des émotions lourdes qui planent. Assise sur le canapé, je fixe un point invisible sur le mur, incapable de rassembler mes pensées. Tout se mélange dans ma tête : la culpabilité, la colère, et cette incompréhensible envie d’aller mieux, même si je ne sais pas comment.
Ma poitrine se soulève lentement, chaque respiration est comme un effort physique. Le tissu râpeux du canapé sous mes doigts est la seule chose tangible à laquelle je peux me raccrocher. Mais ça ne m’aide pas. Rien ne m’aide.
Je ne sais même plus comment agir avec Yuki. Depuis qu’elle a fait ce qu’elle a fait, je suis perdue. Je lui en veux, et en même temps, je comprends. Ce paradoxe m’épuise.
Le grincement léger d’une porte me sort de mes pensées. Je tourne à peine la tête et vois Yuki dans l’encadrement de la chambre. Elle avance lentement, ses épaules basses, sa tête inclinée comme si elle portait un poids invisible. Ses chaussettes glissent presque silencieusement sur le sol, mais dans ce silence pesant, chaque pas résonne.
Elle s’arrête juste devant moi, mais ne dit rien. Elle garde la tête baissée, évitant mon regard. Je lève enfin les yeux vers elle, mon cœur battant plus fort. Je ne sais pas ce qu’elle va dire, ni comment je vais réagir.
§
Yuki.
Je me tiens devant Akira, incapable de croiser son regard. Ses yeux sombres, pleins de confusion et de douleur, semblent me percer de part en part.
Mon cœur est lourd, tout comme l’air de l’appartement, saturé d’une tension que je ne peux plus supporter.
— Akira… pardon, murmuré-je, la voix tremblante.
Elle ne répond pas tout de suite.
Assise sur le vieux canapé, ses doigts effleurent le tissu râpeux comme pour se raccrocher à quelque chose de tangible.
La lumière tamisée de l’ampoule suspendue éclaire son visage fatigué, où une bataille intérieure semble se jouer.
Je m’avance lentement, mes chaussettes glissant presque silencieusement sur le parquet. Chaque pas est un effort, comme si je marchais sur une corde raide au-dessus d’un gouffre.
— Je suis désolée pour tout à l’heure, repris-je, ma voix brisée par l’émotion.
Elle détourne les yeux, mais son silence me fait mal.
— Je voulais seulement t’aider, mais je sais que je n’ai pas fait les choses comme il fallait.
À ma surprise, elle lève enfin les yeux vers moi.
Une lueur douce, presque imperceptible, éclaire son regard.
Puis, avant que je ne puisse dire un mot de plus, elle tend les bras.
— Viens là, me dit-t-elle simplement.
Je reste figée une seconde, puis je me précipite dans ses bras.
La chaleur de son étreinte me surprend autant qu’elle me réconforte. Sa main caresse doucement mon dos, et je sens mes larmes couler silencieusement.
— Je suis désolée, Akira, vraiment…
— Non, Yuki. C’est moi qui devrais te remercier, souffle-t-elle, sa voix tremblante. Ce que tu as fais pour moi… m’aide tellement, même si je ne le montre pas encore. Je suis encore confuse.
Je resserre mes bras autour d’elle, et pendant un instant, le poids du monde semble s’alléger.
— On est un peu débiles, hein ? dis-je en essayant de rire à travers mes larmes.
Elle rit doucement, et ce son apaise mon cœur.
— Complètement, répond-elle avec un sourire.
Nous restons ainsi, enlacées, le temps s’étirant dans une bulle hors du monde.
L’appartement, malgré ses murs écaillés et son mobilier usé, semble être plus chaleureux, comme si notre lien suffisait à illuminer l’espace.
— Yuki, commence-t-elle après un moment, sa voix plus posée. Je suis désolée si j'ai été dure avec toi.
— Tu n’as pas à l’être, réponds-je en reculant légèrement pour croiser son regard.
— Si. Tu fais tout ce que tu peux pour moi, et je… je n’ai pas reagis comme il le fallait.
Je secoue la tête, un sourire tendre aux lèvres.
— C’est normal, Akira. Vue ce que tu as endurée.
Elle hoche doucement la tête, puis, après un court silence, elle ajoute :
— Merci Yuki... vraiment.
— T'inquiète Akira. On est là l’une pour l’autre, non ?
— Oui.
Je reste blottie contre Akira, savourant la chaleur rassurante de son étreinte.
Pendant un instant, tout semble plus léger, presque paisible. Mais une question persiste dans mon esprit, une curiosité que je ne peux retenir plus longtemps.
Je prends une profonde inspiration, hésitante de lui poser une question :
— Dis-moi Akira, ça te dirait de me parler de Yomaki ? De vous deux ? De vos bons moments, si ça dérange pas bien sûr.
Elle fronce légèrement les sourcils, surprise.
— Pourquoi tu veux savoir ça ?
— Parce que je pense que ça t’aidera à aller de l’avant. Et de mettre un peu de côté le passé douloureux, dis-je doucement.
Elle réfléchir un instant, puis esquisse un petit sourire.
— D’accord. Mais tu promets de ne pas te moquer ?
— Promis, dis-je en riant légèrement.
Elle prend une grande inspiration, ses yeux se perdant dans le vide, comme si elle replongeait dans un passé lointain.
— Yomaki et moi… on était inséparables. Toujours à faire des bêtises, mais on se comprenait sans même avoir à parler.
Je l’écoute attentivement, fascinée par la tendresse dans sa voix.
— Une fois, on avait décidé de construire une cabane derrière l’école. C’était un désastre total, mais on était tellement fiers.
Elle rit doucement, et je ne peux m’empêcher de rire avec elle.
— Et puis il y a eu cette fois où il a essayé de m’apprendre à faire du vélo. Je suis tombée au moins dix fois, mais il ne s’est jamais moqué. Il m’a juste tendu la main à chaque fois.
Son sourire devient plus doux, presque mélancolique.
— Il avait ce don pour te faire sentir que tu pouvais tout affronter, tant qu’il était là.
Je sens une chaleur étrange envahir mon cœur en l’écoutant.
— Vous deux, marmoné-je, vous êtes tellement idiots.
— Hé ! proteste-t-elle faiblement, mais elle sourit.
Je ris doucement, mais mes pensées s’envolent ailleurs. Ces deux-là, depuis leur adolescence, se voilent la face. Je le vois maintenant, dans la manière dont elle parle de lui, dans la tendresse qui illumine son regard. Ils s’aiment, mais ils font semblant de n’être qu’amis.
— Et vos moments au lycée ?
Elle relève doucement la tête et me regarde, un mélange de surprise et de tendresse dans les yeux.
— Nos moments au lycée ?
Je réponds de la tête, un sourire timide aux lèvres.
Akira hésite un instant, mais finit par sourire.
— D’accord.
Elle prend un grand souffle, ses yeux se perdant un moment dans le vide, comme si elle revivait chaque souvenir.
— Au lycée, Yomaki et moi, c’était… différent. On n’était plus ces gamins insouciants, mais on était toujours aussi proches.
Elle fait une pause.
Et, je remarque un léger sourire nostalgique sur ses lèvres.
— Il y avait cette fois où on devait préparer un projet de classe ensemble. Un truc totalement ennuyeux sur l’économie japonaise. On avait fini par passer plus de temps à rire et à discuter qu’à travailler.
— Et vous avez eu quelle note ? demandé-je en riant.
— Un C+, répond-elle en riant aussi. Mais on s’en fichait. Ce jour-là, on avait passé des heures à parler de tout et de rien. Il m’avait même raconté ses rêves de voyager dans le monde entier, et moi… je l’avais écouté comme si c’était la chose la plus fascinante au monde.
Son sourire s’adoucit, et je peux presque voir l’adolescente qu’elle était à cette époque.
— Et puis, il y avait cette autre fois… au festival du lycée.
— Un festival ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Akira rit doucement, et je remarque qu’elle se détend davantage en parlant.
— Chaque année, notre lycée organisait un festival culturel. Cette année-là, on avait décidé de faire un stand de takoyaki. Yomaki avait insisté pour être celui qui cuisinerait, mais il était catastrophique. Il avait renversé la pâte partout, et les takoyaki étaient soit brûlés, soit crus.
Je ne peux m’empêcher d’éclater de rire en imaginant la scène.
— Mais le pire, continue-t-elle en riant, c’est qu’il avait tellement honte qu’il avait fini par me supplier de l’aider. On avait passé le reste de la journée à nettoyer et à s’excuser auprès des clients.
Je secoue la tête, un sourire amusé aux lèvres.
— Vous deviez être un sacré duo.
— On l’était, susure-t-elle avec un éclat de tendresse dans la voix.
Puis son sourire s’efface légèrement.
— Mais il y avait aussi des moments plus sérieux. Comme cette fois où j’ai eu une dispute avec ma mère… Il m’a trouvé en pleurs derrière le gymnase. Il n’a rien dit, il s’est juste assis à côté de moi et m’a tendu un mouchoir. On est restés là pendant des heures, et je me suis sentie mieux simplement parce qu’il était là.
— Akira…
Elle secoue doucement la tête, comme pour chasser une émotion trop forte.
— Yomaki a toujours été là pour moi, dans les bons comme dans les mauvais moments. Et même si on prétendait n’être que des amis, il y avait quelque chose de plus…
Je reste silencieuse, absorbée par ses mots.
— Et toi, Yuki, tu devrais peut-être arrêter de te torturer pour ce qui s’est passé. Ce n’est pas ta faute, tu n'es pas obligé de régler ce conflit entre lui et moi coûte que coûte.
Je baisse les yeux, les joues légèrement rouges.
— Merci, Akira. Mais toi aussi, tu devrais arrêter de te cacher derrière ton passé avec Yomaki.
Elle me regarde, un mélange d'étonnement er d’amusement dans les yeux.
— Oh, ça va, toi, dis-je en riant. Mais sérieusement… Vous deux, vous êtes tellement idiots.
— Hé ! proteste-t-elle, mais je peux voir qu’elle sourit.
Je ris doucement, mais une pensée me traverse l’esprit. Ces deux-là s’aiment, depuis toujours. Mais ils sont tellement têtus qu’ils refusent de l’admettre.
Je reste silencieuse, mais au fond de moi, je me promets que je ferai tout pour les aider à ouvrir les yeux. Parce qu’ils le méritent, et parce qu’il est temps qu’ils cessent de fuir leurs sentiments.
— Merci, dis-je simplement.
Elle tourne la tête vers moi, un peu surprise.
— Pourquoi ?
— Pour m’avoir raconté tout ça. Tu sais, tu pouvais le prendre mal et ne pas le faire.
Elle ne répond pas, mais je sens son étreinte se resserrer légèrement.
Et dans ce silence réconfortant, je me dis qu’un jour, peut-être, ces deux têtus trouveront enfin le courage de s’avouer ce qu’ils ressentent vraiment.
Je pense que c'est le bon moment pour engager le sujet le plus sensible.
— Aki... hésité-je, sentant la gorge se nouer.
— Qu'est-ce qu'il y a, Yuki ? répond-elle, un mélange d'inquiétude et de curiosité dans les yeux.
— Je sais que c'est pas facile pour toi de... tu vois ce que je veux dire... dis-je, ma voix tremblante.
— Sois directe, s'il te plaît, je comprends pas, dit-elle, l'anxiété teintant ses paroles.
— Tu vas peut-être dire que c'est un peu trop tôt, mais tu devrais aller voir Yomaki... tu m'as dit qu'il était là pour toi... qu'il te soutenait... pousuis-je, essayant de maintenir mon calme.
Elle me fixe, complètement nerveuse, ses mains tremblant légèrement.
— Mets de côté le mal un moment, s'il te plaît, continué-je d'une voix douce mais ferme. Yomaki vient de perdre son père, tu devrais aller le voir. Il a besoin de soutien.
Ses yeux se baissent, elle ne dit rien. Après un instant de silence, elle se lève lentement et quitte le coin salon pour se rendre dans la chambre.
Je la comprends. Elle a besoin de temps.
Je ferai de mon mieux pour qu'ils puissent renouer.
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