La Porte close (Victorian johnlock)
Hello! Cette fois, j'ai tenté d'enregistrer une version audio de cette histoire! Ça faisait très longtemps que j'avais envie de le faire mais que je ne trouvais pas le temps et le courage de vous faire entendre ma voix ^^ Ce n'est qu'un premier essai et ce n'est probablement pas très pro, mais j'espère que ça vous plaira! (je la poste très vite après l'avoir fait pour éviter de me dégonfler XD)
Le lien mène à un drive, vous pouvez l'écouter via internet ou la télécharger comme bon vous semble :)
Bien sûr, vous pouvez aussi lire la version écrite, juste en dessus ;)
https://drive.google.com/file/d/1P3e_CBBcZZ3msL1wLZjnDuLzW4OUJSAS/view?usp=drivesdk
Crédit son:
VIOLON: Solo Cello Passion - Doug Maxwell, Media Right Productions
BRUITAGES: chaine youtube "Bruitage en stock"
https://www.youtube.com/channel/UC0XQL4BiD4yMnqCze8MQKhQ
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Pages griffonnées, arrachées, dissimulées sous les lattes d'un plancher.
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Je n'aurais jamais dû revenir à Baker Street.
Pas comme ça. Pas sans lui.
Je n'aurais jamais dû les écouter, tous, Mary, Mycroft, Lestrade... Je n'aurais jamais dû céder à cette stupide envie d'être plus près de lui - ou de son souvenir.
Non, je n'aurais jamais dû revenir à Baker Street. J'aurais dû acheter une maison autre part, me faire héberger par Mary ou prendre une chambre d'hôtel...
Si je n'étais pas revenu, je ne serais pas devenu fou.
Les choses se brouillent dans mon esprit, les détails prennent des proportions absurdes, les odeurs se délitent, les images se racornissent comme des clichés brûlés... Aie-je réellement vécu tout ce que ma mémoire suggère ?
Je ne sais pas. Je ne sais plus rien. J'écris car je ne suis plus capable que de ça à l'instant, réduit à cette seule possibilité, cette seule ligne entre la raison et la fièvre qui me guette, qui fait trembler ma plume à crever le papier, éclaboussant d'encre mes doigts fatigués.
Tout a commencé six jours plus tôt.
Non, non, en réalité, tout a commencé le matin où Holmes - oh, Holmes... - a surgit dans ma chambre en me disant qu'il fallait fuir, que Moriarty était à nos trousses... Puis tout s'est enchainé, les changements de trains, les paysages admirés à la va-vite, les tentatives d'assassinat, la montagne, la Suisse, le village, les chutes de Reichenbach.
Tout s'est accéléré et tout s'est figé. Tout s'est arrêté pour moi au pied de ces chutes.
Des jours suivant ne reste dans mon esprit qu'un brouillard blême, mêlé d'instants de panique et d'espoir insensés.
On n'a jamais retrouvé de corps.
Mais en plongeant mon regard vers le pied bouillonnant des chutes, j'ai fini par comprendre, j'ai fini par admettre, qu'il était mort.
Holmes, Sherlock Holmes, détective consultant au profil d'aigle, aux yeux gris, au sourire enivrant, Holmes, mon ami si passionné, parfois capricieux, parfois languide, toujours génial ... Holmes n'était plus.
Alors après, que faire ? Que faire sinon revenir. Reprendre le train. Retourner à Londres. Retrouver des lieux familiers et s'offusquer en silence de ne pas les trouver changés, haïr le monde parce qu'il ne s'était écroulé en même temps que le mieux.
Et retourner à Baker Street, enfin.
Tout était à sa place, nettoyé, dépoussiéré par cette brave Madame Hudson. Mais rien n'était plus pareil. J'avais l'impression d'habiter dans un musée. Chaque chose, chaque objet me rappelait sa présence disparue, chaque papier froissé, chaque pipe, alambic, livre ou dossier faisant office de témoignage accablant, m'interdisant de les toucher, de peur de souiller tout ce qu'il me restait de lui. Je ne vivais plus que du passé, comme un vampire aux dents plantées dans un souvenir, tentant d'en extraire tout ce qu'il pouvait, jusqu'à le rendre exsangue et mourir assoiffé.
Alors j'habitai là sans rien toucher, comme un fantôme errant, de ma chambre au salon, du salon à ma chambre. Qu'aurais-je pu faire d'autre ? J'avais tout laissé tombé, concentré sur la seule idée de ne pas tomber à mon tour, de ne pas céder aux vagues de désespoir qui tentaient si fort de me submerger. Mon cabinet était fermé. Je refusai de recevoir quiconque, si ce n'était Madame Hudson. Je ne voulais pas aller dehors, où les journaux titraient encore sa mort.
Je relisais des livres que j'oubliais aussitôt. Je classais les notes d'ancienne enquêtes. Je n'écrivais pas. Et je n'entrai jamais dans son ancienne chambre dont la porte restait fermée, même pour ma logeuse.
Puis, la troisième nuit - oui, c'était la troisième, j'en suis certain - j'entendis quelqu'un.
J'étais dans ma chambre, à l'étage, allongé dans mon lit, les yeux fixés sur les fissures qui courraient au plafond. Le bruit était si ténu que j'aurais pu ne pas l'entendre, mais dans le silence de la nuit et le vide de mes pensées, il résonna de façon démesurée.
Quelqu'un marchait en bas.
Je me figeai.
Oui, quelqu'un avançait dans le salon, quelqu'un qui faisait craquer le vieux parquet.
La seconde d'après, j'étais debout à côté de mon lit, mon révolver au poing, prêt à servir. Je le transportai toujours avec moi, depuis mon retour de Suisse, sans trop m'avouer pourquoi.
Les pas s'étaient arrêtés. J'ouvris la porte de ma chambre, lentement, pour ne pas la faire grincer.
Toujours rien.
Mon pied nu se posa sur la première marche de l'escalier glacé. Je descendis lentement, les doigts crispés sur la crosse de mon révolver.
Dix-sept marches jusqu'au salon. Aucun autre bruit que celui de ma respiration.
La pièce était vide. Les rideaux mal fermés laissaient passer un trait de lumière grise, me permettant d'apercevoir la forme de meubles, dont les ombres démesurées s'étiraient comme des silhouettes tordues.
Je tournai sur moi-même, à l'affut.
Mais j'étais seul.
J'avais dû rêver.
Je me suis frotté les yeux, soudain incroyablement fatigué, et j'ai baissé mon arme inutile. Je n'avais pas envie de retourner dormir, mais je n'avais rien d'autre à faire. Alors j'ai repris le chemin de ma chambre...
Mais à l'instant où j'allais quitter le salon, un cliquetis a résonné dans mon dos, comme le loquet d'une porte poussée. Je me suis retourné d'un bond.
Rien, toujours rien.
Mon regard s'est posé sur la deuxième porte présente dans la pièce, celle qui donnait sur la chambre de Holmes.
Elle était close.
J'aurais pu m'approcher pour vérifier qu'elle était bien fermée, mais un étrange sentiment m'a tordu les entrailles, la certitude absurde que quelqu'un venait bien de refermer cette porte, et je n'ai pas pu.
Je suis remonté dans ma chambre à toute vitesse pour m'enfermer.
Ce n'était probablement que la fatigue qui me jouait des tours. Le bois qui craquait. Mes nerfs qui cédaient.
Je finis par m'endormir à l'aube, recroquevillé sous mes draps.
~
Mes inquiétudes me parurent bien idiotes le lendemain, à la lumière du soleil. Je descendis vers midi, aussi fatigué que si je ne m'étais pas reposé, et sonnai Madame Hudson pour lui demander un déjeuner.
Elle m'apporta quelques sandwichs en s'inquiétant silencieusement de mes yeux cernés et de mes traits tirés. Elle savait que je ne dormais que peu depuis mon retour, mais n'osait jamais me faire de remarque, ce pour quoi je lui suis encore infiniment reconnaissant. Qu'y avait-il à dire, après tout ? Ce n'était pas comme si quelque remède miracle pouvait apaiser le deuil qui me rongeait...
Pris d'une impulsion, je la retins à l'instant où elle quittait la pièce. Je voulais savoir si elle était entrée dans la chambre de mon ami disparu, ce qu'elle n'avait apparemment pas fait, et si elle pouvait m'en donner la clef.
Ma demande l'a déconcerté. Elle a hésité, se demandant visiblement s'il était raisonnable d'accéder à ma requête, puis elle a hoché la tête et s'est retiré en marmonnant quelque chose à propos de ce que le deuil pouvait faire aux gens.
Elle m'a apporté la clef en venant reprendre mon repas. Je me sentais bête, mais j'ai accepté en souriant et suis allé verrouiller la porte de la chambre de Holmes dès qu'elle fut partie.
Mes peurs nocturnes n'avaient certainement aucun fondement, il n'y avait probablement rien ni personne dans cette pièce abandonnée, mais je me sentais plus tranquille ainsi.
~
La nuit suivante, je m'éveillai en entendant quelqu'un crocheter une serrure.
Je restai figé un instant en retenant ma respiration, le cœur battant à toute allure.
Le bruit était trop fort pour venir de la porte d'entrée ou de celle de Madame Hudson. Et la seule autre porte verrouillée était celle de Holmes.
Un cliquetis raisonna, suivit d'un faible grincement.
La porte avait été ouverte.
Sortant soudain de ma torpeur, je sautai hors de mon lit, attrapai mon révolver et me précipitai en bas, dégringolant presque les marches.
Les rideaux étaient complètement fermés cette fois, plongeant le salon dans une obscurité quasi totale. J'aurais dû prendre une lampe, ou une bougie...
Le parquet craqua, quelque part sur ma droite.
Et j'eus la certitude absolue que quelqu'un se trouvait avec moi dans cette pièce. Quelqu'un qui ne bougeait pas, attendant... Attendant quoi ?
Mon doigt s'était crispé sur la gâchette de mon révolver. Devais-je hurler, lui faire savoir que j'étais armé, que je savais qu'il était là ? Mais je réveillerai immanquablement Madame Hudson...
Nouveau craquement, plus proche. La personne marchait vers moi.
Sans réfléchir, je bondis jusqu'à la fenêtre et écartai les rideaux. La lumière ocre d'un lampadaire, diluée par le brouillard ambiant, inonda la pièce.
Vide.
J'étais seul dans le salon.
Une peur absurde me prit, encore plus forte que celle que j'avais ressenti dans l'obscurité. Étais-je en train de devenir fou ? Le deuil, l'inactivité et la fatigue provoquaient-ils des hallucinations ?
Le cœur battant, le revolver tremblant au bout de mon bras baissé, je fis quelques pas vers le centre du salon. Un bruit mouillé me fit sursauter.
J'avais posé le pied dans une petite flaque d'eau allongée, comme une trace de pas.
Une deuxième se trouvait un peu plus loin, entre la chambre et moi.
La porte était entrouverte. Les volets étant fermé de l'autre côté, la seule chose visible dans l'embrasure était un morceau de ténèbre complet.
J'ai hésité à appeler, une deuxième fois. Quelqu'un se trouvait-il là ?
Mais si Madame Hudson montait et se mettait en danger ? Et si la chambre était vide et que mes nerfs me faisaient halluciner ?
J'avançai lentement vers la chambre, évitant de mes pieds nus la deuxième flaque d'eau.
Mon cœur battait si fort que j'eus presque peur de le sentir traverser ma poitrine.
Je ne voyais rien. J'étais devant la porte, à un pas à peine, mais mes yeux s'épuisaient en vain à fouiller l'obscurité.
Ma main se referma autour de la poignée glacée et se figea. Je faillis ouvrir d'un coup. Après tout, je n'étais pas un lâche, j'avais fait face à d'innombrables dangers au cours de mes années dans l'armée et, plus tard, auprès de mon détective décédé. Mais ça...
C'était différent.
Je poussai la porte, très légèrement, agrandissant la zone de ténèbre devant mes yeux. La lumière qui nimbait le salon s'arrêtait au seuil de la chambre, comme repoussée par un mur invisible.
J'ouvris encore un peu, légèrement, et me figeai de nouveau.
Là, dans mon appartement, en plein milieu de Londres, je jure que je l'entendis. Un grondement ininterrompu, comme un cri grave, blessé.
Les chutes de Reichenbach.
Puis un nouveau bruit de pas, devant moi. Vers moi.
Je claquai la porte, haletant, terrifié, glacé. Avant d'avoir le temps d'y réfléchir, ma main avait saisi la clef, dans la poche de ma chambre de nuit, et l'avait enfoncé dans la serrure pour la tourner trois fois et la laisser là.
J'étais si secoué que ma vue en était brouillée, saturée de larmes brûlantes qui refusaient de s'échapper. Tremblant, je posai mon front contre le battant.
Un petit son feutré à hauteur de mon visage me fit de sursauter. Je plaquai la main contre ma bouche.
Un bruit de respiration me parvint depuis l'autre côté. Quelqu'un avait posé son front sur le bois, de la même manière que moi.
- Qui est là ? murmurais-je en fermant les yeux. Qui est là ?
Personne ne répondit.
Je restai figé sur place, à écouter cette respiration tranquille, incapable de m'écarter, de m'en aller, où d'ouvrir la porte qui nous séparait. J'avais trop peur de ce que je pourrais voir, trop peur de ne trouver personne, ou pire, de tomber sur un vulgaire cambrioleur, bien loin du visage que j'espérai désespérément, celui pour lequel j'aurais tout donné - ma vie, mon âme et n'importe quoi d'autre - et qui gisait à jamais au fond des chutes de Reichenbach.
Une désagréable torpeur fini par m'envahir.
Je m'éveillai le lendemain, à l'aube, assis contre la porte de la chambre condamnée. Les flaques d'eau que j'avais vu cette nuit avait séché sans laisser de trace - pour autant, évidemment, qu'elles aient réellement été là.
Perdu, fatigué, j'eus soudain l'irrépressible envie de m'enfuir. Je sautai sur mes pieds, laissai un mot à Madame Hudson pour lui dire que je sortais et m'habillai en quatrième vitesse.
L'air était frais pour un mois de mai. Les mains dans les poches, j'arpentai des rues au hasard, priant pour ne rencontrer personne que je connaissais.
Ce qui était arrivé ces deux dernières nuits - ou, du moins, ce que j'avais cru qui était arrivé - était impossible. Impossible. J'étais médecin. Un homme de science. De raison. Je ne pouvais pas me laisser influencer par les mêmes fantasmagories que Doyle, mon éditeur, qui me rabâchait sans cesse des histoires de spiritismes et de fées photographiées.
C'était donc impossible, tout avait une explication parfaitement logique. Voilà.
Alors pourquoi, pourquoi cela semblait-il si vrai ?
Je m'arrêtai brusquement à un croisement, à côté d'un parc encore désert à cette heure matinale. Une douce musique flottait dans l'air. Un violon.
Je la suivis sans y penser, plongé dans des souvenirs qui semblaient appartenir à une autre vie. Des soirées au coin de la cheminée. Un détective jouant pour m'endormir. Un sourire complice, quelques pas de danse esquissés...
La musique s'arrêta brusquement. J'étais arrivé en face du violoniste, un vieux mendiant tout vêtu de noir. Les rides étaient si profondes sur son visage fripé que sa peau m'évoquait un journal froissé. Il portait des lunettes aux verres fumés, m'empêchant de distinguer son regard. Était-il aveugle ?
- Mon bon docteur, dit-il d'une voix douce et grave, vous semblez avoir perdu quelque chose. Ou quelqu'un.
Je ne répondis rien, ne sachant quoi dire. Il sourit gentiment et rangea son violon dans un étui aussi rouge que le sang. Je commençai à me sentir mal à l'aise, sans trop savoir pourquoi. Peut-être parce que les passants qui circulaient autour de nous, de plus en plus nombreux, ne nous jetaient pas un seul regard, comme s'ils ne s'étaient pas aperçu de notre présence...
- Vous avez de la chance, reprit le violoniste en se levant.
Il était grand, plus grand que moi, et très fin. Le vent qui jouait dans ses haillons dessinait une silhouette si maigre que j'aurai crains qu'elle ne se brise, s'il ne dégageait pas une telle assurance.
- De la chance ? répétai-je en retenant un mouvement de recul.
- Oui, souffla-t-il. Car je peux vous aider. Vous l'avez vu, n'est-ce pas ? Ne niez pas, je sais reconnaître le regard d'un homme hanté. Vous l'avez vu cette nuit... Peut-être même celles d'avant...
- Qui ? balbutiai-je, sachant pertinemment de quoi il s'agissait.
- Le fantôme de celui que vous avez perdu. Son âme, son esprit, désespérément accroché à ce monde-ci. Vous pouvez encore le sauver, vous savez.
Cette affirmation se planta dans mes pensées comme un tison ardent.
- Comment ?! criai-je presque en lui l'attrapant par les épaules.
J'avais cru avoir accepté la mort de Holmes, mais de toute évidence, je m'étais trompé. Au moindre petit espoir, à la moindre minuscule possibilité de le revoir, mes résolutions s'effaçaient comme un reflet sur l'eau troublée.
Il se mit à rire d'une façon lente, inquiétante, qui m'évoqua un loup de conte de fée, une de ces créatures sauvages cachées dans les bois, déguisées en humains, prêt à tout pour faire quitter aux passants leurs chemins.
- Certaines âmes sont particulièrement forte, expliqua-t-il en se dégageant. Elles restent dans notre monde pendant quelque temps, coincées entre la vie qu'elle refuse de quitter et la mort qui cherche à les atteindre. Tant que le corps n'a pas été trouvé, tant qu'il n'a pas été incinéré ou enterré sur une terre sacrée, il reste encore un lien entre lui et l'esprit... Un lien que je peux raffermir. À un certain prix.
À cet instant, il fronça le nez et ses lunettes bougèrent brièvement. J'eus la vision fugitive de deux yeux rouges, sans iris, sans pupilles, deux yeux me fixant comme s'ils voulaient me dévorer.
- Qui êtes-vous ? soufflai-je. Quel prix ?
- Allons, Docteur, s'amusa-t-il. Je suis certain que vous connaissez la réponse à ces deux questions. Acceptez-vous ce marché ?
- Non, balbutiai-je. Non !
- Réfléchissez-y. Réfléchissez-y bien. Plus le fantôme est visible, plus il est proche de l'Autre Monde. Lorsque vous pourrez le toucher, alors il sera trop tard. Et le vôtre est déjà presque visible, n'est-ce pas ?
Je songeai aux bruits de pas, à la porte déverrouillée et à la respiration entendue, tout près de moi.
- Il vous suffira d'accepter... souffla le vieillard. N'importe où, n'importe quand, tant qu'il n'est pas trop tard...
Il rit de nouveau et se baissa pour ramasser son violon. Une cloche sonna quelque part, me faisant tourner la tête. Un courant de vent froid me fit frisonner.
Le temps que je me retourne vers lui, le violoniste s'était enfui.
~
J'attendis dans le salon, cette nuit-là, les rideaux ouverts et la lumière éteinte. Mon révolver était chargé, mais je l'avais posé sur le manteau de la cheminée, certain de ne pas avoir à m'en servir. D'abord parce qu'il est des choses que les balles ne peuvent pas atteindre. Ensuite parce que j'étais persuadé au fond de moi de connaître la personne qui venait me visiter si tard, et que cette personne ne m'aurait jamais fait de mal.
Du moins, de son vivant, évidemment.
J'attendis, longtemps, longtemps, jusqu'au dernier coup de minuit. L'horloge n'avait pas fini de sonner qu'un grondement familier se fit entendre, plus fort que la dernière fois, presque aussi fort que celui qui résonnait réellement aux chutes de Reinchenbach, bien loin de là.
Un filet d'eau s'insinua sous la porte fermée de la chambre. Il s'étendit en flaque, avançant petit à petit, grignotant le parquet, puis le tapis.
Un bruit métallique se fit entendre, celui d'une serrure en train d'être crochetée. Je me levai et marchai d'un pas décidé vers cette maudite porte, la clef à la main. J'en aurais le cœur net.
Mes pieds clapotèrent dans l'eau glacée. Le son métallique s'interrompit. Par-dessus le roulement de la cascade, je crus entendre une respiration agitée, tout près.
J'enfonçai la clef dans la serrure et la tournai deux fois. Mais au moment où j'allais poser la main sur la poignée, elle s'activa d'elle-même. Je reculai d'un pas.
La porte s'ouvrit brusquement.
Il était là.
Sherlock Holmes, mon Sherlock Holmes, celui que j'avais perdu au fond d'un gouffre lointain. Il me regardait d'un air triste et grave, le visage presque dissimulé par les trombes d'eau qui en dégoulinait sans cesse, comme s'il se trouvait sous une pluie battante que je ne pouvais apercevoir. Son teint était blême, ses yeux rougis, ses lèvres bleues. Il portait les mêmes vêtements que lorsque nous nous étions quittés, mais déchirés à plusieurs endroits et si gorgée d'eau qu'ils luisaient presque sous le reflet de la lune.
Lorsqu'il ouvrit la bouche, un torrent transparent s'en échappa. Il toussa plusieurs fois, lâchant la poignée de la porte pour se plier en deux, puis s'essuya vainement les lèvres et se redressa.
- Je ne pouvais pas partir sans vous dire au-revoir, mon cher Watson, murmura-t-il doucement.
Sa voix me parvint troublée, comme étouffée par un mur épais, mais je l'aurais reconnue entre mille.
- Non... balbutiai-je ne m'approchant. Non, Holmes, vous ne pouvez pas partir !
- Je suis désolé... soupira-t-il.
Il me semblait qu'il pleurait, même si c'était impossible à dire, à cause de l'eau qui continuait à ruisseler sur sa peau.
- Je suis désolé... répéta-t-il.
Et je compris qu'il s'agissait d'un adieu, un réel adieu et qu'il allait s'en aller cette fois, disparaître pour de bon. Une panique monstrueuse s'empara de moi. Il ne pouvait pas me laisser comme ça ! Il ne pouvait pas m'abandonner ! Et il ne pouvait pas cesser d'exister, pas lui !
Il me sembla entendre quelques notes de violon s'étirer dans la nuit, couvrant momentanément le bruit de la cascade.
Le vieil homme aux yeux rouges s'imposa à ma mémoire.
- J'accepte, lâchai-je brusquement.
Holmes ouvrit des yeux ronds, terrifiés.
- Non ! cria-t-il, crachant à chaque mot un mince filet d'eau. Non, John, non !
Mais il était déjà trop tard, il le savait comme moi. Un rire résonna dans la pièce, supplantant petit à petit tous les autres sons. Il s'agissait de celui du violoniste, évidemment.
- Non ! gémit Holmes en se laissant tomber à genoux, le visage dans les mains.
Je voulus me pencher vers lui, mais une nausée soudaine me pris. Ma vue se voila de taches noires. Mes forces m'abandonnèrent d'un coup. Je sentis à peine le sol entrer en collision avec ma joue.
- Non... répéta la voix lointaine de Holmes.
Une main se posa sur ma poitrine, puis un grand déchirement m'envahit, si violent qu'il disloqua mes pensées.
Ensuite, une profonde obscurité, peuplée d'un rire persistant.
Puis plus rien que le néant.
~
Je m'éveillai dans mon lit, sous la chaude lueur du soleil d'été. Madame Hudson, l'air profondément inquiète, se tenait à mon chevet.
- Docteur ! s'écria-t-elle, soulagée, en me voyant ouvrir les yeux. Vous m'avez fait une peur bleue !
- Madame Hudson... marmonnai-je ne me redressant difficilement.
Je ne pus retenir une grimace de malaise. Quelque chose n'allait pas, quelque chose de grave que je n'arrivais pourtant pas à identifier.
- Je vous ai retrouvé en bas, évanhoui sur le parquet, continua ma pauvre logeuse en ajustant les coussins pour m'aider. Il y a eu une fuite dans les canalisations cette nuit et une partie du salon s'est faite inonder. Vous avez dû glisser...
Le visage blême du détective mort passa devant mes yeux. M'étais-je cogné la tête assez fort pour imaginer tout cela, ou l'avais-je réellement vu, devant moi, dans ses habits de noyé ?
À la première occasion, je descendis au salon. La porte de la chambre était grande ouverte. Les meubles avaient été poussés sur les côtés pour éviter la flaque d'eau qui gondolait déjà le parquet. Une tâche humide défigurait aussi le plafond.
La clef n'était plus dans la serrure. Elle était posée sur l'oreiller de Holmes, lui aussi trempé - ce qui ne faisait aucun sens. L'eau n'avait pas pu gicler si loin et ne toucher qu'une si petite partie du lit...
Mais le plombier est venu cette après-midi. Il a confirmé qu'une canalisation avait bien cédé durant la nuit, à cause de la rouille et d'autres éléments que je n'ai pas écouté.
La nuit est retombée alors que j'écris ses mots. La porte de la chambre est grande ouverte. La clef posée devant moi.
Je n'aurais jamais dû revenir à Baker Street.
Je m'en irai demain et ne remettrai plus les pieds ici.
~ ~ ~
La page suivante est différente et l'encre semble plus récente.
Je suis revenu à Baker Street hier et ai trouvé ces feuilles dans ma table de nuit. Je les ai relus cette nuit, à la lueur de la bougie.
Trois longues années se sont écoulé depuis ce terrible mois de mai. Trois ans durant lesquels j'ai fui cet appartement, trop intimement lié à mon ami disparu.
Trois ans durant lesquels je n'ai jamais repensé à ce qui m'était arrivé, au violoniste en noir et au fantôme blême. J'ai toujours, parfois, cette impression subite que quelque chose ne va pas, que quelque chose me manque, quelque chose de grave, de terriblement important, mais j'ai appris à vivre avec.
Holmes est revenu hier, bien vivant, prêt à chasser ses ennemis et reprendre sa place au cœur de la citée comme à mes côtés. À la lueur de son retour, ces souvenirs de mai ressemblent à un rêve fiévreux, lointain et décousu. J'ai failli les jeter ou les brûler, gêné par ces délires morbides, mais je n'ai pu m'empêcher d'interroger Holmes avant, poussé par un je-ne-sais-quoi d'inquiétant.
Je lui ai demandé de me raconter en détail ce qui s'était produit à Reichenbach. Il m'a dit qu'il n'était jamais tombé dans ce gouffre, qu'il y avait poussé Moriarty et qu'il avait escaladé la falaise pour échapper à un tireur embusqué.
Mais je me souviens parfaitement de cette falaise et de ses empreintes de pas tombant dans le vide. Je me souviens avoir fait plusieurs hypothèses avec les policiers et plusieurs expériences prouvant qu'il ne pouvait pas être remonté sans laisser plus de trace.
J'ai insisté. Il s'est troublé, hésitant, et j'ai vu dans ses yeux l'incertitude qui l'habitait. Il ne savait plus. Il ne l'avouerait jamais, mais il ne savait plus ce qui s'était produit là-bas. Il n'avait pas escaladé cette falaise, il n'avait pu descendre que par en bas, par le ventre bouillonnant de la cascade. Mais comment avait-il survécu ? Je pouvais presque lire l'interrogation sur ses traits. Comment ? Comment ?
Puis un violon a résonné dans la rue, en contrebas. Holmes a continué à parler, comme s'il ne l'entendait pas. Cela fait des heures, maintenant, et le violon chante encore, liant entre elles les notes lentes d'un requiem.
Peut-être ai-je rêvé tout cela. Peut-être pas.
Mais si au jour de ma mort, à mes derniers instants sur terre, j'entends un violon jouer...
Non, même ainsi, je partirai sans regret.
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