Chapitre 3
Alex sursauta lorsque la sonnerie de son portable l'arracha au sommeil. Comme il ne s'était pas encore complètement familiarisé avec la chambre qu'il occupait au gîte, et dans laquelle il venait de passer sa première nuit, il percuta la table de chevet en se retournant. Il poussa un grognement, non sans se demander qui pouvait lui téléphoner à huit heures en pleine période de vacances, lui qui ne recevait pour ainsi dire jamais d'appels, avant de se souvenir qu'il s'agissait de l'alarme de son réveil.
Il avait lui-même choisi de la régler si tôt afin de profiter de la fraîcheur matinale pour se rendre à l'écurie et nettoyer les boxes, comme il en était convenu avec Yannick, et il espérait surtout que son père ne serait pas encore descendu prendre son petit-déjeuner. Moins Alex voyait Jules, mieux il se portait.
Il s'étira de façon à préparer ses muscles au labeur qui les attendait, puis repoussa les couvertures pour se lever. En deux enjambées, il fut devant son armoire et en ouvrit les portes. Il n'eut pas à réfléchir longtemps à ce qu'il allait mettre. Il n'était pas attaché à ses affaires, toutes plus simples les unes que les autres, et se moquait de les salir. Les premiers pantalon et T-shirt qui lui tomberaient sous la main conviendraient parfaitement.
Une fois habillé, il se retira dans la salle de bain exiguë, où se jouxtaient les toilettes, la douche et le lavabo, et se brossa les dents. Quand il eut terminé, il appliqua une généreuse quantité d'eau sur ses cheveux pour tenter de les discipliner, mais cela ne fit aucune différence. Ils restèrent aussi hirsutes qu'à l'accoutumée.
Alex détourna les yeux de son reflet, qu'il n'aimait pas contempler plus que de raison, et se saisit de la serviette blanche, ornée du logotype du gîte, afin d'essuyer les gouttelettes qui avaient giclé sur son front. Il quitta la piécette en éteignant la lumière derrière lui.
De retour dans sa chambre, il arrangea son lit et chaussa ses baskets, puis se dirigea vers la porte. Pour ne pas attirer l'attention de Jules, il l'ouvrit le plus silencieusement possible. Trop silencieusement, car au moment de la franchir, il percuta de plein fouet quelqu'un qui passait par là.
Une pile de linge exhalant un fort parfum de lessive s'abattit sur Alex tandis qu'un cri féminin résonnait à ses oreilles. Il ne pouvait distinguer celle qui l'avait poussé, car un drap avait atterri sur sa tête et lui masquait la vue. Il essayait de s'en dépêtrer quand il sentit deux mains voler à son secours.
— Je suis vraiment désolée, bredouilla l'inconnue. Je ne vous ai pas entendu, vous avez surgi comme ça, et...
Ils réussirent à venir à bout du tissu, permettant ainsi à Alex de découvrir la personne qu'il avait bousculée. C'était une jeune femme d'une vingtaine d'années, si petite et si menue qu'elle avait dû se mettre sur la pointe des pieds pour l'aider à se libérer.
Ses cheveux blonds avaient la couleur du blé doré au soleil, et quelques mèches s'étaient échappées de son chignon pour pendre avec grâce de part et d'autre de son visage aux traits délicats. Elle possédait des sourcils fins qui rehaussaient de grands yeux bleu pâle, un nez retroussé et une bouche timide, d'un rose nacré. Son teint, qui semblait naturellement très clair, était en cet instant écarlate, à cause de la gêne occasionnée par l'incident.
— Je suis désolée, répéta-t-elle sans oser regarder Alex en face. Je... Permettez que je ramasse tout ça.
Sans attendre sa réponse, elle s'accroupit pour rassembler les taies d'oreiller, peignoirs et autres qui formaient un cercle immaculé autour de l'adolescent. Instinctivement, il se baissa pour lui prêter main-forte.
— Oh non, non ! couina la jeune femme. Ce n'est pas la peine ! J'aurais dû faire plus attention, je... Je suis trop tête en l'air.
— Vous ne..., commença Alex, sans aller plus loin.
Il aurait voulu la réconforter, lui assurer qu'elle n'était pas coupable et qu'il avait effectivement jailli sans un bruit dans le couloir, alors qu'un simple cliquetis de la poignée aurait averti la malheureuse de sa sortie imminente, mais aucun son ne franchit ses lèvres. S'il avait réussi à échanger quelques bribes de conversation la veille avec Yannick, l'embarras de son interlocutrice ne faisait qu'accroître le sien.
— Ce n'est... pas grave, croassa-t-il.
— Si, si, ça l'est ! En plus, madame me répète souvent que je ne dois pas longer le mur. Elle devait se douter que ça finirait par arriver. Oh, s'il vous plaît, ne lui dites rien ! Je n'ai pas envie de perdre mon emploi.
Alex fronça les sourcils, surpris. Nathalie ? Renvoyer quelqu'un pour une telle broutille ? Ou bien il surestimait la gentillesse de sa tante, ou bien cette jeune femme travaillait au gîte depuis trop peu de temps pour la connaître véritablement.
Il pouvait néanmoins comprendre ses craintes. Tout le monde n'était pas Nathalie, ou même lui. Si elle avait percuté Jules, Rodolphe ou un client un tant soit peu irritable, elle aurait essuyé une sévère réprimande, avec peut-être un chapelet d'injures.
— Je ne dirai rien, promit Alex.
— Merci, merci beaucoup. Et encore pardon. Je ne voulais pas vous faire mal. Ça me servira de leçon.
— Vous ne m'avez pas...
Alex ne put achever sa phrase, car la jeune femme ne l'écoutait déjà plus. Elle venait de se redresser, une pile branlante entre les bras, et s'éloigna d'un pas prudent vers la porte située à l'extrémité du couloir, dont elle ne parvint pas à actionner la poignée sans risquer de déséquilibrer le linge qui s'entassait pêle-mêle contre son buste.
Alex se précipita à son secours. Il fit pivoter le battant sur ses gonds, et la demoiselle lui adressa un regard empreint de gratitude, tandis que ses pommettes passaient du rouge au carmin.
— Vous êtes trop bon, murmura-t-elle en inclinant la tête.
Elle s'engouffra à l'intérieur de la pièce, qui semblait être un vaste placard servant à entreposer tout le nécessaire à l'entretien des chambres. Les prunelles d'Alex l'étudièrent un bref instant avant qu'il ne tourne les talons. Il avait de la chance que ce tumulte n'ait pas alerté Jules, et il ne tenait pas à tenter le diable – bien qu'il s'agisse probablement d'une seule et même personne – en s'attardant. Il rejoignit donc l'escalier, qu'il descendit quatre à quatre.
Arrivé dans le hall, il prit aussitôt à gauche pour s'engager dans le corridor menant à la salle à manger. À son grand soulagement, elle était vide, à l'exception de Nathalie qui grignotait un croissant d'une main, tout en pianotant de l'autre sur la tablette numérique posée devant elle. Une voix mécanique sortait du haut-parleur pour articuler des phrases dans une langue qu'Alex ne connaissait pas.
Il s'immobilisa sur le seuil afin de ne pas interrompre sa tante, quoi qu'elle fasse, mais celle-ci le remarqua et l'invita à venir s'asseoir d'un geste de la main.
— Marlène est partie chercher des œufs frais au poulailler, indiqua Nathalie. Elle prétend que si elle demande à Yannick de s'en charger, il ne lui rapportera qu'une omelette. Ces deux-là adorent se chicaner pour un oui ou pour un non.
— J'ai cru m'en apercevoir, admit Alex en prenant place face à elle pendant qu'elle poussait une corbeille de viennoiseries dans sa direction.
Il s'empara d'une brioche couverte de pépites de sucre et en avala une petite bouchée, tandis que Nathalie adressait une phrase à sa tablette dans la même langue inconnue. Surprenant l'expression perplexe de son neveu, elle expliqua :
— Les entrepreneurs étrangers que Rody doit recevoir sont suédois. Même si je sais qu'ils parlent couramment l'anglais, je me suis dit que ça leur ferait bonne impression si je me donnais la peine d'apprendre les rudiments de leur langue. J'ai trouvé un site de cours en ligne et je suis plutôt satisfaite de mes progrès. J'espère que ce sera bénéfique à Rody.
— Qu'est-ce qu'il souhaite conclure, exactement ?
Alex posa la question moins par curiosité que par politesse. Il ne s'intéressait pas aux affaires de son oncle, qu'il estimait suffisamment condescendant ainsi. Tout contrat qu'il décrocherait, en plus d'accroître sa fortune déjà colossale, ne ferait qu'enfler davantage ses chevilles.
— La société Lindqvist International cherche à développer un logiciel complexe basé sur l'intelligence artificielle, et celle de Rody travaille sur un concept analogue. Les Suédois sont ses plus sérieux concurrents, mais d'autres entreprises escomptent elles aussi mettre au point ce genre de programme dans le futur. C'est pourquoi ton oncle, au lieu de gaspiller son temps et son énergie à rivaliser avec Lindqvist International, a décidé de leur proposer de s'associer. En unissant leurs compétences, ils auront plus de chances d'atteindre leurs objectifs avant de risquer de se faire couper l'herbe sous le pied par un troisième larron. C'est un projet très ambitieux, mais s'il porte ses fruits, Rody se hissera au rang de leader mondial.
« Rien que ça... », songea Alex, sans toutefois en souffler mot. Il voyait le regard de Nathalie briller d'admiration et, à défaut de se soucier de son oncle, il ne désirait pas blesser sa tante en se montrant un peu trop acerbe.
— Tu veux essayer ? proposa Nathalie en tournant sa tablette vers lui. C'est à la fois ludique et pédagogique.
— Non merci. J'ai déjà du mal à communiquer avec les gens en français, alors en suédois... Je pense qu'il vaudra mieux que je me tienne à distance, dans l'intérêt général. Les interactions sociales, ce n'est pas du tout mon truc.
— C'est comme les langues étrangères, trésor. Ça s'apprend.
— Ça s'apprend peut-être, oui, mais si possible dans un contexte qui n'implique pas la signature d'un contrat faramineux. Rody ne me pardonnerait pas la moindre incartade.
Nathalie ne releva pas, confirmant par son silence qu'Alex était loin d'avoir tort. Il attrapa un croissant dans la corbeille et repoussa sa chaise pour sauter sur ses pieds.
— Déjà ? s'étonna sa tante. Tu viens à peine d'arriver, prends le temps de manger ! Tu ne veux pas un café ? On a une machine qui fait de succulents expressos, et...
— Merci, Nath, mais j'ai des tâches à accomplir, et Yannick va sûrement avoir beaucoup de choses à m'expliquer avant que je puisse me mettre à l'ouvrage.
— Alex... Tu n'es pas obligé de travailler ! J'ai des employés pour ça, et je suis certaine que Rody ne s'attendait pas réellement à ce que tu...
— C'est lui qui a dit à Yannick que j'allais lui donner un coup de main. Il l'a prévenu hier, pendant qu'on s'installait.
Nathalie, qui s'apprêtait à mordre dans un pain au chocolat, l'éloigna de ses lèvres et le reposa dans la panière. Elle n'avait sans doute pas conscience, avant cet instant, du sérieux avec lequel son mari s'était exprimé lorsqu'il avait accueilli Alex et Jules. Comme si un homme pareil était du genre à plaisanter ou à parler dans le vide...
— Ça ne me dérange pas, je t'assure, affirma l'adolescent. Je n'ai rien à faire, alors autant me rendre utile.
Il replaça sa chaise sous la table tandis que sa tante le fixait avec une expression qui pouvait signifier tout et rien à la fois. Elle ne prononça cependant pas un mot, et ce fut Alex, après avoir esquissé un pas en direction de la porte de la cuisine, qui s'adressa de nouveau à elle :
— Je peux te poser une question ?
— Je t'en prie.
— Comment s'appelle le selle français, celui qui est vraiment très grand ?
Nathalie parut surprise, ne s'étant manifestement pas attendue à une interrogation de cette nature, ce qui ne l'empêcha pas de répondre :
— C'est Altaïr, mais Lucien le surnommait Al. Et moi aussi.
Alex acquiesça et s'apprêtait à quitter la salle à manger pour de bon quand sa tante l'interpella à son tour.
— Il adore les carottes, précisa-t-elle. Si Marlène est revenue, demande-lui de t'en donner une. Il sera fou de joie.
La cuisinière était bien là lorsque Alex franchit l'encadrement qui séparait les deux pièces. Elle avait posé son panier sur le plan de travail et s'affairait à transférer les œufs dans des boîtes adaptées, mais elle cessa dès que son visiteur lui eut soumis sa requête en bredouillant. Elle fouilla l'armoire réfrigérée, qui contenait divers bacs à légumes surchargés.
— Voilà pour toi, mon chou. Une bonne grosse carotte bien croquante. Ton cheval va se régaler.
— Ce n'est pas..., bégaya Alex. Il ne s'agit pas de... de mon cheval. Je n'ai pas l'intention de le monter.
— Ah oui ? Oh, c'est vrai, j'oubliais ! Yannick m'a dit que tu allais lui donner un coup de main pour le nettoyage des boxes. Si jamais il t'embête, ce lourdaud, viens m'avertir. Je me ferai une joie de lui planter une fourche dans l'arrière-train.
— M-Merci. Enfin, je crois...
Marlène éclata d'un rire franc face à l'air gêné d'Alex, puis ramena son attention sur son panier afin de reprendre sa tâche là où elle l'avait interrompue. L'adolescent sortit de la cuisine par la porte qu'il avait empruntée la veille et descendit l'escalier étroit.
Il n'eut pas besoin de se rendre à l'écurie pour trouver Yannick. L'homme était en train d'arroser le parterre de fleurs qui longeait le mur de soutènement du gîte quand Alex l'aperçut. Pour le rejoindre, il passa devant des plans de lavande qui dégageaient une délicieuse senteur.
Cet effluve envoûtant avait attiré de nombreuses abeilles, dont Alex remarqua la présence en les entendant bourdonner. Il ralentit l'allure et évita d'effectuer des mouvements brusques afin de ne pas les déranger dans leur récolte du pollen.
— J'espère que t'es pas allergique, lança Yannick en coupant le jet de son tuyau d'arrosage. M'sieur Lucien a fait installer des ruches, y a quatre ans. Elles sont beaucoup plus loin, à l'autre bout des paddocks, mais les abeilles s'aventurent souvent jusqu'ici, voire jusqu'aux géraniums qui ornent la façade.
Alex ne cilla pas lorsqu'une ouvrière se détacha de la lavande qu'elle butinait pour se mettre à voleter à hauteur de son visage. Il savait qu'elle n'était pas agressive et qu'elle ne le piquerait pas s'il se tenait tranquille. Il demeura donc immobile en attendant que la petite créature jaune et noir se détourne de lui.
— Quel sang-froid ! commenta Yannick. La plupart des gens de la ville paniquent dès qu'un truc vole autour d'eux, même si c'est inoffensif, or c'est précisément ce qu'il faut pas faire avec les abeilles.
Alex ne releva pas, mais nota mentalement que le jardinier, à la vue du ton dédaigneux avec lequel il venait de s'exprimer, ne portait pas les citadins dans son cœur. L'adolescent ne pouvait lui en tenir rigueur : ce mépris existait dans les deux sens. Jules, en tout cas, avait tendance à considérer les campagnards comme des individus à peine civilisés.
— Allez, suis-moi, fiston. J'ai deux ou trois trucs à te montrer avant que tu puisses commencer, et je veux m'assurer que t'es capable de mettre un licol.
— Un... quoi ? répéta Alex, qui n'était pas certain d'avoir compris.
— Un licol. C'est une espèce de harnais.
Yannick se déplaçait rapidement, en dépit de sa petite taille, et si Alex n'avait pas été doté d'aussi longues jambes, il aurait dû courir pour se maintenir dans son sillage. L'homme ne ralentit qu'à l'approche de l'écurie, dont l'imposante double porte était déjà ouverte.
Alex avait fait le tour du bâtiment, la veille, sans se permettre de pénétrer à l'intérieur. Une forte odeur animale flottait dans l'air. Deux rangées de boxes s'alignaient de part et d'autre d'une large allée, obstruée par de grosses bottes de paille qui semblaient avoir été abandonnées en plein milieu.
— Les stalles ont été curées et désinfectées il y a trois jours, informa Yannick, donc il faut tout repailler.
— Re... Repailler ?
— T'inquiète, c'est bête comme chou. Faut juste que tu remplisses les boxes avec la paille qui est là. T'en mets une bonne couche pour que ce soit confortable pour le cheval, un peu comme un matelas. Tu trouveras tout le matériel dont t'as besoin dans l'annexe, derrière l'écurie. Et par matériel, j'entends fourche et balai. T'auras pas à te servir de la brouette aujourd'hui. C'est aussi là-bas qu'on range les granulés. Quand t'auras fini ici, t'iras en chercher deux seaux et tu rempliras les mangeoires avec les quantités que je t'ai marquées sur le tableau.
D'un geste, Yannick désigna un grand rectangle blanc, sur lequel un plan grossier des boxes avait été dessiné. Chaque carré comportait le nom d'un cheval, sa description, le paddock dans lequel il se trouvait actuellement, et la ration de nourriture qu'il devait recevoir.
— Dans un des seaux, il y a une sorte de grosse tasse en plastique. Ça représente une mesure de grain, c'est avec ça que tu doseras les portions.
Yannick passa devant le tableau et s'engagea dans un renfoncement, sur leur droite, qui menait à une pièce adjacente. Des relents de cuir se mêlèrent à ceux des chevaux. Ils venaient de s'engouffrer dans la sellerie.
Le jardinier actionna un interrupteur grisâtre et une unique ampoule se mit à grésiller au plafond, entre les poutres duquel pendaient d'épaisses toiles d'araignée. Deux des murs disparaissaient presque entièrement derrière les porte-selles, et un troisième était en grande partie dissimulé par les brides suspendues à des crochets.
— Voilà, c'est ça, un licol, indiqua Yannick en brandissant sous le nez d'Alex un enchevêtrement de lanières en tissu rêche. Et ça, c'est une longe, ajouta-t-il en désignant une cordelette colorée qui se terminait par un mousqueton. Étant donné qu'une démonstration vaut toutes les explications du monde, je vais te montrer comment on s'en sert.
Yannick fit signe à Alex de s'écarter, car il était resté dans le chambranle, et l'invita à le suivre jusqu'au paddock le plus proche, où cohabitaient deux chevaux. Le jardinier ouvrit le portail métallique, unique accès au pré, et se glissa à l'intérieur, son élève sur ses talons.
— Regarde bien comment je procède, ordonna-t-il.
Alex, aux prises avec le loquet de la barrière qu'il n'arrivait pas à refermer, s'empressa de se retourner et de la caler avec son dos, tout en observant les gestes de Yannick. Celui-ci fit quelques pas en direction d'un équidé à la robe bai brun et à la crinière ébouriffée qui trottinait à sa rencontre.
Quand ils furent face à face, l'homme accueillit l'animal avec une caresse, puis passa un bras sous son encolure en faisant remonter le licol le long de sa tête. Le cheval, docile, ne bougea pas tandis que Yannick arrangeait les différentes lanières composant le harnais. Alex étudia attentivement la courroie qui se plaçait derrière les oreilles et se fixait sur la joue, dans une boucle métallique.
— Vu ? demanda le jardinier. Pour ce qui est de la longe, elle s'accroche ici.
Il montra l'anneau situé presque sous le menton de l'équidé, et Alex acquiesça pour confirmer qu'il avait bien saisi.
— Une fois que les boxes seront prêts, tu viendras chercher les chevaux pour les conduire à l'intérieur. Place-toi à leur gauche, tiens-les bien fermement, et tu devrais pas avoir de problème. Sauf avec Rebel, c'est pour ça que je m'en chargerai, sinon il va te faire tourner en bourrique et ce sera l'heure du dîner que tu lui auras pas mis le grappin dessus. Parfois, même moi, j'y arrive pas, et je suis obligé de le laisser dehors.
— Et il ne faut pas ? interrogea Alex.
— On évite, quand il fait trop chaud. On les sort généralement que la nuit. Là, c'était exceptionnel. Il faisait un peu plus frais en milieu de semaine, alors la patronne m'a donné son accord pour les mettre au pré le temps de désinfecter et d'aérer les boxes, mais comme tu peux le constater, ça recommence à cogner dur. Ils seront mieux dans l'écurie qu'en plein soleil.
Alex ne put qu'approuver. Sur ce point, les chevaux ne devaient pas être très différents des humains. Bien qu'il soit encore tôt, l'air était déjà lourd, et l'adolescent avait hâte de retrouver l'ombre du bâtiment, car les paddocks en étaient dépourvus.
— T'as tout pigé ? s'enquit Yannick. Bien. Si t'as d'autres questions par la suite, hésite pas à venir me les poser. Tu me trouveras dans les parages.
— D'accord.
Alex savait cependant qu'à moins qu'il ne s'agisse d'une absolue nécessité, il n'en ferait rien. Il n'avait pas envie d'importuner le jardinier, ni que Rodolphe apprenne, d'une manière ou d'une autre, qu'il avait besoin d'être assisté pour accomplir des tâches à première vue assez simples.
— Te bile pas, déclara Yannick comme s'il avait lu dans ses pensées. Même si tu fais des bêtises, personne te flagellera. C'est le lot de tous les débutants, et en plus, t'es le neveu de la patronne.
« C'est bien pour ça que Rody n'aura aucune pitié pour moi... », songea Alex. Il voulut se forcer à esquisser un sourire, mais il ne réussit qu'à tordre les lèvres. Il essuya ses mains moites contre son jean pendant que Yannick lui lançait d'un ton bourru :
— C'est parti ! Au boulot, maintenant.
Alex regagna l'écurie et se mit en quête de l'annexe, qu'il localisa sans difficulté. Elle jouxtait les douches, auxquelles on accédait par l'extérieur. La pièce était petite, sombre et surtout très encombrée. L'adolescent s'entrava à diverses reprises dans des objets dont il distinguait vaguement la forme, et trouva le balai en le percutant par accident.
La fourche était juste à côté. Alex s'en saisit également et retourna auprès des bottes de paille qui attendaient d'être éparpillées dans les boxes. Il retroussa ses manches, ou du moins l'aurait-il fait s'il en avait eu, et se mit à l'ouvrage.
Il ne s'en sortit pas si mal dans un premier temps, jusqu'à ce que la poussière dégagée par les fétus commence à s'infiltrer dans ses poumons et à lui arracher de violentes quintes de toux. Il dut s'accorder plusieurs pauses, le temps de se racler la gorge, et regretta de ne pas avoir apporté une bouteille d'eau, car l'irritation, couplée à l'effort et à la chaleur, lui donnait grand-soif.
Alors qu'il terminait de remplir le cinquième box, un début de douleur se fit sentir dans ses bras. Au neuvième, la fourche lui paraissait si lourde qu'il avait de plus en plus de mal à la manier. Et une fois le dernier compartiment atteint, Alex manqua de s'effondrer sur la paille qu'il venait de répandre au sol, harassé.
Cette besogne était beaucoup plus physique qu'il ne l'avait imaginé. Sa peau était couverte de sueur et de saleté, et son T-shirt lui collait au corps. Il aurait donné n'importe quoi pour une bonne douche bien fraîche, mais cela devrait attendre, car il avait encore du travail devant lui.
Ses épaules étaient si endolories qu'il eut toutes les peines du monde à débarrasser l'allée centrale des brins qui la jonchaient en les repoussant dans les boxes à l'aide du balai. L'amplitude de ses mouvements était réduite par son manque d'énergie. Alex avait rarement autant sollicité ses muscles.
Quand il ramena son matériel dans l'annexe pour l'échanger contre les deux seaux de grain destinés à remplir les mangeoires, il crut qu'il n'arriverait pas à les soulever. Son visage, déjà rouge, devint écarlate tandis qu'il rassemblait ses forces pour les porter jusqu'à l'écurie.
— Inspection générale !
Alex fut si surpris par ce cri qu'il manqua de renverser la portion qu'il s'apprêtait à déposer dans l'auge de Rebel. Il passa la tête hors du box et vit Yannick s'engager dans l'allée, les mains sur les hanches, afin d'évaluer ce qu'il avait accompli.
— Eh bien, eh bien... Tu m'as l'air aussi exténué que si t'avais couru un marathon, p'tit gars. C'est plus dur qu'il y paraît, hein ?
Alex opina pendant que Yannick jetait un rapide regard dans les trois premières stalles. Il ramena ensuite son attention sur l'adolescent, qui retint son souffle. Il avait tellement l'habitude d'être accablé de critiques qu'il se préparait à recevoir une longue liste de reproches de la part du jardinier.
— C'est pas mal... T'as fait du bon boulot, gamin.
— Ce... C'est vrai ? bafouilla Alex, étonné.
— Bah ! Je t'avais bien dit qu'il faudrait être manchot pour pas y arriver. Par contre, tu risques de le sentir passer. Tu vas avoir mal aux bras pendant plusieurs jours, mais tu vas vite prendre le biais. À la fin de ton séjour ici, tu manieras la fourche comme un pro.
— Je... Je ne suis pas sûr que ça me soit très utile à Orléans, mais... D'accord.
Alex était encore plus gêné que d'ordinaire. Il ne savait plus à quand remontait la dernière fois où il avait été complimenté. Même ses professeurs, au lycée, préféraient le blâmer pour son manque de participation en classe plutôt que de le féliciter lorsqu'il obtenait des résultats satisfaisants.
— T'as fini avec le box de Rebel ? interrogea Yannick. Je peux faire entrer le loup dans la bergerie ?
— Oui, oui.
Alex s'empressa de quitter le compartiment et d'abandonner les deux seaux, désormais vides, dans un coin de l'écurie où ils ne gêneraient pas le passage. Il les rangerait dans l'annexe plus tard, une fois qu'il aurait ramené tous les chevaux des paddocks.
Il décida de commencer avec Altaïr, ou plutôt Al, comme le surnommait Nathalie. S'il était aussi doux et gentil que Yannick l'avait laissé entendre la veille, cela faisait de lui l'animal idéal pour s'entraîner à passer un licol. Alex en prit un dans la sellerie, ainsi qu'une longe, et partit pour le pré du gigantesque selle français.
Il n'eut pas à s'aventurer trop loin, car l'équidé vint à sa rencontre dès que l'adolescent franchit le portail de l'enclos. Comme il l'avait espéré, Al se montra patient lorsque Alex lui enfila le harnais et fixa le mousqueton de la cordelette à l'anneau situé sous sa tête.
Il ne broncha pas non plus quand il fallut se mettre en route pour l'écurie. Al progressait d'un pas indolent, l'encolure baissée, se laissant tranquillement guider. Du coin de l'œil, Alex observa le paddock de Rebel lorsqu'il passa devant et esquissa un sourire amusé en voyant Yannick fulminer contre l'animal, qui s'éloignait dans la direction opposée au petit trot.
Al pénétra dans sa stalle, toujours sans faire d'histoire, et son premier réflexe fut de se précipiter sur sa mangeoire pour engloutir son grain avec appétit. Alex plongea la main dans sa poche, où il avait placé la carotte que Marlène lui avait confiée.
— Tu ne préfères pas ça, plutôt ? demanda-t-il en l'agitant par-dessus la porte du box, qu'il avait repoussée dans le sillage du cheval.
Le selle français acheva de mâcher les granulés qu'il avait dans la bouche avant de croquer le légume orange si avidement que les doigts d'Alex manquèrent de suivre.
— Eh, doucement, mon grand ! Si tu tiens à ce que je t'en apporte d'autres, je te conseille de laisser ma main intacte.
Alex n'avait aucun mal à parler aux animaux, contrairement aux humains. Il savait que, quoi qu'il dise ou quoi qu'il fasse, eux ne le jugeraient pas, pas plus qu'ils ne le dénigreraient.
Il caressa le chanfrein d'Al, qui lui donna un coup de nez affectueux, puis alla chercher les autres chevaux. Il refermait le box d'un gris pommelé prénommé Vinci quand Yannick apparut dans l'écurie, un Rebel énervé derrière lui. Le trotteur tirait sur sa longe, n'aspirant qu'à repartir dans son pré.
— Cette tête de mule aura ma couenne, soupira le jardinier. Tu t'en sors, gamin ?
— Je crois que oui.
— Parfait. Dès que t'auras fini, tu pourras y aller. Tu veux revenir ce soir pour les lâcher et leur donner leur seconde ration ? Te sens pas obligé, hein, t'en as déjà fait beaucoup.
— Je serai là, s'engagea Alex. Vers quelle heure ?
— Dix-huit, ça conviendra très bien. Si tu tiens encore debout d'ici là.
L'adolescent grimaça. Il n'en était pas certain. Effectuer des allers-retours en plein soleil au milieu des paddocks était presque aussi exténuant que de pailler les boxes. Il ressentit une pointe d'admiration pour Yannick qui accomplissait cette besogne au quotidien, mais n'en laissa rien paraître. Il n'était pas très doué pour exprimer ses émotions.
Quand il eut conduit le dernier cheval dans son box, Alex s'autorisa un soupir de soulagement. Il allait enfin pouvoir prendre la douche à laquelle il avait tant rêvé, mais pour cela, il lui fallait d'abord rejoindre le gîte et gravir l'escalier jusqu'au deuxième étage.
Alex ne pensait pas qu'il aurait pu être plus éreinté, pourtant ce fut le cas une fois qu'il eut atteint le sommet des marches. Son corps avait grand besoin de repos, et il espérait que l'eau le délasserait un peu. Il pourrait ensuite passer tout le temps qui le séparerait du déjeuner affalé sur son lit, à ne rien faire d'autre que se détendre en écoutant de la musique.
Parvenu devant sa porte, Alex réalisa qu'il avait oublié de la fermer à clé à cause du malencontreux incident survenu avec la jeune femme qu'il avait percutée. Il actionna la poignée et poussa le battant, pour être immédiatement enveloppé par un parfum familier. Il le huma à deux reprises : c'était celui de Nathalie.
Alex se demanda ce qu'elle était venue faire ici alors qu'elle le savait dehors, avec Yannick. Si elle avait souhaité lui parler, pourquoi n'était-elle pas allée le chercher à l'écurie ? Il ne devina le motif de sa visite qu'en repérant un livre posé sur son oreiller, et s'en approcha afin de lire le titre :
Suédois : guide de conversation et bases linguistiques
*****
Fin de l'extrait, j'espère qu'il vous a plu ! Merci à vous de l'avoir lu. Vous pourrez découvrir le roman en intégralité sur Amazon dès le 21 juin 2021, publié sous le nom de plume de Mary Elise. L'ebook est déjà disponible en précommande.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro