Révélation, un dictionnaire et de la papaye
« Dimanche 18 septembre »
AFFAISSÉ SUR UNE CHAISE en plastique verte et arborant un accoutrement bariolé, Mathis sirotait un verre où tournoyait un liquide pourpre, sa chevelure bouclée tressautant sur son front et ses doigts caressant le gobelet cabossé. En face de lui, Ariel avait calé le jerrican entre ses cuisses, à l'ombre du Petit Rocher, non loin du pénis âprement gribouillé. Le ciel – maussade et nuageux – crachotait un rayon ensoleillé. Apaisant et fébrile, il picotait la joue des adolescents, tel un baiser rugueux, chaud et inattendu. Mathis engloutit la fin de son verre, sa pomme d'Adam tressaillant à chacune de ses déglutitions, un filet rougeoyant gorgeant son menton où bourgeonnaient quelques boutons disgracieux.
Malgré tout, Mathis était beau, avec sa peau hâlée, son nez en flèche et sa chevelure hirsute.
Sur ses lèvres pulpeuses voguaient un sourire énigmatique, comme si il était le détenteur d'un secret inavouable, jubilatoire. Ses prunelles noires et mélancoliques s'enivraient du soleil, flamboyantes. Mathis n'était pas mignon, ni charismatique. Son ciré chatoyant, sa cravate ornée de hérissons grotesques et ses chaussettes trop hautes ne lui inculquaient pas un charme rocambolesque – non, l'ensemble n'était pas « joli » ou « amusant » ; il était harmonieux. Mathis resplendissait. Par son aisance, son rire enroué et sa façon d'être. Il faisait ce qu'il voulait, quand il le voulait et où il le voulait. Si une chemise violette – habituellement destinée aux femmes – lui plaisait, alors il l'achetait. Mathis aimait son café très fort, discréditer Trump, monopoliser la conversation ; mais par-dessus tout, il aimait sa liberté et n'avait pas besoin de l'approbation des autres pour savoir si oui ou non il était convenable de pisser sur la chaussée à deux heures du matin. Pour cela, Ariel lui vouait une admiration inébranlable.
— Arrête de sourire bêtement, Leira, tu me fous mal à l'aise, commenta Mathis en basculant sa tête en arrière, les yeux mi-clos et un rictus effronté jouant sur ses lèvres.
Désabusé, Ariel leva les yeux au ciel.
— Alors, Leira Rellum, parlez-moi de vous.
— J'aime le jus de papaye. À ton tour.
Un œil, deux, puis un regard interloqué. Mathis oscilla un instant entre la stupeur et l'hilarité. Ses prunelles sombres hurlaient son amusement et son épaisse chevelure bouclée se dandinait au sommet de son crâne. Finalement, il eut un éclat de rire sec et nerveux. Un sourire biscornu placardé sur le visage, Ariel s'inclina légèrement, fier.
— Je peux t'en obtenir une bouteille, si tu veux, proposa Mathis. Par contre, j'ai un peu peur que Camille ne verse son whisky à l'intérieur et ne souille la Sainte Papaye, mec. C'est un risque à prendre.
Sa réplique fut ponctuée d'un léger rire, ironique.
— À moi ? demanda-t-il.
Ariel acquiesça, les yeux plissés. Le soleil effleurait sa peau et jouait avec sa chevelure brune – légèrement cuivrée –, embellissant son teint d'ivoire. Une explosion mordorée luisait au fond de son regard bleuté. Emmitouflé dans un sweat un peu trop large, il se sentait particulièrement chétif, sa frêle silhouette balayée par le vent, une jambe repliée sous ses fesses. Mathis remuait sur sa chaise, ses genoux légèrement écartés. Ses cuisses fuselées remuaient sporadiquement et ses mains aux ongles rongés frottaient ses pommettes hautes, presque saillantes. Il paraissait gigantesque à ses côtés. Blasé, les yeux d'Ariel s'égarèrent un peu plus loin, et un soupir déserta ses lèvres entrouvertes. Il était beau, Mathis.
— Je déteste les préjugés, articula Mathis, les sourcils froncés.
— Tout le monde déteste les préjugés mais tout le monde en a, rétorqua Ariel en se renfrognant légèrement.
La bouche pâteuse, l'air ennuyé, son interlocuteur haussa ses larges épaules, tassé sur son siège. Il se rembrunit, humecta ses lippes, hésita puis exhala une longue bouffée d'air. Une mèche de cheveux chocolatée barrait ses iris noirs.
— Avant, j'étais gros, annonça t-il subitement, sec. Très gros, Leira.
Ses bras – ironiquement écartés – balayèrent son corps efflanqué, aux épaules creuses, au buste tonique et aux jambes sveltes. Bouche bée, le front plissé, Ariel attendit respectueusement la suite. Il ne s'attendait pas à ça et ne savait pas encore quel comportement adopter.
— Gamin, j'étais bourré de préjugés abjectes. Idiots, mais inoffensifs. Quelques années plus tard, j'ai commencé à grossir. Peu à peu, le regard des autres a changé, et je suis devenu le préjugé.
Ariel hocha silencieusement la tête. Parfois, les gens s'épanchaient et murmuraient, fébriles. Ils vomissaient leurs sentiments en un tourbillon dramatique, poignant. Ils se penchaient et déversaient à votre oreille leurs mots et leurs maux. Un regard écorché, les jambes flageolantes, les mains tremblotantes : leur peine se résumait en une tornade tumultueuse et impitoyable. Ariel était l'obstacle – abrupte et imposant – Mathis était la vague – lente et apathique – et ils priaient pour que le ressac ne soit pas violent, destructeur et immuable.
— Un jour, j'ai craqué, continua Mathis en se grignotant les cuticules, nerveux. Les humiliations, cette haine viscérale, ces remarques désobligeantes et ces regards pesants, accusateurs... J'ai hurlé. Littéralement. Il pleuvait, ce jour là. J'avais quatorze ans, et j'ai fui.
— Tu as fui, répéta Ariel, la gorge nouée.
— Pendant dix-sept heures, j'ai alterné la course et la marche. L'effort m'a fait gerber, la haine m'a fait jurer et la honte m'a tenaillé. Je suppose que ma vie a changé, ce jour-là.
Ariel visualisait parfaitement la scène. Mathis – son visage joufflu, ses hanches généreuses, son ventre bombé – et sa silhouette plantureuse et esseulée bravant la tempête, sa chevelure crépue adhérant à son épiderme ruisselant et ses phalanges blanchies par la rage.
— Je suis dés....
Un braillement outragé déchira le silence embarrassant, quelques oiseaux apeurés et indignés s'envolèrent en piaillant et Alexis jaillit des fourrées, une longue estafilade ensanglantée zébrant son avant-bras, une main la compressant douloureusement. Derrière elle, Camille piétinait rageusement les ronces, ses baskets trouées dévoilant une paire de chaussettes dépareillées, très épaisses et très laides.
— Salut, les chochottes ! s'exclama Alexis, enjouée malgré sa blessure.
Un rictus ironique jouant sur ses lèvres, Ariel secoua la tête, pensif. Il commençait à les apprécier, ces énergumènes. Son regard survola furtivement Camille. Ils n'avaient plus évoqué l'incident douche et Ariel n'avait pas osé insister. Un jour, peut-être, le blond lui expliquerait la raison de son étrange chagrin.
— Mermaid, on parlait justement du Ku Klux Klan et donc...
— Ne commence pas à être offensant où j'appelle la LICRA, ricana Mathis sous le regard consterné d'Alexis.
Il apprenait la courbe de leurs sourires, espiègle, énigmatique ou gigantesque. Il jouissait de leurs rires – enroué, mélodieux et amusé. Il n'était plus cette pièce du puzzle, complexe et distordue, bouffée par l'appréhension et au passé peu glorieux. Non, il s'emboîtait, complétait la toile et goûtait à la saveur de la vie, à Saint-Charles, dans une forêt de pins où les ronces, les orties et les insectes s'amoncelaient inexorablement sur un sol fangeux.
Dans un état déplorable – clairement affligeant, en réalité – se dressait fièrement une cabine téléphonique, un lampadaire vieillot soulignant sa carcasse métallique. Un parpaing grisâtre maintenait la porte entrebâillée et ses charnières déboîtées ruisselaient. Ses vitres en plexiglas étaient gribouillées, fêlées, et ornées de quelques jurons obscènes griffonnés au blanco. La cabine était un peu effrayante – située derrière Saint-Charles –, en retrait, trônant sur un carré de verdure minutieusement taillé. Au loin, un ruisseau sanglotait. Il était vingt-deux heures douze et Ariel reniflait, penaud.
Depuis dix jours, il ne téléphonait plus à ses parents. Ses répliques étaient acides, son ton circonspect et sa réticence, palpable. Distrait, il râlait, bougonnait, affirmant à ses parents qu'ils s'étaient « débarrassés du problème » en l'abandonnant à Saint-Charles. Alors, sa mère braillait, son père vociférait et l'adolescent raccrochait aussitôt avec rage, les lèvres pincées. Ce soir, la culpabilité lui oppressait la poitrine, aussi s'était-il faufilé hors de la chambre « 12 » pour s'excuser auprès de ses parents.
Ariel enjamba le parpaing, s'engouffra dans la cabine et décrocha le téléphone très imposant, très bleu, son câble métallique rouillé claquant contre le plexiglas.
Il composa un numéro, son index écrasant les touches argentées, érodées par les années, l'estomac noué et la respiration hachée. La tonalité – sourde et grésillante – frôla ses tympans. Son regard se fourvoya un peu plus loin – vers la végétation épineuse –, son cœur sursauta fébrilement, un mot happant violemment ses prunelles résignées. Une écriture mouvementée, fébrile et anguleuses, aux déliés souples et élégants : «peut-être». Soudain, un bruit mat lui arracha un cri apeuré et Ariel fit volte-face, les mains moites et les jambes flageolantes.
Il distingua Camille, assis sur l'asphalte détrempé, un dictionnaire aux pages gonflées calé sous son aisselle, une cigarette coincée entre ses lèvres. L'embout incandescent du bâtonnet illuminait la nuit telle une petite cerise flamboyante. Un halo rougeoyant habillait son visage éreinté et la lumière du lampadaire épousait la galbe de son corps, soulignant son nez bosselé et illuminant son regard d'un vert plus qu'élégant. Lorsqu'il expira, la fumée sortit en un seul jet, tournoya un instant puis s'évapora, embrassant l'air nocturne et pulvérisée par la pluie. Camille leva la tête, ses iris balayèrent son visage interrogatif puis s'envolèrent un peu plus loin, nébuleuses. Ses cheveux blonds n'étaient plus qu'une vieille serpillière délavée.
Le téléphone rejoignit aussitôt son support cabossé. Ariel trébucha sur le parpaing, jura, ignora la remontrance de son camarade et soupira exagérément fort. Il était blasé.
— La commotionnée alias Alexis n'a pas terminé sa campagne vengeresse, annonça Camille et écrasant son mégot sur le bitume. Elle a bousillé mon dictionnaire. Tu m'accompagnes chez Cerbère ?
Il était tard, il pleuvait, Ariel arborait un t-shirt immonde et un short en toile, quelques mèches éparses collaient à ses tempes et il se frictionnait les bras, transi de froid. Pourtant, il acquiesça gentiment. Camille s'était relevé, chancelant. Enfin, un sourire pharaonique dansa sur ses lèvres pâles. Ses joues se creusèrent, ses yeux se plissèrent et son charme – vaporeux, fascinant – voila son visage aux pommettes saillantes. Il était beau, avec ce charme flegmatique, cette beauté abstraite et ce rictus démesuré.
Les portes coulissèrent bruyamment, un « ding » sonore retentit, un paillasson raboteux cracha son habituel « Welcome » obséquieux et le propriétaire du Cerbère offrit à Camille et Ariel un sourire profondément las. Il n'était pas étonné. Dans un coin, une corbeille jaune exhibait quelques éclats brillants, aluminiums : des préservatifs. L'hélice du ventilateur tourbillonnait paisiblement, sa grille encombré de papier tue-mouches. Le distributeur bourdonnait et quelques ampoules vomissaient une lueur tamisée, angoissante. Le propriétaire fredonnait, une bière coincée entre ses cuisses frémissantes, un sourire germant sur ses lèvres inexistantes.
— Vous voulez quelque chose, les jeunes ? proposa t-il en adressant à Camille un clin d'œil grivois, embarrassant.
— Ça ira, Joann, railla le blond en saisissant abruptement le poignet d'Ariel, l'entraînant à sa suite et lui arrachant un glapissement indigné.
Ils zigzaguèrent entre les rayons, Camille s'empara d'un dictionnaire Petit Robert, emprunta un feutre rose et gribouilla son prénom à l'intérieur, serein. Ariel flâna un peu plus loin – un bâillement harassé martyrisant sa mâchoire – ses doigts enroulés contre sa bouche. Il se figea, ses prunelles exténuées légèrement cerclées de cernes violacées, ignorant Camille et son dictionnaire flambant neuf. Le garçon dégageait une odeur de tabac froid. Ses effluves titillaient l'odorat du brun.
— Je t'offre quelque chose ?
Nez froncé, teint blême, regard doux – les iris semblables à deux projecteurs à lampe vert clair – Camille observait Ariel, son interrogation flottant contre sa bouche arquée en un sourire fluet. Ariel n'en était pas certain, mais il sentait que quelque chose se déroulait, dans ce magasin fruste, à minuit, devant ce rayon boissons. Ariel esquissa une risette enjouée et ses lèvres irisées dévoilèrent enfin ses dents légèrement bancales.
— Du jus de papaye.
corrigé — 16/03/2017.
correction 2.0 — 11/11/2017
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