CONTE 3 : Pour un carré de terre
Caroline n'avait pas dix ans quand elle traversa le royaume voisin avec ses parents. Ce qu'elle ramena de ce voyage fut un collier en coquillages que son père lui acheta dans une petite boutique qui donnait sur la mer, une balafre sur l'épaule gauche due à une chute de cheval, et le souvenir de ces femmes, si nombreuses, qu'elle avait vues s'occuper des magasins, des tavernes et des auberges qu'ils avaient traversées.
Dans le pays où ses parents s'installèrent, il était inconcevable de voir une femme travailler. Tout au plus les bien-mal-nées avaient-elles le droit d'aider leur mari. Mais jamais aucune n'aurait été autorisée à créer sa propre entreprise. Ce fut entourée de ces croyances que grandit Caroline. Et la pression extérieure aurait probablement suffi à la faire rentrer dans les rangs si, dans les tréfonds de sa mémoire, n'avait survécu le souvenir de ces femmes indépendantes qu'elle avait croisées et admirées.
Plusieurs fois, la jeune femme considéra l'idée de retourner dans le pays de son enfance, mais quelque chose en elle le lui interdisait. En effet, de quel droit aurait-elle pu se tenir face à ces commerçantes, dont certaines avaient dû mettre en hypothèque leur vie entière pour réaliser leurs rêves, si, elle, choisissait la voie de la facilité ? Impossible non plus de se déguiser en homme pour se faire engager quelque part. Ses parents, bien que pas les plus fortunés des nobles de la région, étaient assez connus. Ainsi, son visage long et ovale, semblable à celui de sa mère, autant que ses cheveux crépus hérités de son père, finiraient-ils par la trahir.
Refusant de renoncer pour si peu, l'intrépide jeune femme fomenta alors un plan infaillible. Pendant deux longs mois, elle fit courir la rumeur de l'arrivée imminente d'un gros propriétaire terrien étranger. L'homme, disaient les racontars, était très vieux mais en parfaite santé. Il était même habituel de le voir chevaucher seul sur sa propriété et il avait le bon sens de ne pas être avare en récompenses pour les plus dévoués des fermiers qui travaillaient ses terres.
Quand elle estima que les habitants étaient à point, Caroline se mit à disparaître de plus en plus régulièrement. Occasionnellement, elle grimait son cheval et chevauchait avec lui à proximité des plus grosses fermes du voisinage. Le visage camouflé par un chapeau à large bord et ses jupes troquées pour un vieux pantalon de son père, elle apportait la touche finale à son mensonge si ardemment préparé.
Le jour où ses absences prolongées lui furent reprochées, elle se força à rougir. C'était si simple après tant d'années à faire semblant au milieu de tout ces bourgeois qui ne demandaient qu'à être flattés. Elle annonça à son père qu'elle avait rencontré l'étranger et qu'ils avaient décidé de se fiancer. L'homme entra alors dans une colère noire. Sa fille unique, fiancée à un vieillard dont il ne savait rien ? Un étranger, en plus ? C'était hors de question.
— Sa fortune est colossale, lui rappela Caroline. Et sa réputation le précède. C'est un homme bon.
Ses arguments ne firent pas fléchir son père, et il fallut que sa mère s'en mêle pour qu'il cède enfin. L'homme n'ayant lui-même pas grandit dans ce pays, il accordait à l'avis de sa femme tout le crédit dont elle eut besoin, et ainsi, les fiançailles furent célébrées en grande pompe.
Hélas, le jour de la célébration, le fiancé fut pris d'une fièvre telle qu'il ne put quitter le lit. Une semaine plus tard, alors qu'il aurait dû s'entretenir avec les paysans ayant des terres à vendre, il se réveilla avec la varicelle, et ce fut sa jeune promise qui vint au rendez-vous à sa place. Pour la plupart, les fermiers refusèrent d'avoir affaire à une femme et nombreux furent ceux qui quittèrent la pièce. Les trois qui n'en firent rien ne restèrent ni par pitié, ni par compassion, mais bien parce que leurs finances ne leur permettaient pas de faire la fine bouche. Ils acceptèrent le prix que Caroline leur offrait pour leurs champs, et la jeune femme bénit sa mère pour le petit prêt auquel elle avait consenti, espérant pouvoir la rembourser dans l'année.
Pendant trois ans, les terres en possession de Caroline se multiplièrent, mais le mariage tardant et le fiancé se trouvant mal à chaque fois qu'il aurait dû se présenter en public alimentèrent toutes sortes de rumeurs. Celles-ci desservaient les projets de la jeune femme, qui voyait ses partenaires financiers se dérober les uns après les autres. Et c'est alors qu'elle marchait sur le port, plongée dans ses réflexions, à la recherche d'une solution qui lui assurerait quelques années de tranquillité, qu'elle fit la connaissance d'une femme plus excentrique que toutes celles qu'elle ait eut un jour rencontré. Celle-là, habillée d'un pantalon d'homme et d'un chapeau à larges bords semblable à celui que Caroline utilisait pour se faire passer pour l'étranger, se disputait avec le percepteur de la taxe d'arrimage. En cause, ce bateau, grouillant de femmes libres, et que l'homme se voulait pour rien au monde laisser mouiller dans son port.
Voyant là un signe du destin, Caroline s'interposa. Elle usa de sa position pour ordonner à l'homme de laisser en paix ses nouvelles partenaires commerciales. Intriguée, la capitaine l'invita à bord du navire et, dans l'intimité de la cabine ondoyante, une véritable collaboration fut conclue. Le bateau repartit quatre jours plus tard, emportant avec lui le fruit du travail des paysans travaillant sous les ordres de Caroline, et leur laissant des graines de fruits et légumes jamais vu dans la région.
Cet hiver-là, le bateau revint et, une fois encore, les deux femmes firent affaire. Des denrées furent échangées, de grosses sommes passèrent de main en main, et un mariage fut même célébré. Jouant le rôle du vieillard riche, la capitaine, du nom de Marinette, prononça des vœux vides de sens. Grimée et méconnaissable, elle embrassa Caroline et toutes deux se mirent à rire quand elles se rendirent compte que toute l'assemblée marchait dans leur mascarade.
Sans surprise, l'étranger fut plus souvent absent que présent les années qui suivirent. Et petit à petit, les hommes de la ville apprirent à commercer avec Caroline, persuadés qu'ils faisaient, à travers elle, affaire avec son mari. Quand celle-ci annonça à tous le décès de son bien-aimé, personne n'osa rompre avec elle, car son association avec les désormais célèbres femmes pirates lui permettait d'écouler n'importe quelle marchandise, mais aussi de se faire livrer à peu près n'importe quoi.
Ainsi, l'empire de Caroline ne cessa jamais de s'élargir. Elle eut trois enfants qui ne se préoccupèrent jamais de savoir qui pouvait être leur géniteur. Trois filles à qui elle transmit son sens des affaires et son expérience. Trois filoutes qui n'eurent jamais à se taire en présence d'hommes.
***
La contrainte du jour est assez similaire à celle d'hier, à un petit détail près :
« Écrire un texte où le personnage principal est rejeté par tous.tes, mais où pour trouver sa place, il faudra en passer par la ruse et même parfois de la malice. »
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