CONTE 2 : La Reine avait dansé
Sasha avait du mal avec les gens. Tous les gens.
Enfant d'un couple pauvre, il ne lui avait jamais été donné l'occasion de briller en société. Pas même dans une situation plus privée.
Son quotidien se résumait à faire la manche et les poubelles en espérant un peu de compassion de la part de ceux qui le traitait comme un nuisible. Il collectionnait, pourtant, bien plus les coups de bâtons que les miches de pain. Et les insultes qui pleuvait sur son passage formait, autour de ses épaules, sa seule protection contre le crachin des jours d'hiver.
Un matin de novembre, tandis qu'il louvoyait dans les ruelles du port, une dispute vient jusqu'à ses oreilles trop grandes et décollées. Dans une arrière-boutique, une voix de femme s'égosillait :
— Pourquoi as-tu accepté de reprendre cette chose sans me demander l'autorisation ? Je ne veux pas de cette immondice dans mon magasin ! Débarrasse t-en !
Curieux, mais pas fou, Sasha se glissa derrière une poubelle et attendit. La jeune apprentie qui ouvrit la porte ne remarqua pas qu'elle n'était pas seule et jeta une boule de linge blanc sur un tas de détritus contre le mur. À peine eut-elle refermé derrière elle, que Sasha s'en emparait. Alors qu'il s'imaginait déjà découvrir quelque horrible secret au sujet de la gérante, il resta sans voix quand, dans ses mains sales, se déroula la plus magnifique robe de mariée qu'il n'ait jamais vue.
De la dentelle plein le décolleté, des perles brodées sur le corset, et cette traîne découpée dans la plus exquise des popelines. C'est en la tenant à bout de bras et en en détaillant chaque détail qu'il prit conscience d'une chose qu'il refoulait depuis toujours ou presque.
Ce soir-là, porté par une assurance nouvelle, il osa franchir le porche d'un établissement décrié par les bonnes gens de cette vieille ville hypocrite. Ainsi, vêtu de sa robe fantastique, il demanda audience auprès de la Reine des lieux. Une femme grande, aux épaules carrées et à la voix rauque le reçu aussitôt. Ses lèvres rouges et ses cils, décorés de plumes noires, impressionnèrent tellement Sasha, qu'il ne parvint pas à émettre le moindre son. Futée, la femme à la poitrine opulente eut un petit rire et elle ordonna qu'on apporte une robe plus pratique à sa nouvelle recrue.
— Tu manques bien trop d'expérience pour une robe telle que celle-là, mais laisse-toi le temps. Ton moment viendra.
Les mois et les années qui suivirent, Sasha travailla pour la femme aux yeux cernés de plumes. Habillé de robes plus simples, il apprit à servir, à se maquiller, à se déplacer dans la salle bondée perché sur des talons de quinze centimètres, et même à chanter. Chaque soir, il commençait son service en sortant la robe de mariée de l'armoire ou il lui avait été demandé de la ranger. Chaque soir, il découvrait qu'il n'était pas seul et que d'autres aimaient les mêmes choses que lui, l'aimait lui. Parmi les habitués, il devint proche d'un jeune noble qui se cachait dans l'ombre, mais qui ne manquait jamais une occasion de le complimenter.
Quand, enfin, la Reine l'y autorisa, Sasha pu monter sur scène. Dans sa robe rose brodée de perles argentées, il chanta. Ses cheveux blonds, qu'il avait laissé pousser, cascadaient dans son dos et sur ses épaules, rendant chacun de ses pas de danse plus aériens encore que ceux d'un ange. Dans l'ombre, il reconnut le jeune noble et la lueur qu'il vit dans ses yeux termina de réchauffer son cœur si abîmé. La Reine lui avait offert un toit, un travail, une famille. Mais ce qu'il découvrait ce soir, dans ce regard, il n'aurait jamais osé l'espérer.
D'autres mois passèrent et son numéro se perfectionna, sa voix s'affermit, sa confiance s'envola. Chaque soir, ou presque, son admirateur discret venait l'applaudir. Et chaque soir, ou presque, il passait un peu de temps avec lui dans son carré d'ombre.
Ça aurait pu ne jamais aller plus loin. Ça aurait dû ne jamais aller plus loin. Mais un matin, au début de l'été, une nouvelle assomma le royaume. Le roi, déjà malade depuis plusieurs années, venait de décéder. Comme le voulait la tradition, son fils, le prince Arslaen, devrait monter sur le trône sept jours plus tard, et prendre épouse lors de la même cérémonie.
— Le bougre doit être dans tous ses états, s'amusa la Reine. Il est aussi près de se marier que moi de devenir valet de pied.
En effet, d'après les rumeurs, l'héritier royal ne tenait pas au protocole et la vie dissolue qu'on lui prêtait semblait menacer les plans du sénat.
— Je crois qu'il est temps de dévoiler ton grand numéro, décida alors la Reine. Ce soir, nous allons leur montrer qui est la seule mariée qui mérite le déplacement.
Atterré, Sasha prit peur. Ce serait terriblement irrespectueux. Ne risquaient-ils pas des ennuis ? L'éventualité de passer une nuit au cachot ne sembla pas émouvoir la Reine et son enthousiasme fini par contaminer le jeune performeur.
Le soir venu, il enfila la robe pour la seconde fois et laissa une autre artiste la reprendre au niveau des hanches et de la poitrine. Dans le grand miroir des loges, il se détailla des heures durant, et quand son tour vint, il fut acclamé comme jamais.
Les rejetés, les anormaux, les mal aimés, les sans-abris, les difformes, les prostituées. Tous ces gens que l'on n'écoute jamais, qui se cachent la journée et se font discrets à la nuit tombée. Tous ses amis, sa famille. Tous, là. À l'applaudir. À le saluer. À l'aimer. À le réparer.
Son show dura deux fois plus longtemps que prévu. Et si Sasha fut attristé en ne voyant pas le jeune noble dans son coin d'ombre, il se consola en profitant de ce que son public lui offrait là. Quand la dernière chanson s'acheva, il salua. Encore. Et encore. Et encore. Son cœur débordait déjà, mais quand une ombre occulta les fortes lumières à la droite de la scène et qu'il y découvrit son jeune noble un genou à terre, il faillit s'évanouir.
Dans la salle, le calme s'était fait, et au milieu des habitués, des hommes en uniformes s'étaient déployés. Une vague de panique s'empara de la foule, maîtrisée presque immédiatement par la Reine, qui d'un mouvement, imposa le silence, offrant ainsi à l'homme à genoux, l'occasion de faire sa demande.
— Je ne connais même pas votre nom, hésita Sasha, inquiet à l'idée que tout cela ne soit qu'une mauvaise blague.
— Arlsaen, répondit le prince. Un futur roi désespérément en quête d'une reine à sa hauteur.
— Mais je ne suis même pas une femme, le prévint Sasha.
Le sourire du prince s'élargit alors que dans la salle tous étaient suspendus à leurs lèvres.
— Que m'importe que tu sois un homme, une femme ou les deux à la fois. C'est de la pureté de ton cœur que je suis tombé amoureux, pas de ce que cachent les dentelles dont tu te pares. Alors, vas-tu accepter ma bague ou dois-je m'enfuir, plus désespéré que jamais ?
Les mains tremblantes, Sasha accepta. Et dans la salle obscure, toutes et tous hurlèrent de joie quand les deux hommes échangèrent leur premier baiser.
Le mariage eut lieu une semaine plus tard et personne n'osa s'opposer au choix du nouveau roi. La cérémonie fut somptueuse, mais dans leurs cœurs, les deux hommes considèrent toujours que leur union avait été officialisée sept jours plus tôt, devant leurs vrais amis, dans la petite salle du Cabaret.
Comme Sasha l'eut fait remarquer, il ne put devenir reine bien qu'il se soit marié en robe. Sur ordre de son époux, il fut donc sacré roi, au même titre que celui-ci. Ainsi, la seule Reine qui fut autorisée à régner sur le royaume resta la seule et unique qui mérita ce nom et qui ne se priva pas d'accueillir toujours plus d'estropiés dans son palais pailleté.
***
Le thème du jour était : « Écrire un texte où le personnage principal est rejeté par tous.tes, avant de progressivement s'accepter, ce qui lui permet de trouver sa place. »
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