Evidemment, je me suis endormi sur le canapé. Je suis courbaturé et l'espace d'un instant je ne sais plus où je suis.

- Salut ! Tu as raté le café et la chocolatine, se moque gentiment Sylvie.

- Il fallait me secouer ! ralé-je comme si c'était de sa faute.

- J'espère que tu es plus aimable avec tes conquêtes le matin !

- Elles ne sont plus là le matin, tenté-je de me rattraper après cette remarque déplaisante. Désolé Sylvie. Il est tard ? 

- Presque 19h, pourquoi ?

- Merde ! J'avais prévu de passer chez Tom et Matt leur amener les cartons et revenir après. Je vais devoir changer mes plans et cela m'énerve.

- Ton corps t'a trahi, mon bonhomme ! Appelle-les,  nous aviserons après.

Je prends mon téléphone et obéis immédiatement sous le regard bienveillant de Sylvie.

- Salut ! Vous en êtes où tous les deux ?

- Nous sommes  à la maison depuis quelques heures. La petite est avec nous. Ce n'était plus possible de la laisser là bas, je t'expliquerai, me dit Tom. Est-ce que tu as eu ta pote pour les fringues? Ils nous ont filé un pantalon et un sweat à l'hosto mais c'est tout...

- Je suis chez elle justement. En fait,  j'avais prévu de passer chez vous et je me suis endormi comme une merde sur le canapé !

- J'ai fait pareil tout à l'heure mais sur la table de la cuisine, compatit-il. Tu passes quand ?

- Sylvie a préparé à bouffer pour un régiment. Elle vient de me chuchoter que, si vous êtes d'accord, elle peut  venir avec moi. On mangera ensemble.

- C'est que ici au niveau des repas, c'est pas facile ! Lapuce... Enfin vous verrez puisque vous venez.

La voix de mon ami est hésitante, gênée.  Rien à voir avec l'homme que je connais.

- Tom ? Ça va ?

- Oui, Peter... Ça va, ne t'inquiète pas ! C'est juste que c'est pas évident... Elle est tellement, je sais pas comment dire...

- Et Matt, il est comment ? Il t'aide ? questionné-je.

- Oh, oui ! Il est impeccable avec elle.

- Ok, je suis là dans dix minutes. Tu veux que je vienne seul ? Ça ne posera pas de problème, Sylvie comprendra...

- Peter, elle nous aide... Je ne veux pas te mettre dans une mauvaise position vis à vis d'elle !

- C'est ma meilleure amie, Tom ! Elle était éduc. Je crois qu'elle est à même de comprendre...

- Alors, explique-lui s'il te plaît. Matt et moi sommes conscients qu'on va avoir besoin d'aide. Mais pour l'instant...

- Ok, j'arrive.

Je me retourne vers Sylvie. Elle a préparé un sac avec des boîtes.

- Sylvie, je ne sais pas quoi dire...

- Peter, arrête. Il y a juste à faire réchauffer. Va les rejoindre, ils ont besoin d'un ami.

- Merci ! Ton mari et tes filles ont beaucoup de chance, beauté ! Tu seras d'accord pour les conseiller, s'ils perdent pied ?

- Bien sûr. File et  sois prudent ! Si tu dis "oui maman " ce n'est pas la peine de me rappeler, plaisante-t-elle.

- Bises beauté ! Je t'appelle très vite !

Tom avait l'air d'être tellement mal, perdu. Tout est de ma faute, si je n'en avais pas parlé, si je n'avais pas envisagé cette possibilité, il n'en aurait jamais discuté avec Matt.

Le portail est ouvert, je rentre donc la voiture.  La porte s'ouvre sur un Matt qui sort dans la cour où il allume une clope.

- Tu m'en offres une ? lui dis-je bêtement.

- Non ! Cela fait deux ans que tu as arrêté, répond-il, la voix fatiguée. Continue. Tom me parle de plein de choses ! Rassure-toi, nous allons bien Peter. Nous découvrons juste à quel point l'être humain est pourri. Je vous rejoins. Ne parle pas trop fort, lapuce est très vite effrayée!

- lapuce ? C'est un nom de chien, ça ! fais-je remarquer en me dirigeant vers la maison.

J'y découvre Tom,  assis dans son fauteuil,  silencieux. La petite est assise par terre, les genoux remontés jusqu'au menton. Elle fixe la télé.  Elle regarde dans ma direction, et je la vois immédiatement se tendre. Tom la regarde.

- N'aie pas peur, c'est Peter. Il est très gentil, il ne te fera jamais mal.

La voix de Tom est d'un calme, d'une douceur que je n'ai jamais entendu auparavant. J'ai peur qu'avec ma grosse voix grave et forte elle parte en courant. Tom vient à mon secours.

- Il a une grosse voix, mais il est gentil, dit-il en souriant comme s'il avait entendu mes pensées.

Elle le fixe, attentive, puis sourit en hochant la tête. Je m'approche, m'accroupis pour être à sa hauteur et tout en essayant de parler le plus doucement possible, je lui tends ma grosse main.

- Bonjour. Je suis très heureux de te rencontrer. Si tu ne veux pas me tendre la main, ce n'est pas grave !

- Tu as juste l'air d'un con ! Mais bon ça,  c'est pas nouveau ! Et Matt me donne une petite claque sur l'épaule.

Elle est centrée sur lui, tout sourire, je m'attends presque à la voir rire aux éclats. Apparemment la voix de Matt, forte et moqueuse ne la dérange pas !

Il s'assoit par terre à côté d'elle, se rapprochant d'elle au plus près puis d'une voix tout douce, cajoleuse, il lui chuchote.

- Tu me ferais plaisir si tu lui donnais un tout petit bisou. Il le mérite crois-moi. Et il vient très souvent ici.

Elle l'écoute,  puis se tourne vers moi. Je ne bouge pas, je ne sais même pas si je respire encore en fait. Puis elle se met à genoux et elle me fait une bise sur la joue, très vite et reprend sa place à côté de Matt.

- Merci.

Ma voix n'est qu'un filet. Putain ! Je n'avais pas ressenti une telle émotion depuis très longtemps !

- On la vide ta voiture ? Ou tu veux le faire tout seul ? intervient Matt qui a senti mon trouble.

- Le coffre est plein de cartons et la bouffe est sur la banquette.

- C'est parti ! Parce que je sais pas vous mais moi j'ai faim !

- Matt, tu as toujours faim, ajoute Tom.

Cinq minutes après, ils atterrissent dans la salle sous le regard intrigué de la petite. Matt a été poser les boites au frigo et je sens un malaise. Qu'est ce qui se passe ? Ils ont l'air gênés tous les deux.

- Quoi ? Allez tous les deux... Crachez le morceau !

Tom se triture les doigts comme un gamin penaud. Il n'arrive même pas à me regarder en face !

- Tom ? Matt ? Vous me faites flipper là avec vos manières.

Matt se lance.

- C'est pas facile à dire.

- Putain, les mecs vous m'avez dit que vous étiez homo ! Je pense que je peux tout entendre maintenant !

Ils éclatent de rire tous les deux. Ouf !

- Elle a un comportement de petit animal sauvage avec la bouffe ! C'est un peu flippant !

- C'est-à-dire ?

- Elle n'a sûrement jamais mangé à table. On devait lui filer à bouffer de façon aléatoire ! Donc, elle se jette sur la bouffe, avec les doigts et sous la table. C'est un peu bizarre à voir !

- Bordel ! C'est pour ça que vous étiez gênés pour Sylvie ? Et pour moi ? Je m'en fous je peux faire plein de bruits en bouffant vous savez !

- T'es vraiment con ! s' esclaffe Matt.  On t'aura prévenu !

Nous passons dans la cuisine. Pendant que Tom fait réchauffer le repas, j'aide Matt à mettre le couvert. Il attrape trois assiettes et un bol. Il remplit celui-ci, le pose par terre. Nous nous asseyons tous les trois.

- Lapuce, viens manger ! appelle-t-il.

On attend. Matt se lève et va mettre de la musique.

- Faites comme si de rien était. Je crois que c'est mieux pour elle !

Cinq minutes passent, et je sais qu'elle rentre dans la cuisine. J'ai l'impression qu'aucun de nous trois ne respirent vraiment. Matt, juste à côté de moi et tellement tendu que les jointures de ces mains sont blanches. Son visage est tendu, sa mâchoire crispée. Puis j'entends comme un grondement de satisfaction, et le bruit de quelqu'un qui mange à pleine poignée, bruyamment, avec avidité. Je sens le corps de Matt se détendre, et bizarrement j'ai l'impression que toute cette angoisse que je sentais chez eux depuis mon arrivée est partie. Comme si, le fait d'avoir assisté à ce repas , m'expliquait mieux que n'importe quelle phrase que le combat à mener sera énorme.