Une coccinelle, Luca et l'imprévu
«Samedi 17 décembre»
; « 15h04 » ;
« 12 »
— Je déteste les vacances.
ARIEL JETA À Camille une œillade vaguement étonnée. Il feuilletait un dictionnaire Petit Robert – un surligneur jaune coincé entre son pouce et son index – glissant sur les définitions intéressantes, singulières et attrayantes. Son regard de jade balayait minutieusement les pages gribouillées. Camille adorait les annotations colorées, surlignées ou dessinées. En réalité, elles parsemaient ses livres et trouaient le papier beige. Les pages étaient cornées, pliées et abîmées. Ce constat désolait Alexis.
Peut-être : Marque la probabilité, l'éventualité, la vraisemblance, la possibilité : Il viendra peut-être demain. Peut-être a-t-il oublié ; suivi de que et de l'indicatif, en tête de phrase, peut être renforcé par bien : Peut-être bien qu'il sera arrivé avant nous. Anglais : perhaps ; maybe.
— Pourquoi ? l'interrogea Ariel, car c'est vraisemblablement ce qu'il attendait.
Camille soupira exagérément fort. Son dictionnaire claqua, un grommellement déserta ses lèvres et un sourire trop grand dévora son visage éternellement enjoué.
— Être en cours, c'est un peu comme bouffer des épinards toute la journée. Quand on a terminé, on est heureux : c'est un peu comme déguster une glace à la vanille. Elle est excellente, cette glace. En vacances, on se lève et on peut sauter les épinards et dévorer une glace à la vanille toute la journée, tous les jours. Au bout d'un moment, c'est terriblement fade et ennuyeux.
Un rire amusé fusa. Léger et enroué. C'était Mathis, un rictus affable errant sur ses lèvres charnues. Il était vêtu d'un pull informe – très rose et très pelucheux – probablement déniché dans un magasin hasardeux. Sa chevelure frisée se dandinait énergiquement au sommet de son crâne. L'adolescent jouait aux petits chevaux avec Alexis, une valise en guise de table et des légos en guise de pions (les chevaux avaient été disséminés à Saint-Charles il y a maintenant plus d'un an et une légende racontait qu'ils apparaissaient près du lac à chaque pleine Lune).
— Est-ce que tu compares les cours aux épinards et la fin des cours à une glace à la vanille ?
— Grossièrement, oui, admit Camille, tandis qu'Ariel bouclait difficilement sa valise.
Le brun enfila ses vieilles Timberland et jeta un œil à la montre commune – un vieux bracelet vert, scotché au mur, au cadran brisé et où s'étalait en fond un autocollant snoopy. Dans quelques heures, il serait chez lui et abandonnerait Saint-Charles pour Noël. À l'extérieur, le froid était particulièrement mordant et le ciel morose crachait une bruine glaciale. La forêt de pins n'était plus qu'un vieux bain boueux aux ronces florissantes, lassées par le temps et aux épines rêches et ennuyées.
— Camille ? marmonna Ariel en examinant son colocataire, pensif. Tu ne fais pas ta valise ?
Un soupir lui répondit. Les épaules cambrées et le nez retroussé – regard fuyant, lèvres ourlées en un rictus contrarié – Camille semblait hésitant. Derrière Ariel, Mathis expira lentement et grogna lorsque son adversaire lui balança un légo à la figure. Alexis fredonnait du Fall Out Boy, deux dés virevoltant entre ses doigts agiles et galopant sur le plateau des petits chevaux.
— Je reste à Saint-Charles, Mermaid, annonça Camille en saisissant son dictionnaire, las. Ma présence est rarement tolérée à Noël.
— Tu ne peux pas rester seul ici pour Noël ! s'insurgea Ariel.
Inenvisageable, déprimant ! Ariel visualisait parfaitement Camille, sirotant avidement son whisky au café et jetant à la montre commune regards torves et désespérées, l'ancestrale radio beuglant une chanson assommante et démoralisante. Ses sourcils se froncèrent et il humecta péniblement ses lèvres.
— Tu peux venir chez moi. Je préviens mes parents, on prend ta voiture et on part. Sinon, je reste à Saint-Charles.
Camille abandonna ses définitions, abasourdi. Un grand sourire fendit son visage en deux et – étrangement – il acquiesça, cet air malicieux noyant ses prunelles embrumées et embellissant son visage resplendissant. Son regard était semblable à une constellation flamboyante, complexe et éclatante.
; « 17h13»
Ses parents n'avaient pas été très difficiles à convaincre (« c'est un ami, il m'a beaucoup aidé. Il ne peut pas rester seul pour Noël ! ») malgré quelques répliques houleuses (« je sais, maman, c'est une fête familiale. Mais si tu refuses, tu culpabiliseras toute ta vie à l'idée d'avoir refusé à ton fils unique la présence de son ami. Non, je n'exagère pas ! ») et quelques questions embarrassantes (« Non, il ne fume pas, papa. Quoi ? Non, il ne se drogue pas non plus ! » ; « je ne connais pas les détails de sa vie sexuelle mais je doute qu'il ramène qui que ce soit à la maison. »).
La peugeot ronronnait, bringuebalant sur la nationale bosselée et érodée par les intempéries, son coffre claquant faiblement et arrachant à la carcasse métallique quelques suppliques acérées. Les grilles de ventilation vomissaient un air tiède et saccadé et ne suffisaient pas à réchauffer l'habitacle. De la radio, un air de fox-trot s'égrenait, guilleret et langoureux – certes un peu vieillot, mais relativement entraînant. Sa tête roulant et dodelinant contre le siège éventré, Ariel souriait. Cette fameuse risette bancale, mignonne et enfantine, qui dissimulait momentanément son air méprisant et ses prunelles flamboyantes. Une couverture étriquée – dénichée dans la boîte à gant – recouvrait ses jambes tremblotantes.
— On a un problème, annonça Camille, les sourcils froncées et ses mains crispées sur le couvre-volant – orange, cette fois-ci.
— Si tu as oublié ton thermos, il est hors de question que l'on...
Un bruit inquiétant interrompit Ariel. Glauque, fatigué, strident – mauvais, ça. Le ronronnement soporifique du moteur s'estompa et un couinement criard arracha un violent soubresaut à la peugeot. Une seconde plus tard, le voyant moteur s'alluma en rougeoyant. Camille eut un haussement d'épaules las, légèrement blasé.
— Arrête-toi ! glapit Ariel, les yeux exorbités et une main agrippée au siège.
— Il y a un parking à cinq cents mètres, Mermaid. La voiture ne va pas exploser, calme toi.
Ariel ronchonna, murmurant quelques paroles indistinctes, une lueur fiévreuse agitant son regard d'azur. À l'instant même où Camille coupa le contact, il bondit à l'extérieur et s'écrasa lamentablement sur l'asphalte détrempé, ses jambes enchevêtrées dans la couverture trouée et étriquée. Le blond éclata de rire.
— Je te hais, Camille.
Un « clac » sonore retentit et les adolescents sursautèrent malgré eux. En face d'eux était garée une voiture coccinelle, ses essuie-glaces grattant énergiquement et inutilement le pare-brise fissuré. Un jeune homme était négligemment assis sur le capot bombé, une jambe se balançant dans le vide en un mouvement hypnotique et un rictus goguenard dansant sur ses lèvres. Entre ses doigts, un téléphone portable, braqué sur les deux garçons.
— Désolé, s'excusa t-il, mais cette chute... Mémorable. Et ta tronche, magique.
Lentement, Camille rejoignit Ariel et se baissa, une main contre sa bouche et une étincelle amusée faisant luire son regard très vert.
— Ne bouge pas, c'est un psychopathe, son acuité visuelle est basée sur le mouvement, chuchota t-il.
L'intéressé eut un petit rire amusé, doux et étonnamment dénué de mépris. Un rire sincère, rare. Il ne semblait pas embarrassé ou penaud, simplement ennuyé. Ses cheveux noirs étaient ternes, deux cernes mauves alourdissaient son regard délavé et il arborait un gilet gris très long. Ses mains étaient bandées et un pansement barrait l'arête de son nez. Il avait cet air serein, authentique, parfaitement sûr de lui. Peut-être un peu trop. Si son allure négligée n'inspirait pas l'empathie , son aplomb, lui, inspirait confiance.
— Vous voulez attendre une dépanneuse ici ou je peux faire quelque chose pour vous ?
— On va s'en sortir, balbutia Ariel en jetant à Camille une œillade courroucée – le garçon, opinait du chef, soulagé – et se renfrogna lorsque le regard du brun lui perfora le crâne.
Camille avait les bras croisés, ses prunelles survolaient l'endroit : un parking sordide, éraflé par la nicotine, déparé par les déchets et noyé sous les effluves nauséabondes de diesel. Un peu plus loin, une fillette aux bottes Winnie l'Ourson s'engouffra dans les toilettes, d'où se déployait une odeur abject et un carrelage crasseux. L'enfant se pinça l'arête du nez en une mimique écoeurée, le regard hasardeux. Puis, elle se dandina fébrilement et finit par capituler, enroulant une main dans la manche de son k-way et tirant sur la poignet métallique des WC.
— J'ai pas un rond, Ariel, souffla Camille. Je préfère abandonner la voiture ici avec un panneau « volez là, s'il vous plaît » plutôt que de dépenser une somme astronomique pour régler un énième problème moteur.
Ses lèvres tanguèrent, frétillèrent puis s'ourlèrent en un sourire colossal, rongeant son air fébrile et désemparé. Ses yeux s'envolèrent un peu plus loin, frôlant une silhouette filiforme, adossée à une coccinelle, particulièrement las. Le jeune homme à la chevelure sombre tripotait machinalement le septum pendouillant à son nez, ce petit sourire effronté flottant sur ses lèvres.
— Hors-de-question, tonna Ariel en interceptant son expression hésitante, soulagée. Ce type est bizarre.
— Un bizarre joli, Mermaid.
Camille le planta là, avec son sourire très grand, son aisance extraordinaire et sa détermination impromptue, hélant le jeune adulte au sourire impertinent et au gilet trop large.
— Je n'irais pas dans cette voiture, Camille !
; « 18h02» ;
Recroquevillé sur la banquette arrière d'une coccinelle étonnamment propre, Ariel bougonnait, son index grattant le cuir abîmé. Luca – car leur chauffeur avait un prénom (« je m'appelle Luca, Luca sans S ») – avait poussé le chauffage à fond. L'habitacle suait – littéralement –, les fenêtres arboraient une buée opaque, l'air était étouffant, suffocant – mais le jeune homme s'en fichait royalement. Sa voiture, son royaume, point. Un sapin désodorisant vacillait, accroché au rétroviseur intérieur, une paire de seins dessinée au feutre ornant sa surface aux senteurs entêtantes. Ariel soupira et Camille lui jeta un regard torve, blasé quant à son attitude rébarbative. Un air mutin, une tranquillité déconcertante et un sourire désabusé moulant ses lèvres, Luca était bien trop calme – ou bizarre, mais un bizarre joli – pour être la cible de ses répliques acerbes.
— Pourquoi tu ferais soixante bornes avec deux inconnus, gratuitement, en plus ? l'interrogea finalement Ariel, vaguement agressif.
Luca lui jeta un coup d'œil dans le rétroviseur. Ses orbes pâles harponnèrent l'attention du brun et lui clouèrent un instant le bec.
— Un jour, mon frère m'a insulté de connard égoïste et nombriliste, exposa-t-il calmement, et il parlait lentement, son regard polaire plus distant que jamais, sa voix, grave et rocailleuse, et deux cernes proéminentes ternissant son visage à l'expression enjôleuse. Je souhaite lui prouver le contraire. C'est pas la meilleure méthode, mais c'est déjà pas mal, non ? Je sais que je suis outrecuidant avec les gens.
Ariel oublia un instant son malaise, la chaleur insupportable et le « désodorisant nichons ». Un sourire tordu fleurit sur sa bouche et il lança à Luca un regard interloqué, ses lèvres dévoilant ses incisives bancale et une main frôlant l'arête de son nez. Finalement, il se laissa choir sur la banquette et sa tête rebondit contre l'appui-tête molletonné.
— Tu as vraiment dit « outrecuidant » ?
Luca balbutia, ses joues s'embrasèrent, sa sérénité s'estompa un instant, l'ambiance pluvieuse et emmitouflée s'allégea brutalement et un rire brisa le silence. Un rire impétueux, spontané, culotté. Camille, ses gestes passionnées, ses pommettes rosâtres, son nez bosselé, son regard permutant entre Luca et Ariel. Légèrement provocateur.
— Luca, excuse-le.
Camille lui fit un clin d'œil enchanté. Ses fossettes – diablement charmantes – renforçait la beauté de son éblouissant sourire.
— Ariel a peur de l'imprévu, je m'en occupe.
;« 18h58» ;
Bourg-achard. Ville normande, petite, pittoresque, pluvieuse et déprimante – animé par le marché, les piaillements des pigeons et les ragots puérils. Camille et Ariel toisaient un petit édifice à colombage, une barrière défigurée par la rouille claquant et couinant sinistrement à quelques mètres et dissimulant à peine un jardin boueux où fleurissaient autrefois plantes luxuriantes, herbe grasse et orties désagréables. Une balançoire chancelait sous l'assaut d'un vent aigre, glacial et vivifiant. Luca avait déposé les garçons quelques minutes auparavant, Camille lui avait soutiré son numéro de téléphone et ils s'étaient quittés en plaisantant.
— Ce n'est pas grand-chose mais j'espère que...
— Pas un mot de plus, Mermaid, murmura Camille en enroulant un bras autour de ses épaules. Ce noël sera fantastique.
;« 22h19» ;
La soirée avait été riche, partagées entre étreintes étouffantes, questions incessantes, sourires mal à l'aise, reproches déplorables et anecdotes amusantes. Une ambiance familiale – chaude et feutrée – animait ses retrouvailles d'éclats de rire et de répliques mordantes. Ariel était heureux, sa mère n'arborait plus ce teint livide, cette chevelure échevelée et ce regard fatigué, morne et désappointé. Son père était fier, le torse bombé et les yeux brillants d'une joie poignante. Son rire était semblable à une explosion gutturale, sincère et profondément contagieux.
Camille n'avait pas été gêné, honteux ou embarrassé une seule seconde. Sa moue séduisante, ses lèvres frémissantes, son sourire incommensurable et son incroyable aisance avaient joué en sa faveur. Et Ariel l'avait observé, intimidé. Camille avait eu, une nouvelle fois, ce charme abstrait et vaporeux, ces gestes pressés et enflammés, son ton railleur et galvanisé. D'un charisme désarmant. Et Ariel avait souri, longuement, car il avait espéré être le satellite d'une planète aussi éclatante que la sienne, et il lui semblait avoir réussi.
; « 00h26» ;
Assis sur une chaise en bois en un équilibre précaire, ses jambes balancées par dessus la chambranle de la fenêtre, Camille fumait, un nuage grisâtre et pestilentielle lui chatouillant les lèvres. La brise lui picotait la peau et rougissait ses pommettes, une lueur orangée drapait son visage pensif et soulignait la galbe de ses lèvres gourmandes. Une couverture nuageuse masquait le ciel et fracturait les rayons de la Lune en quelques rais épars et lumineux. Spectrales.
— Ariel, Luca sans S était un bizarre joli, tu sais, lança t-il soudainement, réveillant le brun, qui somnolait depuis déjà un moment sur son lit. Toi aussi, tu es un bizarre joli. Mais t'es aussi un bizarre paumé et un peu effrayé. T'es le genre de type qui se cache sous la couette quand il a peur, Mermaid. Et moi, je suis le genre de type qui ne peut s'empêcher de regarder quand il a peur.
Les sourcils froncés et la respiration hachée, Ariel se redressa maladroitement, groggy. Camille lui faisait-il un reproche ? Devait-il prendre des initiatives, abandonner son organisation vouée à contrer les événements inopinés ? Il n'était pas sûr de comprendre, la confusion noyait ses orbes bleutées et il n'osait pas riposter, la gorge sèche et l'estomac noué. Son éternel manteau vert gonflé par le vent, Camille balança son mégot en une pichenette ajustée, ses doigts pianotant fébrilement sur son jean déchiré.
— J'aimerais que tu aies le courage de regarder toi aussi, Ariel. J'aimerais que tu repousses cette stupide couette et que tu accueilles l'imprévu et la peur qu'il peut engendrer. Que tu lâches du leste.
Un nœud de la taille d'une balle de golf obstruant sa gorge, Ariel détourna les yeux, les épaules voûtées et les poings serrés. Camille l'avait cerné, percé à jour. Il était désolant, pathétique, avec son organisation millimétrée, son planning soigneusement préparé et son exaspération face à l'imprévu. Ariel comprit. Il n'était pas une étoile convoitant la Lune ; froide, envoûtante et mystérieuse – mais une étoile convoitant le soleil : éblouissant, attirant et incontestablement inaccessible.
corrigé — 16/03/2017.
correction 2.0 — 16/11/2017.
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