VII ― La maîtresse faber
✧・゚: *✧・゚:* Chapitre VII *:・゚✧*:・゚✧
La maîtresse faber
Senmout remercia le serveur après qu'il eut déposé sa commande sur la table. La mousse lactée recouvrant son café crémeux se mélangeait au sirop de baies rouges versé de façon à dessiner une feuille écarlate, semblable à celles qui ornaient les arbres alentour.
Le Haimatos Phyllon, salon de thé considéré comme une attraction immanquable de Prînos, portait bien son nom. La lumière d'Hypérion, l'étoile d'Ephèse, filtrait au travers de petites ouvertures circulaires dans le plafond et diffusait à travers les faces carmines des feuilles d'érables plantés aux quatre coins de la salle principale. Des manipulations génétiques leur conféraient cette teinte sanguine quelle que soit la période de l'année.
Durant la saison chaude, la faible luminosité de l'endroit aidait à mieux supporter les températures élevées et l'ambiance particulière du lieu attirait de nombreux curieux. C'était comme manger au milieu d'une forêt qui saignait, une scène toute droit sortie d'un mythe. Loin d'être inquiétante, l'atmosphère s'avérait plutôt reposante, complétée par le son apaisant du cours d'eau artificiel qui coulait entre les tables. Sans parler des pâtisseries et boissons originales servies par le chef.
Senmout souffla au-dessus de la tasse fumante et la reposa le temps que sa boisson refroidisse.
— Et donc, comment l'a pris ce bon vieux Cléon ?
La question du Siwan s'adressait à la personne assise de l'autre côté de la table ellipsoïde. Priam Hagias aspira bruyamment à travers la paille métallique plantée dans son lait frappé avant de se redresser. Des mèches brunes et frisées entouraient son visage juvénile et parsemé de petites taches de rousseur, sans doute héritées de sa grand-mère. Malgré son sourire radieux, Senmout devinait un éclat embarrassé dans ses yeux noisette.
— Sans surprise, j'ai eu droit à l'engueulade de ma vie, admit le jeune garçon. Je l'ai un peu cherché aussi.
Senmout hésitait entre le rire et le soupir affligé. Lui aussi avait fait des bêtises étant plus jeune mais il ne lui serait jamais venu à l'esprit de prendre les commandes d'un véhicule urbain sans licence, même sous la pression de ses « amis » de l'époque. Porter le titre de vice-champion de série bêta du système était une chose, mais voler en pleine circulation et assimiler les règles complexes du Codex Viae en était une autre. Quel comble, quand on y réfléchissait.
Priam s'appuya contre le dossier de sa chaise pour s'étirer et manqua de percuter une serveuse chargée de vaisselle sale au passage. Cette dernière lui lança un regard assassin auquel il répondit par son éternelle jovialité. Une fossette se creusait dans sa joue à chaque fois qu'il souriait ainsi et elle apparaissait toujours lorsqu'il se retourna vers son locuteur.
— Páppos m'en a vraiment voulu pendant quelques jours, mais il a fini par ne plus y penser. Je pense que ça lui fait du bien de s'éloigner un peu de ma carrière d'aurige et de la course en général. Il passe plus de temps avec mámme aussi. Je ne l'ai jamais vu autant impliqué dans l'entretien du jardin. Comme quoi, cela peut aussi faire du bien de faire une pause dans ses passions.
La réponse de Priam rendait le sujet que voulait évoquer Senmout un peu plus délicat que ce qu'il aurait cru. Le directeur de Venator ne l'avait pas invité à prendre un dessert au Haimatos Phyllon sans arrière pensées — enfin, pas cette fois-ci. Prendre une gorgée de son cappuccino lui permit de réfléchir à ses mots.
— Et toi, elle te fait du bien cette pause ? finit par demander le Siwan.
Ses deux coudes posés sur la table et son menton appuyé contre sa main droite, l'aurige réfléchit quelques secondes avant de répondre entre deux aspirations de sa boisson lactée.
— Si je dois être honnête avec toi, ça me manque. La vitesse, l'adrénaline, l'envie de se donner au maximum... Mais j'ai choisi moi-même de demander cette année de césure au directeur de mon écurie de série bêta. Vu le mal que j'ai eu à obtenir son accord, je me vois mal aller frapper à sa porte pour qu'il me reprenne. Et puis, j'ai un minimum de fierté, j'assume mes décisions ! Même si je meurs d'envie de voler...
— Je sais que tu voulais profiter de cette année de pause pour passer un maximum de temps avec tes grands-parents. Mais vu que tu es aussi motivé, et notre pilote de réserve préféré...
— Le seul, corrigea Priam avec un clin d'œil malicieux.
— Oui, certes, admit Senmout. L'année précédente tu as passé beaucoup de temps dans le simulateur entre les manches de ton championnat, et cela nous a été d'une grande aide.
Cela leur avait évité la dernière place du classement, ce qui valait comme une petite victoire.
— Tu as du talent, Priam, et je pense sincèrement que d'ici un an ou deux, nous pourrons discuter de ta titularisation.
Si on existe toujours d'ici-là, fut tenté de rajouter Senmout mais il termina sa tirade ici et but une autre lampée de son café. Le goût fruité du sirop rougeâtre glissa sur sa langue, encore plus délicieux que la dernière fois qu'il avait commandé cette boisson. En face de lui, les yeux de Priam brillaient d'intérêt. Le Nilien avait touché juste.
— Et pour que tu te rendes compte de la réalité du terrain, j'ai pensé que ça serait une bonne idée que tu suives l'équipe durant cette saison. Tu pourrais prendre conscience du rythme de la compétition, suivre les courses depuis le garage et pourquoi pas participer à quelques séances d'essais libres ? Et tu serais disponible tout de suite si nous avons besoin de toi pour un remplacement. Je suis sûr que tu pourrais apprendre beaucoup auprès de Saxa et Avad.
Senmout était conscient de la grosse incohérence de ses propos. Saxa n'était pas tellement plus expérimentée que Priam, bien que plus âgée que le jeune garçon de dix-neuf ans. Mais le contrat de Saxa coûtait moins cher qu'une titularisation du réserviste et elle paraissait avoir une mentalité plus solide que Priam, qui manquait encore un peu de maturité dans sa façon d'aborder sa carrière d'aurige.
Priam n'avait pas montré des signes de vexation face à cette décision de Senmout. Son grand-père Cléon, en revanche... Le Siwan soupira pour lui-même. Le vieil homme s'en remettrait et n'avait aucune légitimité à donner son avis. C'était Priam qui faisait partie de l'équipe, pas lui.
La proposition du directeur planait toujours au-dessus de la table boisée. Il préféra lui-même interrompre ce silence qui commençait à devenir embarrassant.
— Tu peux prendre le temps dont tu as besoin pour réfléchir, bien sûr. Il nous reste encore un peu plus d'un mois avant les essais de pré-saison et...
— J'en suis.
Le garçon abandonna son verre vide pour passer à son baklava fourré à la groseille qu'il macha lentement devant la mine surprise de Senmout.
— Mais, tes grands-parents...
— S'en sortiront très bien sans moi, compléta Priam. Mámme m'a bien fait comprendre qu'elle en avait déjà assez de m'avoir dans les pattes et si je ne suis pas dans les parages, mon grand-père n'aura plus personne avec qui parler de course, ce qui leur fera un bien fou à tous les deux. J'ai envie de voir comment ça se passe en vrai, pas seulement derrière un écran. Páppos se demandait quand est-ce que tu allais te décider à me le proposer, d'ailleurs.
— Cléon ne loupe pas une occasion de me dénigrer dans mon dos, si j'ai bien compris, railla Senmout.
Il était vrai que Venator avait été un peu moins impliquée dans la formation de leur réserviste et potentiel futur titulaire que d'autres équipes. Encore une fois, les difficultés de l'année précédente n'avaient pas joué en leur faveur. L'ex-aurige qui avait élevé Priam, et qui gérait d'une main de fer la carrière de son petit-fils, s'était toujours montré très critique avec le jeune directeur.
Senmout se demandait souvent qui entre lui et Thusnelda passait le mot à l'autre quand il s'agissait de l'enfoncer sur ses erreurs et remettre en cause ses décisions. Au moins, dans le cas de Cléon, cela ne revenait pas à marquer contre son propre camp.
— Ce n'est pas juste toi, Senmout, temporisa Priam. Tout le monde s'en prend plein la tête lorsque le grand Cléon Hagias n'est pas d'accord avec eux.
— Et entre nous, l'avis de ce vieux grincheux ne m'importe pas vraiment.
L'aurige éclata de rire, loin de prendre mal que l'on pointe les défauts de son aïeul. Il était de toute manière le mieux placé pour connaître le sale caractère de Cléon.
Senmout et Priam changèrent de sujet, laissant les détails de la participation de Priam à cette nouvelle saison pour plus tard. Le plus jeune partagea son dessert feuilleté avec le directeur de Venator qui appréciait ce temps calme entre de longues heures de travail.
Le recrutement de Saxa avait attiré l'attention de quelques nouveaux sponsors qui venaient s'ajouter aux fidèles entreprises de Gundeshapur qui continuaient à financer la carrière d'Avad. Ces derniers jours, Senmout avait à peine eu le temps de souffler et l'après-midi s'annonçait chargé. Il accueillait ce court instant de répit comme une bénédiction divine — d'ailleurs, il n'avait pas prié les dieux depuis un moment et devrait inclure ça dans son emploi du temps de la semaine prochaine.
Quand il ne resta plus rien dans leurs verres et assiettes, Senmout paya et ils se levèrent pour quitter le Haimatos Phyllon. Priam s'étira à l'entrée du café sous les rayons d'Hypérion et ajusta son T-shirt coloré sur lequel figurait le logo d'un de ses groupes de musiques préférés. Le jeune garçon optait souvent pour des tenues décontractées et confortables lorsqu'il ne portait pas les couleurs de l'écurie qu'il représentait. Senmout n'avait pas eu le temps de se changer avant de le rejoindre et arborait toujours sa chemise à la flèche argentée.
Un léger vent du nord rafraichissait l'air de cette journée. Senmout et Priam marchaient sur le trottoir longeant la grande avenue qui menait au centre de ce niveau. Suivant le rythme de marche rapide de Senmout, le pilote demanda :
— Tu es si pressé de te débarrasser de moi ?
— J'ai des tonnes de choses à faire cet après-midi. J'ai enfin réussi à organiser une rencontre entre Tassadit et nos auriges. Entre son emploi du temps et le leur, j'ai cru que j'allais jamais y arriver.
— Ouh la, je vous souhaite bon courage. J'irai porter des offrandes sur vos tombes si vous ne vous en sortez pas vivants.
Senmout secoua la tête et leva les yeux au ciel. D'accord, la nouvelle maîtresse faber engagée pour cette nouvelle saison pouvait se montrer... caractérielle, mais en quelques mois, elle avait proposé des concepts plus innovants que son prédécesseur sur ses trois années de collaboration avec Venator. Maintenant que les nouveaux sponsors amenaient plus de fond, elle avait plus de liberté concernant ses créations et les problèmes de stabilité semblaient réglés pour la plupart, d'après les simulations.
Les deux compères s'arrêtèrent devant un arrêt de navicula où attendait déjà un bon nombre de personnes repartant au travail à la fin de leur pause déjeuner. Priam consulta les horaires affichés sur l'écran, la prochaine passait dans quelques minutes seulement.
— En tout cas, si jamais tu croises Baiya, n'oublie pas de la saluer de ma part, relança Priam de l'embarras visible dans son sourire.
— Je n'y manquerai pas, répondit Senmout avec un rictus moqueur. Tu pourrais toi-même prendre de ses nouvelles, tu sais ?
— Elle est plus intéressée par la mécanique que par les conversations... Comme Tassadit. Elles se sont bien trouvées toutes les deux.
Le rire de Priam fut couvert par l'arrivée de la navicula et l'agitation des futurs passagers qui se précipitaient déjà devant les portes encore fermées. Ceux qui descendaient avaient à peine la place de s'extirper hors du véhicule. Pendant qu'il laissait les plus pressés se précipiter à l'intérieur, le jeune aurige se tourna vers Senmout.
— C'était sympa de passer du temps avec toi en dehors du travail en tout cas. Il faudra qu'on refasse ça avant le début de la saison.
— Pour que je te paye encore des gâteaux ? plaisanta le Siwan.
— Entre autres, répliqua Priam qui se prêtait au jeu.
Il fut le dernier à entrer dans la navicula qui flottait toujours grâce à ses suspenseurs. Priam eut juste le temps de saluer Senmout, deux doigts agités vers lui dans une parodie de salut militaire, avant que la porte se referme sur lui. Le véhicule de transport en commun quittait à peine son arrêt que déjà l'aura lumineuse du jeune garçon lui manquait.
Senmout savait cependant qu'une autre flamme brillait dans le cœur de l'une des pilotes qu'il s'apprêtait à rejoindre.
✶
Le son du tapis roulant en mouvement arriva aux oreilles de Senmout avant même que la porte de salle d'entraînement ne s'ouvre en détectant sa présence. Une immense baie vitrée permettait à la lumière naturelle d'illuminer la pièce jusque dans ses moindres recoins. Des machines d'entraînement sophistiquées s'alignaient contre les murs, espacées pour laisser au sportifs la place de pratiquer de la façon la plus confortable possible. Une musique aux tonalités électroniques était diffusée depuis une enceinte portative placée au centre de la pièce.
Sur la droite de Senmout, Avad trottait sur le tapis de course à un rythme soutenu. Différents capteurs branchés contre sa poitrine ou placés sur ses visages mesuraient ses constantes physiologiques en continu et les enregistraient dans la base de données centrale de l'équipe. L'aurige respirait fort, ses vêtements de sport et ses cheveux noués en demi-queue désordonnée étaient humides de sueur. Travailler son endurance était aussi essentiel que de renforcer ses muscles : une fois sur la piste, les pilotes devaient maintenir leur effort jusqu'à deux heures sans répit.
Le second aspect important de la préparation physique des auriges reposait sur du renforcement musculaire et Saxa s'y consacrait actuellement. Amunet scandant des encouragements à ses côtés, la nouvelle pilote contractait les muscles de son cou pour résister à la traction exercée par la machine, censée mimer les forces centrifuges qui fondaient sur les athlètes en course. Yeux fermés, mâchoire crispée, Saxa déployait toute sa force physique et mentale pour ne pas flancher. Elle essayait de garder un rythme respiratoire régulier calé sur le tempo de la musique.
Rien qu'à voir ses auriges trimer ainsi, Senmout se sentait fatigué.
— Et, relâche ! clama la voix d'Amunet.
Saxa se laissa aller contre le siège de sa machine alors que les élastiques se détendaient. Elle semblait soulagée de mettre fin à la séance tout comme Avad lorsque l'entraineuse lui signala qu'il pouvait ralentir puis s'arrêter. Ce dernier fit quelques foulées en marche rapide avant de s'immobiliser sur le tapis, mains sur ses genoux. Amunet vint baisser la musique et les laissa chacun revenir au calme tandis que son frère se rapprochait d'elle.
— T'es en avance, Sen, lança-t-elle. On a pas encore fini.
— J'étais venu vérifier que tu ne les tuais pas au travail, railla Senmout.
— C'est le cas, elle est terrible, intervint Saxa depuis sa place.
Amunet laissa éclater un rire sonore et s'avança vers Avad pour l'aider à débrancher les capteurs et lui tendre une gourde d'eau fraîche. De son côté, Saxa entamait déjà une série d'étirements, affalée sur le siège. Senmout vint s'appuyer contre le dossier et l'observa pendant qu'elle tirait progressivement sur ses trapèzes.
— Je t'avais prévenue que ça allait être intense, surtout avec ma sœur.
— Et c'est trop tard pour m'échapper maintenant, souffla Saxa d'un air dramatique. Si je meurs d'épuisement, j'espère au moins que j'aurais ma place à l'Elysée. Il faut le courage d'un héros pour endurer tout ça.
— Tu trouves pas que t'en fais un peu trop, là ?
Saxa se tourna vers lui et lui lança un regard que Senmout interpréta comme un « j'aimerais t'y voir ». Dommage pour elle, il n'avait aucunement l'intention de prendre sa place. Son siège face au mur des stands lui convenait très bien.
Senmout laissa le temps à Saxa de terminer ses étirements, tandis qu'Amunet et Avad faisaient un débriefing de sa session en étudiant les données. Le directeur envoya les deux auriges prendre une douche et se changer, prétendant que Tassadit apprécierait moyennement de les voir entrer dans son « territoire » dans cet état. Le portrait de la maîtresse faber brossé par les membres de l'équipe qui la connaissaient ne donnait pas vraiment envie à Saxa de la rencontrer. Elle finit pourtant par s'avouer vaincue et utilisa le peu d'énergie qui lui restait pour trottiner jusqu'à son vestiaire.
Resté seul avec Amunet, Senmout lui demanda un rapide résumé de la progression des pilotes.
— Ils seront prêts pour les essais de pré-saison, Sen, ne t'en fais pas. Saxa a presque achevé sa remise à niveau. Et il paraît que ça se passe plutôt bien en simulation.
— Cela fait un moment qu'elle n'a pas terminé hors de la piste, c'est vrai, soupira Senmout.
Pour sa défense, ce n'était pas toujours de sa faute. Les simulations se faisaient à partir des données du modèle de monoplace que les fabri concevaient au fur et à mesure, encore à l'état de concept. Ces technologies de pointe leur évitaient de lancer la production de véhicules avant d'être plus ou moins certains de leur bon fonctionnement.
— Il n'empêche que tu as décidé de la prendre comme binôme, indiqua Amunet. Ce qui signifie que tu as plus de foi en elle que ce tu veux faire croire. Vous vous entendez bien, en plus.
— Garde tes déductions pour d'autres. C'était trop tendu entre Avad et moi pour que ça fonctionne. Ça se passe bien mieux avec Leno, son nouvel ingénieur. On ignore encore où en sont les autres équipes, donc c'est un peu difficile de se situer pour le moment. C'est aussi à ça que servent les essais de pré-saison. Mais je pense qu'on a les moyens d'espérer mieux qu'une avant-dernière place, vu comment ça se présente.
Amunet manipulait les items qui apparaissaient sur son écran tout en écoutant son frère parler. Un doux sourire se dessina sur son visage. Senmout s'interrompit devant l'expression moqueuse de sa sœur.
— Tu vois ? Un peu d'optimisme, ça fait du bien, badina-t-elle.
— Je n'ai jamais été contre l'optimisme. Tant qu'il reste réaliste.
Il ponctua sa réplique d'une pichenette sur le nez de sa cadette au moment où Saxa revenait, suivie par Avad. Il était temps de rejoindre l'antre des fabri, comme aimait bien l'appeler Amunet. Cette dernière ne les accompagnait pas alors, elle salua avec entrain la sortie du trio.
La section des concepteurs de vaisseau se situait au sous-sol des locaux de Venator — ce qui correspondait au niveau de la branche de l'arbre qui se trouvait sous celle de l'entrée principale. Senmout et les pilotes y accédèrent par les escaliers principaux. Plus ils descendaient, plus la lumière se faisait rare, masquée par les couches feuillues des hauteurs.
L'atmosphère étouffée du lieu donnait le sentiment de s'enfoncer vers le plus profond des mystères, on pouvait en effet le voir comme cela. Le modèle de vaisseau monoplace de chaque équipe était leur trésor, leur secret le plus confidentiel, fruit de plusieurs mois de recherches et développement. Être un excellent pilote ne suffisait pas si l'on se retrouvait aux commandes d'une épave. Si Plus Ultra, Protagoras ou encore Mons Silvius s'imposaient comme les écuries dominantes du Championnat, c'était parce qu'elles arrivaient à aligner les deux. Pilotes performants et vaisseau performant pour des podiums et des victoires.
L'année dernière, Venator avait souffert de la défaillance de leur véhicule. Cette année, ils prouveraient que le renvoi de leur précédent maître faber n'était pas un aveu de faiblesse de leur part, bien au contraire.
Une grande porte blindée marquait l'entrée de l'antre des fabri, le territoire de Tassadit et de ses collaborateurs. Il fut un temps où l'empreinte digitale de Senmout suffisait à lui octroyer un droit de passage mais depuis la prise en main de la nouvelle patronne du lieu, personne n'entrait ni ne sortait sans son autorisation. Les affaires d'espionnage industriel se comptaient par dizaines depuis la création du Championnat.
Autour du Nilien, Saxa déplaçait son poids d'un pied vers l'autre, secouée par l'impatience. Avad restait de marbre, déjà familier avec l'endroit, un peu moins avec Tassadit qu'il ne comprenait pas toujours, comme la plupart de ses collègues. Senmout appuya sur l'interphone à côté de la porte pour signaler leur présence. Il réalisa soudain qu'il avait oublié sa tablette, alors qu'il souhaitait vérifier l'heure exacte pour déterminer s'ils risquaient une remontrance ou non.
La porte s'ouvrit en coulissant sans qu'il eût besoin de s'annoncer et un visage avenant se dessina dans le cadre. La jeune femme qui se tenaient devant eux dépassait Saxa de quelques centimètres. Sa peau brune évoquait la couleur de l'écorce d'un chêne plein de vitalité et ses grands yeux noirs détaillèrent un par un les visiteurs qui se présentaient à elle. Un stylet à la coque blanche retenait ses cheveux en un chignon approximatif, composé d'une myriade de tresses cuivrées.
— Bonjour, Baiya, la salua Senmout. Nous sommes à l'heure ?
— Presque, répondit-elle. Vous en faîtes pas, maîtresse Tassadit est occupée alors elle ne le remarquera même pas... Ou peut-être que si, en fait.
L'apprentie de la maîtresse faber s'exprimait en langue commune avec un léger accent que l'on retrouvait chez les natifs des planètes de la Bordure Extérieure qui la parlaient depuis peu. Elle s'écarta pour laisser entrer Senmout, puis Avad et prit le temps de se présenter rapidement à Saxa qu'elle rencontrait pour la première fois. La jeune femme quittait rarement son poste, comme la majorité de ses confrères.
Baiya pressa le bouton qui referma la porte après que ses visiteurs l'eurent franchie. Pendant qu'elle réarmait la sécurité, Senmout en profita pour lui dire avant d'oublier :
— Tu as le bonjour de Priam au fait.
L'apprentie se retourna en essuyant la poussière accumulée sur la bretelle de son débardeur. Un foulard multicolore retenait son pantalon cargo trop grand pour elle.
— Oh, c'est gentil. Ça fait longtemps que je ne l'ai pas vu, d'ailleurs. Je vais finir par croire qu'il m'évite.
Senmout prit un instant pour réfléchir à ce qu'il allait dire et conclut que ce n'était pas lui de se mêler de ça, d'autant plus qu'il reprochait souvent à Amunet et Priam leur tendance à rechercher le moindre ragot à raconter aux autres. Le quiproquo entre les deux jeunes gens l'amusait un peu quand même.
Baiya guida le petit groupe un plus en avant dans la salle principale. L'endroit était divisé en plusieurs bureaux individuels où travaillait l'équipe de fabri engagée par Venator. Chaque ingénieur se concentrait sur le développement d'une pièce en particulier, penché sur leurs écrans à peaufiner le moindre détail des modèles 3D qui seraient assemblés par la suite. La communication et la collaboration entre les fabri était essentielle, car il fallait que tout s'emboîte à la fin et qu'aucune pièce n'en gêne une autre, aussi aucune cloison ne les séparait, leur permettant d'échanger facilement.
Les bureaux reposaient contre les murs de la pièce principale et formaient un anneau autour du poste central. C'était devant cette console que les guidait Baiya qui se montrait très enthousiaste sans que Senmout en connaisse la raison. Saxa observait les lieux avec intérêt et obtint un regard acéré de la part d'un faber lorsqu'elle se pencha un peu trop près de son visage dans le but de regarder son écran. Avad tapota sur son épaule pour la ramener vers le reste du groupe.
Pendant ce temps, l'apprentie s'avança vers l'un des bureaux, le plus en désordre pour attraper l'anse d'une théière métallique et verser un peu de thé dans trois tasses dépareillées. Les visiteurs firent la chaine pour se passer les boissons chaudes et remercièrent un par un la jeune femme.
— De rien. C'est aussi pour me faire pardonner au nom de Tassadit pour son retard.
— C'est vrai que ça ne lui ressemble pas, nota Senmout.
Il goûta le thé. Miel et citron, une saveur qui ne lui plaisait pas vraiment. Saxa but une gorgée du sien avant de s'adresser à Baiya :
— C'est vrai que de ce qu'on m'a dit d'elle, elle a l'air un peu... Psychorigide.
— C'est l'idée, ajouta Avad.
— Psychorigide mais efficace, tonna une voix forte au-dessus d'eux.
Senmout se remercia de ne pas avoir mis son grain de sel, bien qu'il n'en pensait pas moins, car il venait de s'épargner un sermon. Saxa avala de travers une lampée de la boisson citronnée et Avad termina de vider sa tasse alors qu'ils levaient la tête en chœur vers la mezzanine surplombant la salle.
Appuyée contre la rambarde d'acier, Tassadit Aarifi braquait un regard accusateur sur les pilotes qui se permettaient de l'insulter dans son domaine. Contrairement à ses subordonnées, la maîtresse faber portait des vêtements faits de tissus colorés et recouverts de motifs alambiqués. Ces mêmes formes se retrouvaient dans les tatouages gravés sur ses bras, encre de nuit sur sa peau basanée. Ses longues boucles brunes ondulaient jusqu'à ses hanches et ne présentaient aucun défaut. Elle affichait fièrement son statut de diplômée d'une école faber par la broche grisâtre épinglée contre sa poitrine. Le compas de fer rayonnait sous la lumière des néons.
Rien que dans son apparence, Tassadit imposait le respect. Elle se tenait là car elle maîtrisait les lois de la physique, les secrets de la mécanique et elle avait promis à Nikè qu'elle emploierait ses talents dans un seul but : aller vite.
Gagner.
— Tu devrais apprendre un peu la politesse à tes pilotes, Sed-Saqqarah, lança la faber en descendant les marches.
Hé, mais j'ai rien dit, moi !
Tassadit s'arrêta devant lui et sentant qu'elle attendait une réponse, Senmout lâcha :
— Je ne suis pas leur père, Tassadit. Bonjour, au fait.
Elle ignora sa salutation et posa son regard sur Saxa qui ne savait plus trop où se mettre. Senmout aimerait lui dire qu'elle n'avait pas à se sentir mal à l'aise. Tassadit était comme ça avec tout le monde. Elle analysait et rendait son jugement dans sa tête sans que personne ne sache ce qu'elle en pense. L'ingénieure finit par se déporter vers le poste central et Saxa relâcha la tension dans ses muscles. Senmout lui donna une petite tape dans le dos.
— Faisons vite, nous avons encore beaucoup de travail, déclara-t-elle. Enfin, vous surtout. On ne lancera la fabrication des pièces que lorsque les simulations seront favorables et vu le peu de temps qu'il nous reste...
— Oui, oui, je sais, soupira Senmout. Je pense quand-même qu'on est plutôt réactifs au niveau de nos retours...
— Pas assez.
Évidemment, cela l'aurait étonné qu'elle tienne un autre type de discours. Tout aussi tranchante à l'oral que dans ses messages.
Tassadit s'approcha de la console centrale mais fut interrompue par son apprentie.
— Maîtresse Tassadit, vous m'aviez promis que je pourrais faire cette présentation ! Je me suis beaucoup impliquée dans la conception du modèle final, laissez-moi faire, s'il vous plaît.
Senmout dissimula non sans mal sa surprise lorsqu'elle s'écarta pour laisser la place à Baiya. Tassadit aimait le contrôle mais s'il y avait une personne capable de le lui faire perdre, c'était sa jeune apprentie. Peut-être qu'elle se reconnaissait en elle d'une certaine manière. Comme tous les fabri, Tassadit avait suivi une dure formation qui s'était conclue par deux ans d'apprentissage auprès d'un autre diplômé. Elle avait été l'élève du faber à l'origine du vaisseau de Maximus Veturius l'année où il a obtenu son premier titre. Cet élément-là avait beaucoup intéressé Nikè au moment de recruter l'ingénieure.
Baiya remercia sa tutrice et tapa sur les touches de la console à toute vitesse. La lumière de la pièce baissa progressivement, ne laissant plus que la clarté des écrans des ingénieurs pour éclairer la pièce. Certains commencèrent à quitter leur poste pour écouter la présentation de la jeune femme qui ne tenait plus en place. Son enthousiasme gagnait sur Saxa qui s'approcha un peu plus du poste central et aussi Senmout qui était curieux de voir le résultat de ces mois de travail acharné.
— Et voici donc la version finale — ou presque — de notre vaisseau monoplace de course, le VT-005 !
La projection holographique jaillit depuis la console, les rayons de lumière bleutée s'assemblèrent pour dessiner les formes de la coque, des ailerons latéraux des toutes les pièces pensées dans les moindres détails. Chaque boulon, chaque plaque de métal utilisée, chaque point de peinture déposé sur la coque pouvait faire la différence entre une victoire et une défaite.
L'image du VT-005 tournait sur elle-même devant une Saxa fascinée et un Avad au moins un peu impressionné. La pilote leva la main vers l'hologramme, ses doigts traversant la lumière polarisée qui représentait l'aileron arrière.
— Vous avez complètement changé la forme de l'arrière.
— Evidemment, acquiesça Baiya. On s'est inspiré du modèle de Khéops de l'année dernière. Ça nous a permis de revoir l'efficacité du SDA lors de son déploiement et de travailler sur la résistance au vent.
Pour illustrer ses propos, le SDA s'ouvrit sur la projection. Saxa hocha la tête, son sourire aussi éclatant que celui de Baiya qui brûlait de fierté. Elle commença à détailler chaque amélioration faite depuis le dernier test et sa tirade se transforma très vite en dialogue passionné entre elle et les deux auriges qui purent échanger en direct sur leurs ressentis en simulation et les pistes d'améliorations qu'ils voyaient. Senmout sourit à son tour, content de les voir aussi impliqués. Il n'y avait que comme cela qu'ils pourraient viser le sommet.
Son expression satisfaite s'effaça au profit du dégoût lorsqu'un nuage de fumée odorante atteignit son visage. L'effluve végétal lui piquait le nez qu'il frotta avant de lancer un regard désapprobateur à Tassadit. Cette dernière, une pipe ouvragée en main, souffla de nouveau en sa direction. Il eut le temps de fermer les yeux pour s'éviter une irritation cette fois-ci.
— Tu ne devrais pas fumer à l'intérieur, marmonna-t-il.
— Mon domaine, mes règles. Es-tu satisfait ?
— Il faudra attendre les derniers avis de Saxa et Avad mais ça m'a l'air propre. Vous avez fait du bon travail avec l'équipe. Merci.
Tassadit hocha la tête et envoya quelques ronds de fumée vers le plafond. Senmout n'était pas dupe, le VT-005 ne serait pas parfait, loin de là. Malgré les nouveaux financements, leurs infrastructures manquaient un peu de modernité, ce qui posait problème. Mais au fond de lui, il le savait, l'équipe en était en bonne voie.
Venator ne serait pas dernière. Les pilotes auraient de quoi viser bien mieux.
La zone des points, un podium.
Une victoire.
─── ⋆⋅☆⋅⋆ ───
Dernier petit chapitre filler avant le début des hostilités ~
Je l'aime bien quand même car il marque l'introduction de Priam et j'aime beaucoup trop ce perso ! J'espère que vous l'appréciez autant que moi aha
Du coup, la prochaine fois on s'envole pour la planète capitale et les essais de présaison héhé (oui, y aura Eneas et Iulius, pou celleux qui ont les infos à l'avance sur Insta), et comme je suis généreuse durant le mois de décembre vous aurez un chapitre toutes les semaines ! Noël avant l'heure
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro