IX ― Nouvelle saison, vieux amis
✧・゚: *✧・゚:* Chapitre IX *:・゚✧*:・゚✧
Nouvelle saison, vieux amis
— Je suis obligé d'y aller ? grommela Senmout dans son oreiller.
Étendue sur le lit tête-bêche avec son frère, Amunet faisait défiler les différents canaux de diffusion, à la recherche d'un programme intéressant à projeter sur l'écran principal. Senmout se demandait pourquoi elle choisissait de faire cela dans sa chambre à lui plutôt que dans la sienne, mais il n'allait pas s'en plaindre. Il pouvait partager ses déboires à voix haute avec quelqu'un qui l'écoutait, ou faisait bien semblant.
— Techniquement, tu n'es pas « obligé », précisa sa cadette après un temps de latence. Mais c'est la tradition depuis des années ! Si tu n'y vas pas, tu vas juste passer pour un gros asocial — ce que tu es — ou tu vas leur faire penser que tu te crois au-dessus d'eux.
Parce que tu penses qu'ils se gênent pour montrer qu'ils se croient au-dessus de moi ? Senmout garda cette réplique pour lui et poussa un long soupir. Le Siwan se redressa, ses coudes appuyés dans l'onctuosité de son coussin. L'hôtel où séjournaient la plupart des participants au Championnat proposait une literie de qualité dans laquelle il prenait plaisir à se relaxer. Après cette première journée d'essais où il n'avait cessé de s'agiter, Senmout méritait une bonne nuit de sommeil sur son matelas épais ainsi qu'un long bain.
Malheureusement, la « tradition » voulait qu'il rejoigne les autres directrices et directeurs d'équipe pour partager un dîner dans un restaurant des hauts-quartiers.
— Quelle plaie, souffla Senmout.
Il se laissa glisser au pied du lit et se hissa sur ses deux jambes dans un bâillement à faire trembler le noyau de ce monde. La fenêtre de sa chambre donnait sur le trafic aérien ininterrompu de la Planète-Capitale et ses gratte-ciels qui prenaient peu à peu les couleurs du crépuscule. S'il n'écoutait que lui, il choisirait la soirée détente à penser à tout ce qui n'a pas de lien avec la série alpha, car même lui avait besoin de ce genre de pause. Cependant, Amunet avait raison : ne pas y aller donnerait une très mauvaise image de lui.
Le Nilien se motiva à l'idée d'un bon repas payé par le comité de course.
— Oh, arrête de te plaindre, lâcha Amunet. Les essais d'aujourd'hui se sont bien passés en plus, tu devrais être de meilleure humeur.
L'entraineuse s'arrêta dans son défilée des canaux sur une fréquence qui diffusait un spectacle de danse pyrrhique. Elle régla le son assez bas pour que la mélodie des cithares ne se distingue qu'à peine.
— C'est vrai, admit Senmout. Le VT-005 fonctionne bien, Saxa et Avad s'y sentent à l'aise. Il faudra quand même qu'on revoit les réglages pour elle, elle a parlé d'une gêne au niveau de son siège.
— Tu verras ça demain, Sen. Moi, je pense qu'on peut se permettre d'espérer d'être souvent dans les points cette année !
— Tu sais ce que je pense de ton optimisme naïf... Les autres équipes n'ont clairement pas tout donné.
Eux non plus, d'ailleurs, la subtilité des essais de présaison se jouait ici. Tenter de faire pression sur les autres sans dévoiler tous ses atouts. Senmout restait convaincu que ses deux pilotes pouvaient pousser plus loin et plus vite mais il leur demandait de rester modérés.
— On pourra pas savoir avant le premier Grand Prix, ajouta Senmout. Bref, je vais me doucher. Évite de foutre la pagaille.
— C'est absolument pas mon genre, répondit sa sœur avec un faux sourire de chérubin.
Nouveau soupir tandis que Senmout entrait dans la salle de bain. L'intensité de la musique augmenta sitôt la porte refermée. Le jeune homme se déshabilla les yeux rivés sur la grande baignoire. Il mourrait d'envie de s'y prélasser mais une douche rapide semblait plus adaptée ce soir, juste de quoi se rafraîchir et éliminer les traces d'une journée bien épuisante.
Senmout se surprit à fredonner, plus ou moins synchronisé avec le son du programme de sa sœur. Il réapparut devant elle habillé, maquillé et coiffé, rien de trop extravagant mais de quoi donner l'impression d'avoir fait un effort pour bien paraître. Amunet le complimenta quand il s'avança vers elle, debout devant la projection et lancée dans une tentative ratée de reproduire les mouvements des danseurs, un plateau remplaçant le bouclier accessoire employé pour ce type de chorégraphie.
— De toute façon, tout te va mieux que cette horrible chemise que tu portes tout le temps.
— Obligation de sponsors, se justifia son frère. Je ne sais pas quand ça se terminera donc je prends ma carte. Vérifie que c'est bien fermé quand tu t'en vas.
Si elle s'en va, ajouta-t-il intérieurement. Il ajusta une dernière fois le col de sa veste sable aux manches ornées d'or et quitta la pièce pour laisser Amunet développer sa parodie de danse pyrrhique.
On lui proposa de l'accompagner en vectura jusqu'au lieu du rendez-vous à la réception, ce à quoi Senmout répondit qu'il préférait marcher et redemanda l'itinéraire piéton le plus court. Nova Roma ne disposait pas de l'aide de sept lunes pour éclairer ses nuits, mais les lumières de la ville suffisaient en remplacement.
Au gré de ses pas, il se laissa aller à la contemplation de l'architecture de la capitale. Les villes ainsi faites se répandaient de plus en plus dans les mondes conquis, toujours plus loin de la Graine d'où elle tirait son origine. Si Senmout voulait bien y voir une prouesse de l'humain, il regrettait de voir disparaître l'identité de certains mondes. C'était ainsi que fonctionnaient les empires tels que celui dirigé par la noble gens Junius.
La nature luxuriante d'Ephèse et les vallées fertiles de Siwa lui manquaient. Le Championnat lui avait permis de visiter tant de mondes, mais ces deux-là restaient ses préférés, là où il se sentait bien, chez lui. Voyager de planètes en planètes au fil des manches de la compétition avait quelque chose d'excitant, mais il se sentait toujours heureux de rentrer.
Senmout pinça les lèvres. S'il commençait déjà à avoir le mal du pays, cela ne serait pas agréable pour les jours à venir. Le premier Grand Prix se tiendrait deux semaines après la fin des essais de présaison, deux semaines qu'il passerait sur Nova Roma en continuant à travailler avec Ephèse à distance. Toujours plus de choses à faire mais c'était le prix à payer pour tenter de redresser la barre.
Amunet avait raison, il ne devait pas penser à cela ce soir, du moins pas durant son petit quart d'heure de marche pour rejoindre l'immeuble du restaurant. Il ne doutait pas que ses « confères » trouveraient un moyen de remettre le sujet de la série alpha et leur statut de rivaux sur le tapis.
Le Nilien continua donc d'observer les jeux de lumière sur les façades des gratte-ciels, les enseignes publicitaires qui s'étendaient parfois sur une allée entière, les phares des véhicules urbains au-dessus, en dessous de la passerelle qu'il empruntait. Les bâtiments descendaient encore plus bas vers les quartiers peu recommandables, là où l'obscurité régnait.
Le Siwan déboucha sur une grande place circulaire, connue pour être un lieu animé de ce secteur de la mégapole. Au centre, un petit kiosque abritait souvent des spectacles de rues et cette nuit ne faisait pas exception. Une jeune femme aux jupons colorés tournoyait sous le toit de métal blanc, ses bras ondulaient au rythme d'une musique aux accord enivrant. Les passants s'arrêtaient pour observer la grâce de la danseuse et se laisser emporter par le chant de la flûte qui l'accompagnait.
Senmout se laissa prendre au jeu pendant qu'il attendait au milieu de quelques badauds la venue de l'ascenseur qui le guiderait au sommet du plus haut immeuble de l'esplanade. Ses doigts tapaient contre sa jambe, accordés à la cadence des pas de la baladine et ne fut sorti de sa rêverie que par l'appel d'une voix femme qui ne lui était pas inconnue.
Le directeur de Venator se tourna vers celle et celui qui s'approchaient de lui. Leur vectura reprenait à peine la route après avoir déposé ses passagers à destination. Aelia Cornelia agita sa main dans la direction de Senmout. Les bracelets forgés en métaux divers qu'elle portait à chaque poignet tintèrent dans son geste. Comme le Nilien, la dirigeante de Mons Sylvius se montrait à la fois élégante et simple, vêtue d'une robe délicate dont la clarté s'opposait à la noirceur de la nuit.
A son bras, Nerva Augustus, à la tête de la prestigieuse Protagoras, paraissait presque fade, un pèlerin discret à côté d'une déesse. Bien que portant le patronyme de l'une des gentes impériales les plus influentes, l'homme dans la quarantaine n'exhibait jamais sa richesse, ni son pouvoir — peut-être car il n'en possédait pas. Lors d'une soirée arrosée après une victoire d'un de ses pilotes, Nerva avait murmuré à Senmout qu'il était en réalité un enfant illégitime, accepté au sein de la famille pour d'obscures raisons qui passaient totalement au-dessus de la tête de Senmout. Il était là pour la course, pas pour les ragots de palais.
Quoiqu'il en soit, Senmout avait appris qu'il valait mieux se méfier du regard parfois absent qui se perdait derrière la tornade de frisettes sombres qui encadraient son visage. Nerva avait fait remonter la pente à Protagoras alors qu'elle traversait une mauvaise passe. Cela était passé par des sacrifices cruels et des recrutements astucieux qui avaient porté leur fruit : une deuxième place au constructeur l'année précédente, et une troisième place pour leur pilote leader, Eneas Menoitos.
Les deux nouveaux arrivants réduisirent la distance qui les séparait de Senmout, jusqu'à ce qu'il puisse entendre leurs messes basses.
— Tu vois, Aelia ? Je t'avais dit qu'il viendrait.
— D'accord, d'accord, je te ferai un virement plus tard.
La réalisation vint une fois Aelia et Nerva arrêtés juste devant le Siwan.
— Vous avez parié sur ma présence ou non au dîner ? s'indigna-t-il.
Ses collègues ne cachèrent pas leur allégresse, surtout Aelia dont l'éclat de rire résonna sur la place. Elle s'interrompit quand les portes translucides de l'ascenseur s'ouvrirent au pied de l'immeuble. Nerva tapota l'épaule du plus jeune, son sourire remontant jusqu'à ses oreilles.
— On plaisante, Senmout. Je suis content de te voir ce soir.
Senmout ne saurait dire si le plaisir était partagé. Il ignorait toujours comment agir avec Nerva et si leur relation plutôt amicale se voulait honnête ou non. Le directeur de Protagoras n'avait jamais montré cette condescendance dont faisaient preuve ses confrères vis-à-vis du Siwan, c'était déjà ça. Ce dernier rouspéta dans sa barbe :
— Je préférerais que vous pariiez en faveur d'une victoire de mon équipe...
Ce qui ne risquait pas d'arriver. Ils n'avaient simplement pas encore vu le nouveau potentiel de Venator.
Ils le voyaient comme une proie facile mais Senmout leur montrerait qu'il pouvait aussi devenir une menace. Ce n'était qu'une question de temps.
Un pas après l'autre. Aller trop vite nous enverrait dans le mur.
Lors de la montée, Aelia et Nerva bavardaient de leur côté, bras dessus bras dessous, de sujets banals et légers. Senmout restait distant, appuyé contre la paroi transparente qui offraient une vue panoramique sur la ville dans ses habits nocturnes. La cabine faisait des arrêts réguliers, lâchant des passagers à un étage et en récupérant à un autre. Ce défilé perdura jusqu'au terminus, le sommet de la tour où débarquèrent les trois officiels d'écurie.
Le Capitolium surplombait le quartier assez aisé qui s'étendait jusqu'aux berges d'Ostia. Sans se noyer dans une profusion de luxe, le restaurant avait gagné sa renommée grâce au bouche-à-oreille, porté parfois par des personnalités publiques reconnues de l'Imperium. Au centre de la plus grande salle à manger, des poissons dansaient dans un aquarium cylindrique, entre des décorations artificielles placées pour imiter la demeure des dieux du panthéon local.
Des photographies du propriétaire de l'établissement aux côtés des différentes célébrités rencontrées se faisaient projeter contre les murs. Senmout y reconnut le sourire confiant d'un jeune Maximus Veturius et une grande femme qui ne pouvait être que Nikè... Avec quelques rides en moins.
Une serveuse conduisit le groupe à la table réservée par le comité de course à laquelle étaient déjà réunis la majorité des dirigeants d'écurie. Aelia lâcha son cavalier pour s'approcher de l'assemblée et saluer tout le monde avec gaieté. La bonne ambiance qui régnait aida Senmout à se détendre un peu et à accueillir les poignées de mains et bises sur les joues de la part de ses collègues.
Le Nilien échut de la place entre la directrice d'Hydrangea et Nerva, un peu oublié par Aelia qui se faisait déjà servir un verre de vin à l'autre bout de la table. Toutes les chaises avaient trouvé un occupant, sauf celle juste en face de Senmout. Il jeta un œil autour de lui et plissa le nez après en avoir déduit l'identité de la retardataire.
Cela ne l'étonnait même pas et les autres ne semblaient pas se préoccuper de cette absence. D'ailleurs, ils ne tardèrent pas à passer commande pour l'apéritif sur un accord commun. Bien décidé à effacer sa réputation d'asocial — bon, Amunet avait raison, il l'était peut-être un peu — Senmout prit des nouvelles des personnes assises autour de lui et se lança lui-même dans un débriefing sur ses vacances, malheureusement très courtes.
— On a repris le boulot très tôt à Ephèse. Il a fallu faire une grosse réorganisation de l'équipe de fabri, entre autres.
Les premiers plats furent déposés sur la table et les convives se faisaient passer les grandes assiettes chargées de hors-d'œuvre qui donnaient l'eau à la bouche. Senmout jeta son dévolu sur une tranche de pain grillées tapissée de fromage de chèvre frais et d'un filet de miel. Nerva se laissa également tenter avant d'embrayer sur les paroles du Siwan :
— Ça a été plutôt bénéfique pour le moment. Vous avez été bons à la séance d'essais du jour.
Certains se détournèrent de la conversion des deux hommes, n'ayant pas envie de discuter de travail ce soir.
— C'est vrai que, j'ai moi-même été un peu surpris que ça se passe aussi bien. C'en est presque suspect.
— Ne dis pas des choses comme ça, répliqua Nerva, ses mots déformés pendant qu'il croquait dans son toast. Ton duo de pilotes m'a l'air intéressant. Surtout ta petite débutante, là.
— Saxa. Oui, elle se débrouille assez bien pour le moment, mais on ne peut pas savoir avant le début de la course.
— Non, en effet. Je préfère te prévenir, cette année, Eneas en veut. Il est prêt à aller chercher un titre.
— Tu brûles quelques étapes, tempéra Senmout. On devrait échapper à la catastrophe mais de là à rivaliser avec les équipes de tête.
— Oh, j'ai appris que tout était possible dans ce sport.
Nerva cligna de l'œil et se resservit en toasts au fromage qu'il trouvait à son goût. Senmout soupira un peu. Il ressemblait à Amunet par moment. Son ego s'en trouvait pourtant flatté : le directeur de Protagoras le prenait bel et bien au sérieux.
Par-dessus la musique diffusée dans la salle à manger, le son de talons claquant contre le sol se fit entendre. Senmout et quelques-uns des attablés se tournèrent vers l'entrée du restaurant. Sa fine silhouette soulignée par l'écarlate de sa robe sans manche, un manteau tout aussi rouge sous le bras, Atroposia Dexia partageait une conversation à distance avec la personne située à l'autre bout de son oreillette. Ses cheveux blonds s'arrêtaient au niveau de ses épaules, coupés en un carré parfait. Le serpent gracile de la gens Dexia se pliait pour entrer dans le cadre dessiné par l'ornement de sa ceinture noire.
Même sans sa tenue distinguée, son arrivée aurait été remarquée compte tenu de son retard. Atroposia n'était pas n'importe qui : elle faisait partie d'une noble famille et dirigeait d'une main de fer l'écurie dominante de la compétition.
Et il n'y avait pas qu'en piste que la gérante de Plus Ultra aimait dominer.
— Atroposia !
Déjà pompette, Aelia se mit debout pour saluer l'arrivée tardive de sa collègue. Cette dernière lui accorda à peine un regard, plus préoccupée par son appel. Elle raccrocha au moment de s'asseoir en face de Senmout. La lumière tamisée du restaurant faisait ressortir la teinte carmin des vêtements d'Atroposia et le Nilien s'en sentait presque agressé. Même lors de ce genre d'évènements légers, elle ne perdait pas son sérieux, ni son petit air arrogant qui lui seyait comme un gant.
Senmout se redressa un peu sur sa chaise. Certains de ses confrères semblaient partager son malaise mais les conversations reprirent vite. Le Siwan pria pour que sa voisine d'en face se joigne à une discussion éloignée de lui, mais Nerva vint mettre un terme à ses espoirs.
— Tes collaborateurs ne sont pas capables de se passer de toi le temps d'une soirée ?
Le ton du gérant de Protagoras se voulait plaisantin mais l'expression de sa locutrice resta de marbre. Elle rangeait ses oreillettes dans son sac à main, rouge lui aussi, pendant qu'elle lui répondait :
— Tu es bien placé pour savoir que diriger une équipe qui gagne prend du temps. Je respecte les traditions, mais cela ne veut pas dire que je les apprécie.
— Dis simplement que tu n'es pas contente d'être là, ça ira plus vite, marmonna Senmout.
Il réalisa qu'il avait parlé à voix haute lorsque le regard noisette d'Atroposia se posa sur lui. Perçants et prédateurs, ses yeux évoquaient les pupilles bestiales de son serpent emblème, et la comparaison ne s'arrêtait pas là. Elle possédait la même ruse venimeuse qui l'avait amenée jusqu'au sommet, et le même mordant destructeur.
— Je suis étonnée de te voir ici, Sed-Saqqarah.
Le nom avait été craché comme un venin corrosif.
— Une performance correcte en essai ne signifie rien. Plutôt que de venir boire et manger sur le compte de la direction de course, tu devrais penser au futur et aux possibles conséquences de mauvais résultats pour Venator cette année.
La rumeur d'une possible vente de l'écurie s'était visiblement propagée, et était tombée dans l'oreille d'Atroposia. Cela n'étonnait pas Senmout, elle devait jubiler face au potentiel échec d'un concurrent.
Venator n'avait pas encore perdu, cependant.
— Oh, mais je pense bel et bien au futur. Aux futurs points que mes pilotes vont marquer et à notre future gloire.
Atroposia émit un reniflement méprisant. Cela ne suffit pas à faire taire Senmout. Hors de question de s'avouer vaincu devant tout le monde.
— Et puis, je doute que se reposer sur un ex-Champion qui n'a rien gagné depuis des années ça soit penser au futur...
Le Nilien s'apprêtait à encaisser la contre-attaque d'Atroposia, mais Nerva intervint pour calmer le jeu.
— Allons, cette soirée est censée nous permettre de nous détendre. On se crêpera le chignon demain dans la voie des stands, si vous y tenez absolument. Tu devrais goûter le vin, Atroposia, il est d'excellente qualité.
La femme blonde lâcha un soupir et tendit son verre vers Nerva qui le remplit de liquide bordeaux. Durant ces quelques secondes, elle continua de défier Senmout du regard et ce dernier se sentit un peu trop satisfait lorsqu'elle rompit le contact visuel en premier.
Cette bataille se terminait sur un match nul mais Senmout restait lucide. La saison — et cette soirée — ne faisait que commencer.
✶
— Par Osiris, quelle plaie.
La plainte échappa à Senmout au moment de franchir les portes de l'hôtel. L'écran au-dessus de la réception affichait les deux heures du matin et le Nilien se demandait encore comment il avait pu tenir aussi longtemps à cette table. Il avait prétexté un mal d'estomac pour s'enfuir à l'approche du dessert, refusant la tentation du gâteau aux oranges décrit par Nerva avant de quitter le Capitolium.
Le dîner s'était étiré bien plus que ne le voulait la raison. Au fil du temps, le Siwan était arrivé à court de sujet de conversion et le rire strident d'Aelia, bien alcoolisée, avait fini par lui taper sur le système. Malgré la bonne nuit souhaitée par un Nerva souriant — un peu saoûl lui aussi — Senmout avait senti le regard brûlant d'Atroposia dans son dos alors qu'il marchait vers la sortie.
Sa veste sous le bras, il traversa le hall d'entrée quasi-vide à cette heure-ci pour rejoindre l'ascenseur. Il ne pensait qu'à son lit moelleux et à la tisane chaude qu'il prévoyait de se faire une fois rentré dans sa chambre. Il se demanda alors s'il y trouverait Amunet ou si sa sœur avait eu la décence d'aller dormir dans son propre lit. Il n'y avait jamais aucune certitude avec elle.
Un signal sonore annonça l'arrivée de la cabine à bon port. Seuls des tubes de néons fixés au sol éclairaient les couloirs silencieux. La main plongée dans la poche de sa veste, Senmout y cherchait sa carte d'accès alors qu'il passait devant la porte vitrée de la salle de sport de l'hôtel.
La lumière y brillait et Senmout distingua le bruit d'un tapis roulant en marche. Curieux, il releva la tête, ses doigts toujours désespérément à la recherche de sa carte — il espérait ne pas l'avoir oublié au restaurant.
Une silhouette athlétique trottinait en effet sur le tapis de course. Un sac de sport errait sur un banc près de la machine, des affaires éparpillés sur les planches de métal et sur le sol. Senmout détailla le profil du sportif nocturne, qui, sans surprise, pratiquait en solitaire.
Cheveux bruns humidifiés après l'effort, son visage pâle présentait des traits délicats qui lui donnaient l'air plus jeune qu'il ne l'était. Même si une barbe fine avait poussé depuis la dernière fois que Senmout lui avait parlé, le Siwan n'eut pas besoin de plus de quelques secondes pour le reconnaître.
Le regard de Cato Ceteghus était porté vers la fenêtre face à lui et la vue sur la ville qu'elle lui offrait. Senmout comprit à la rougeur de ses joues qu'il courait depuis de longues minutes. Inconsciemment, il s'était arrêté de fouiller ses poches, incapable d'autre chose que de fixer l'aurige de Mons Sylvius.
Pendant cinq ans, Senmout s'était contenté de l'observer de loin. Le voir passer dans l'allée des hospitalités sans lui accorder un regard, l'apercevoir se diriger vers un podium qu'il avait amplement mérité sans un égard pour ses adversaires de fin de tableau. Ces années durant, Senmout avait été tiraillé entre la peur de devoir se retrouver face à lui après l'avoir évité avec conscience, et la peine provoquée par l'indifférence que lui portait Cato.
Le Siwan n'avait pas besoin de ça alors qu'il devait porter le poids de toute son équipe. Pourtant, comme à chaque fois, il ne pouvait s'empêcher de repenser à son sourire aussi éclatant que les rayons de lumière sur la neige et à ses yeux d'un vert grisé, mélange de forêt et d'orage.
Yeux teintés d'un mélange si froid qui se posèrent sur Senmout, toujours debout devant l'entrée.
Quelques secondes flottèrent, le regarddes deux jeunes hommes plongé l'un dans l'autre, des non-dits dissimulés dans l'ombre de leurs yeux. Quelques secondes durant lesquelles ils se cherchèrent, des milliers de mots se mêlèrent dans l'esprit de Senmout, des milliers de phrases vides de sens qui ne valaient rien, il le savait.
Quelques secondes durant lesquelles Cato s'était arrêté de courir.
Senmout réalisa trop tard, tout comme le pilote qui se fit entraîner vers l'arrière par le tapis roulant sous ses pieds, jusqu'à ce que ces derniers se retrouvent dans le vide. Senmout se crispa sous le bruit de la chute lourde du corps du sportif contre le sol, le choc se répercutant jusque dans la vitre en face de lui. Le tapis continuait sa lancée à côté d'un Cato recroquevillé sur lui-même, le Siwan capta même un petit râle de douleur alors qu'il essayait déjà de se redresser.
— Par Osiris...
La culpabilité et l'inquiétude le poussèrent à lâcher sa veste pour entrer dans la salle de gym et constater des dégâts qu'il avait en quelque sorte provoqués. Il s'imaginait déjà le pire, le choc de la dégringolade bien imprimé dans sa mémoire. Cato s'était-il cassé quelque chose ? Il n'était pas tombé de haut, mais un mauvais geste pouvait faire la différence. Ce n'était sûrement rien mais il voulait — il devait — s'en assurer.
En quelques pas, Senmout fut accroupi près de lui, une main levée vers l'épaule qui réveilla la douleur lorsque Cato tenta d'y apposer une pression. Un bras tendu vers le Nilien lui répondit, un geste brusque pour imposer une distance entre le pilote et le directeur de Venator. Senmout se mordit l'intérieur de la joue pour empêcher la vexation de jaillir tandis que Cato reprenait son souffle.
Un nouveau silence s'installa entre les deux hommes, rompu par les respirations erratiques de Cato qui finirent par revenir à la normale. L'aurige se laissa aller en arrière, appuyé sur ses deux mains posées au sol.
— C'était peut-être le signe pour que je fasse une pause, souffla-t-il.
Aussi banals qu'ils étaient, les premiers mots que Cato adressait à Senmout depuis cinq ans lui firent l'effet d'un blizzard gelé. Le pilote essayait de prendre des intonations naturelles, avec une pointe de sarcasme presque bien imitée, mais le Siwan devinait son embarras, son envie d'en finir au plus vite avec cette situation gênante.
Par sa part, Senmout se sentait tiraillé. Peut-être était-ce une occasion de repartir de zéro, faire comme si de rien n'était ? Toute la confiance dont il faisait preuve devant ses sponsors et adversaires avait fondue comme de la neige au soleil. Il essaya tout de même d'en cueillir les derniers flocons pour répondre d'un ton taquin :
— Parce que ça fait longtemps que t'es là ? Je te pensais plutôt du genre à dormir à cette heure-ci.
C'était faux, Cato avait toujours souffert d'insomnie. Avant, il les occupait en jouant en ligne à des jeux de course,avant que son père estime qu'il ferait mieux de se concentrer sur sa réelle carrière plutôt que sur le virtuel. Quand Tiberius Ceteghus, ancien aurige et propriétaire de l'écurie dans laquelle volait son fils, donnait une consigne, le bon sens voulait que vous l'appliquiez. Et contrairement à Meneptah Sed-Saqqarah, il n'avait pas besoin de hausser le ton, son regard gelé suffisait.
Cato haussa un sourcil face à la remarque de Senmout. Il s'était légèrement redressé pour atteindre son sac de sport et en tirer une serviette propre. Il se frotta le visage et maugréa :
— Je n'allais pas tarder à retourner à ma chambre, de toute façon.
Les yeux d'or de Senmout suivirent la descente langoureuse d'une perle de sueur qui dévala la pente de la mâchoire de Cato, continua le long de son cou renforcé par ses années d'entraînement. Il sentit le rouge lui monter aux joues et détourna le regard au moment où le pilote prit appui sur ses mains pour se relever.
Par les moustaches de Sekhmet, il faut vraiment que j'arrête.
Si Amunet avait été là, elle aurait éclaté de rire depuis longtemps. Heureusement, sa sœur, grande absente, ne viendrait pas pour tout gâcher. Il se ridiculisait déjà bien tout seul après une soirée passée à maintenir les apparences avec ses collègues.
Les genoux toujours ancrés dans le sol, Senmout resta silencieux tout le temps que Cato rassemblait ses affaires, rattachait son lacet défait dans la chute et ramenait ses mèches café vers l'arrière pour dégager son visage. Le regard dans le vide, Senmout devait plus ressembler à une âme attendant sa pesée devant l'antre d'Anubis qu'à un vrai humain conscient et plein de répartie.
Senmout avait tant de choses à lui dire mais il ignorait par où commencer, et Cato s'enfuyait déjà.
Du moins, il l'aurait cru jusqu'à ce que la paume d'une main entre dans son champ de vision. Senmout avisa les cinq doigts ouverts vers lui, la bague presque translucide autour de l'annulaire, les rougeurs entourant ses articulations. Le Nilien releva la tête vers Cato et fronça les sourcils. Ce dernier ne dit rien et porta un regard insistant, impatient vers son membre tendu, en attente.
Senmout commençait à réaliser qu'il avait l'air vraiment pitoyable et sa fierté mal placée le poussa à accepter l'aide de l'aurige qui le remit sur pied d'une simple traction — il en envoya presque le Siwan trébucher vers l'avant. Cato rompit vite le contact, la chaleur de sa main pourtant déjà imprimée dans celle de Senmout. Ce dernier chercha une échappatoire avant de se faire trahir par sa moue embarrassée et ne trouva rien de mieux que d'essuyer son pantalon plein de poussière. Au moment où la vague de chaleur redescendit, il releva la tête juste à temps pour que sa veste atterrisse au sommet de son crâne, un voile ocre envahissant sa vision.
— Ne laisse pas traîner tes affaires au milieu, lança la voix de Cato.
— Excuse-moi de m'être inquiété pour toi. La prochaine fois, je te laisse agoniser le temps que je plie délicatement ma veste si tu y tiens.
Senmout se dépatouilla avec son vêtement plus ou moins vite, et quand il fut de nouveau en mesure de détailler son environnement, Cato se tenait devant la porte vitrée. Il hésita quelques instants, les yeux dans le vide, et évita encore le regard de Senmout quand il parla :
— Je vais bien. Si jamais tu croises Aelia, ne lui dis pas que j'étais ici à cette heure-ci, ni que je suis tombé.
Que le pilote cache des choses à sa directrice ne surprenait pas Senmout. Ce dernier n'y voyait pas une bonne chose, mais qui était-il pour juger ? Mons Sylvius faisait partie des équipes de tête et les performances de Cato n'en souffraient pas. Ce n'était pas l'état de sa carrière qui inquiétait Senmout, mais encore une fois, il n'avait pas à donner son avis.
Pas après des années de silence.
— Même si je lui disais, vu l'état dans lequel elle était quand je l'ai quittée, y a peu de chance qu'elle se souvienne de quoi que ce soit demain.
Sa réplique arracha presque un sourire au pilote, mais il en faudrait plus pour que Senmout puisse de nouveau voir la fossette se creuser, le visage s'ouvrir à lui comme quand ils étaient plus jeunes. Pour ce soir, cela restait tout de même une petite victoire.
— Je ne lui dirai pas, ajouta-t-il comme une promesse.
Cato hocha la tête en silence. Les mots du Siwan lui suffisaient. Senmout y voyait là un reste de la confiance qui régnait entre eux autrefois. Tout n'avait pas disparu. Restait-il encore assez de morceaux à recoller ?
— Merci, souffla Cato. Bonne nuit, Sen.
Le pilote quitta la salle de sport et son ombre disparut dans l'obscurité du couloir. Resté là, Senmout affrontait la confusion de sentiments qui se mêlaient en lui. Il voulait croire que cela ne marquerait pas le début de cinq nouvelles années de silence. Seulement, il ignorait s'il se sentait capable de renouer avec de vieux amis tout en affrontant les défis de cette nouvelle saison.
Sa position imposait des choix et pour l'instant, Venator passait avant tout. Trop de gens comptaient sur lui, à commencer par Nikè qu'il ne pouvait plus décevoir s'il tenait à son travail.
Les beaux sentiments étaient un privilège réservé aux vainqueurs, et pour en devenir un, il ne devait penser à rien d'autre que cela : gagner.
─── ⋆⋅☆⋅⋆ ───
Un petit chapitre un peu plus court mais avec beaucoup de nouvelles têtes. Parce que derrière les pilotes, y a aussi des gens qui prennent les décisions. C'est un aspect que je vois pas très souvent être traité dans les histoires de (vraie) F1 alors que c'est tout aussi intéressant !
Et l'arrivée de notre ami Cato pour introduire sa relation avec Senmout parce que croyez-moi qu'il y a des choses à raconter sur eux hihi
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