1. Dépaysement (1/3)
Après un vol épouvantable, Laura se sentit soulagée de poser, enfin, les pieds sur le tarmac. Pourtant la bise était glaciale – un terme insuffisant pour décrire cette sensation de morsure insupportable – et, d'instinct, elle se recroquevilla dans sa parka. La fourrure synthétique qui bordait le capuchon ne lui offrit qu'une maigre protection. Bien sûr, ses gants étaient restés au fin fond de sa valise, quelque part en soute, ou déjà dans le chariot des bagagistes, hors de portée, en tout cas. Elle avait négligé les conseils de son contact local et elle ne pouvait que s'en geler les doigts.
Vu la taille de l'aéroport, vu le petit nombre d'avions qui y atterrissaient, les quelques voyageurs qui venaient d'arriver étaient priés de rejoindre le terminal à pied et Laura suivit vaille que vaille les autres passagers vers le bâtiment rouge vif qui se dressait un peu plus loin, tout en luttant contre le vent sauvage. Elle comprenait désormais pourquoi leur appareil avait bataillé pour rester d'aplomb dans les nuages.
Peu habituée aux trajets aériens, Laura avait manqué perdre son sang froid, mais le calme total de ses voisins l'avait renseignée sur le caractère ordinaire de leurs pirouettes. Elle avait fermé les yeux, compté jusqu'à mille, et leur coucou s'était posé sans heurts, et sans que personne, à bord, ne bronche. Le commandant de bord leur avait souhaité la bienvenue à Bryne, avec un accent rocailleux, presqu'incompréhensible, avant de répéter ses mots chaleureux dans une langue encore plus étrange.
Bryne.
Laura avait eu besoin d'un changement d'air radical. Six mois plus tôt, l'idée de quitter Murmay définitivement l'aurait fait rire et lever les yeux au ciel. Mais les événements de l'été l'avaient ébranlée et elle avait saisi l'occasion de partir, un peu sans réfléchir, quand elle s'était présentée. Elle n'avait pas cherché à comprendre exactement pourquoi. La mort d'Helen, bien sûr. Croiser son mari, Andrew, au commissariat. Affronter l'ampleur de sa propre culpabilité, l'impact de son silence. Son congé de la Société. Le mariage d'Allan.
Elle avait eu besoin de prendre ses distances, car les regrets étaient stériles, elle le savait mieux que quiconque.
Un tourniquet plus tard, les portes s'ouvrirent sur le hall de l'aéroport et en reconnaissant la silhouette de Gareth Conway, Laura sentit une chaleur bienvenue s'épanouir dans sa poitrine, un mélange de soulagement et d'anticipation. Le psychologue lui décocha son habituel sourire un peu malicieux et se déplaça vers la sortie pour l'y intercepter. Ils s'étreignirent brièvement puis il la tint à bout de bras.
— Je crois que je rêve. Laura Woodward à Bryne.
Elle esquissa un semblant de révérence.
— En personne. Et il fait drôlement froid.
— Je t'avais prévenue. Tu es habillée pour l'hiver à Saffron.
La température ne descendait jamais sous zéro, à Saffron, même au cœur du mois de janvier. Il la délesta de sa valise sans s'émouvoir de ses protestations et l'entraîna vers l'extérieur.
— Quoi ? Mais c'est une parka toute neuve ! Je l'ai achetée chez Front du Nord !
Il haussa les sourcils et s'immobilisa.
— Ouvre-la.
Elle s'exécuta et il en saisit le revers.
— C'est beaucoup trop léger. Et tu l'as achetée trop petite. Avec ce genre de veste, il te faut trois couches en dessous, et tu en portes... même pas deux convenables. Mais je suppose que c'est normal, que c'est le mieux que tu pouvais trouver à Murmay. Nous irons te chercher quelque chose de mieux. D'ailleurs, où sont tes gants ? Ton bonnet ? Ton écharpe ?
— Dans ma valise. Je sais, je sais, tu avais dit de les garder à portée de main !
Il la dévisagea avec une moue faussement sévère.
— Docteur Woodward, si vous voulez survivre à Bryne, il va falloir commencer par écouter les gens du cru.
— Je suis en train d'apprendre ma leçon à la dure !
— Ma voiture est chauffée. Mais tu fais quand même mieux de refermer ta veste avant de sortir.
Elle s'exécuta et, quelques secondes plus tard, constata qu'il avait diablement raison.
***
Gareth conduisait un 4x4 gigantesque qu'il aurait été impossible de garer à Murmay. Il y régnait une agréable chaleur et Laura devina que l'art de s'habiller et se déshabiller en un clin d'œil faisait partie des compétences brunes de base. Gareth, en tout cas, se défit de son manteau et d'un pull en polaire avant de démarrer le moteur. Ils sortirent de leur emplacement dans le parking à moitié désert et quittèrent l'aéroport.
La ville proprement dite était située à une dizaine de kilomètres et Laura jeta un œil par la fenêtre, découvrant un paysage désolé de toundra, où poussaient de rares arbres décharnés. Ça et là, des plaques blanches luisaient dans le lointain, en hauteur. Exactement ce qu'elle avait vu sur Internet avant de se décider.
— Il a déjà neigé ?
— Oui. Rien n'a tenu mais ça ne va plus tarder.
— Ces plaques, là-bas ?
— Elles ne fondent jamais.
Laura réprima un frisson.
— Bon vol ?
— Chahuté mais normal, si je dois me fier aux autres passagers.
— J'ai préféré te laisser la surprise.
— Tu as eu raison, je serais venue en train.
— C'est pire en train. Et à mon avis, plus dangereux. L'état des voies... Bref, je ne vais pas me lancer là-dessus.
— Ça ne me gêne pas.
— Ça ne sert à rien.
Tout le monde savait que le gouvernement n'investissait plus un sou dans certaines infrastructures et Bryne était généralement la moins bien lotie des grandes villes du pays. Mais les Bruns étaient peu nombreux, fiers et différents. Ils ne quémandaient pas, ne cédaient pas aux menaces, ne rentraient pas dans le rang et ne représentaient pas une masse votante suffisante pour qu'on la courtise. Il y avait des velléités d'indépendance mais sans grande envergure : Bryne était peut-être satisfaite, au final, qu'on se soucie peu d'elle. Moins de trains, moins d'intrus, moins de problèmes, quelque chose comme ça.
Laura préféra changer de sujet.
— Tu as l'air en forme, osa-t-elle.
— Je le suis, répondit-il, sans trace d'ironie. Ça m'a fait du bien de rentrer. De retrouver mes marques, les gens que je connaissais. Bien sûr, tout le monde y est allé de son petit commentaire sur cette traîtresse de Gwen... mais c'est fini. Les gens d'ici sont résilients et ils passent vite à autre chose.
— Je suis contente que tu aies trouvé du soutien. Et du réconfort.
— Il ne pouvait pas en être autrement, en réalité. Mais tu sais, les gens considèrent qu'elle a trahi Bryne bien plus qu'elle ne m'a trahi moi. Au final, des couples qui se défont, ma foi, c'est ordinaire, même si c'est plus rare ici qu'à la capitale. Qu'elle puisse se lasser de moi, c'est une chose... mais qu'elle puisse abandonner un Brun pour quelqu'un de Murmay ! Qu'elle puisse avoir été séduite par les atours superficiels de la grande ville ! Tu devrais voir comme ça scandalise les gens !
Il rit pour lui-même.
— En fait, heureusement que tu ne vas pas le voir. C'est plutôt ridicule.
Laura grimaça.
— Attends. Est-ce que ça veut dire que je vais être mal accueillie ?
— Non. Enfin, j'espère que non. Déjà, tu abandonnes Murmay pour Bryne, ce n'est pas rien. Et puis tu vas intégrer nos services. Nos collègues seront accueillants, j'en suis sûr. Après, ils se demanderont sûrement pourquoi tu es là, quelles sont tes intentions... et pour le reste, ça va dépendre de ton attitude. Comme partout, je ne crois pas que ce soit spécifique à Bryne, il y a des habitudes, des procédures, des... traditions, je suppose, et si tu contestes tout avec des grands airs de dame de la capitale, tu vas t'attirer des inimitiés...
— Dame de la capitale ? Tu as cette crainte ?
— Je ne l'ai pas, sinon je ne t'aurais pas encouragée à venir.
Laura sourit.
— J'essaierai de faire attention. Mais tu sais, je suis médecin légiste, je ne suis pas toujours très douée pour analyser les signaux des vivants.
— Ça je sais aussi.
Elle se tourna vers lui avec une grimace.
— Ah bien merci !
— Je suis psychologue. Et brun. Je suis un être direct. C'est ce qui est facile avec les Bruns. Leur franchise.
Laura songea à la franchise de Gwen, mais n'en dit rien. Le sourire de Gareth s'élargit.
— Par exemple, là, tu es en train de penser que tu connais des Bruns qui ne sont pas francs.
— Et toi tu es télépathe, je suppose.
— Tous les Bruns ont des pouvoirs extrasensoriels.
— Tous les Bruns ceci, tous les Bruns cela, patati, patata, vous êtes tous les mêmes, en fait.
Le psychologue rit de bon cœur.
— Tu as raison. Je me moque. Mais nous formons un ensemble assez homogène et je suppose qu'il y a des traits culturels qui sont souhaités... et donc renforcés dès notre plus tendre enfance.
La route se déroulait, quasi déserte, dans la campagne grise et jaune. De temps en temps, une piste caillouteuse filait vers un bâtiment à l'écart, sans qu'on puisse aisément deviner sa fonction. Soudain, sur la droite, la masse sombre d'une forêt de conifères s'éleva, cachant toute lumière dans un rideau dense de branches acérées, entrecroisées.
— Et pour une cartésienne comme toi, sache que les traditions... ésotériques, dirons-nous, sont assez populaires par ici, ne fut-ce que par habitude. Certains prient encore les anciens dieux et leur font de menues offrandes. Il y a un fond païen très vivace, et qui a connu un renouveau récent. C'est le genre de domaine où, par défaut, il vaut mieux procéder avec prudence... Certains prendraient très mal que tu te moques de leurs croyances.
Ah misère, songea la jeune femme.
— Je ferai attention. Je ne suis généralement pas... sacrilège. Et je suis moins cartésienne que tu le crois.
— À d'autres, dit Gareth en quittant la voie rapide sur une nouvelle route.
Si tu savais, mon pauvre ami, pensa-t-elle.
Des dieux, des fantômes, des anges et des démons, des esprits vengeurs, elle avait eu sa dose ces dernières années. Finalement, venir dans un lieu où tout cela était presque banal serait peut-être reposant. Ou pas. Elle s'était peu renseignée sur Bryne, avant d'accepter le poste : échapper à Murmay lui avait suffi. Déjà, il n'y aurait pas de dieu égyptien en pareil endroit : il faisait bien trop froid.
— Nous allons arriver par l'est de la ville. Il n'y a pas de grandes disparités dans les quartiers, je dois dire, mais c'est le coin plus intello, avec l'université, la bibliothèque principale, nos bureaux... J'espère que la maison te conviendra.
— Elle avait l'air très bien sur les photos mais je reste un peu sceptique quant à mon besoin d'un tel espace.
— C'est comme ça à Bryne. Il y a très peu d'appartements et ils sont difficiles à obtenir. Tu verras, ce n'est pas si grand, c'est bien isolé, tu seras bien installée. Et si ça ne convient pas, tu peux changer, une fois que tu es sûre de rester.
— Tu as un doute.
— En fait, je suis sûr que tu ne vas pas rester.
Elle rit.
— C'est cash.
— Je ne le nie pas.
— Pourquoi ?
— Personne ne reste à Bryne, Laura. C'est trop rude.
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