Axelle, un réveillon et un taxi
« samedi 31 décembre »
;« 10h34 » ;
AFFAISSÉ SUR LA balançoire jaune, Ariel oscillait pensivement, l'extrémité de ses Timberland caressant le sol enneigé et imprimant une empreinte irrégulière dans la glace. Couché sur le sol, flegmatique, Camille s'appliquait à réaliser un ange. Ses membres s'agitaient avec frénésie, quelques flocons glacées valsaient ici et là – s'écrasant sur le visage du jeune homme en un postillon mouillé – et son nez arborait une adorable teinte écarlate. Son vieux téléphone tressautait sur son torse et crachait du AC/DC – l'utilisation du portable n'étant pas autorisée à Saint-Charles, Ariel ne l'avait jamais réellement remarqué auparavant. Soudain, les muscles de Camille se figèrent et il pointa vers Ariel un index tremblant.
— Tu sais, commença Ariel après quelques secondes de silence, tu n'es pas un Jedi et tu ne maîtrises pas la force. Alors si tu veux m'étrangler à distance, c'est raté.
Lui adressant un bref clin d'œil et un sourire fugace, moqueur, Ariel balança à Camille une boule de neige au visage. L'intéressé roula sur le côté en riant – ce rire très bruyant, trop spontané –, entreprit de riposter puis esquissa une grimace contrite :
— Plus sérieusement, Mermaid... mon père m'a appelé hier soir.
Son souffle était glacé, sa respiration, hachée, et son index perforait machinalement la neige immaculée.
— Ma famille aimerait que je sois présent pour le réveillon.
— Ah.
Ariel cacha maladroitement sa déception, la neige soupirant sous ses chaussures abîmées. Ses sourcils se haussèrent en une moue résignée et il se massa la naissance du nez en maugréant quelques paroles bougonnes. Un éclair blanc percuta alors son front et il jura, ignorant le regard – tout à la fois : courroucé et satisfait – du blond. La neige dégoulina sur son nez et il l'essuya en gémissant, lamentable et transi de froid.
— Arrête de faire cette tête, souffla Camille en se redressant malhabilement, et il épousseta son manteau vert, fit claquer la semelle de ses baskets et se rapprocha, un sourire énigmatique moulant ses lèvres carminées. Tu viens avec moi, Mermaid.
Les poitrine gonflée, les poumons sur le point d'exploser et ce fameux rictus biscornu dévoilant ses incisives bancales, Ariel bondit, essuya son désarroi sur la manche de son pull, contourna Camille et hurla à ses parents qu'il ne passerait pas le réveillon chez lui. Le trajet en bus serait long, quasiment trois heures ! Ariel visualisait la scène : les ceintures inexistantes, la buée omniprésente, les effluves diverses, le musique éclectique, le ronflement du moteur et le rire – mélodieux et invraisemblable – de Camille.
;« 15h08 » ;
Ils y étaient, Camille et son sourire figé, ses mains nouées et son estomac serré. Ariel et son appréhension grandissante, ses ongles grignotés et son air fébrile. La porte empestait le mastic et Camille martelait scrupuleusement la sonnette où s'étalait en lettres capitales « ROY ». L'inscription était légèrement effacée, le O s'estompait malgré lui et la barre inférieure du Y était sur le point de disparaître : on pouvait lire « ROV ». Fébrile, Ariel observait l'étiquette jaunie par le temps lorsque la porte s'ouvrit violemment, faisant tressaillir les gonds.
— Camille ! Toujours aussi moche. Après tout, une antilope ne devient jamais un bison.
Camille grimaça et Ariel réprima un rire moqueur, ses iris percutant une adolescente au teint exsangue et aux lèvres roses coincées en un rictus narquois. Sa chevelure d'ébène était emmêlée et son regard d'agate affichait une intensité peu commune, une voie lactée rouillée pigmentant ses pommettes et bourgeonnant autour des ailes de son nez. Cette fille ne pouvait qu'être Axelle Roy, affalée sur un fauteuil roulant. Un fauteuil roulant ? Les lèvres pincées, surpris, et les muscles figés, Ariel dissimula piètrement son étonnement.
— Toujours cet humour renversant, Axelle. Tordant, vraiment, rétorqua son frère.
Son ton était léger, ironique. Agréable. Pourtant, Ariel perçut le malaise ambiant. Camille semblait crispé, un sourire forcé flottait sur ses lèvres et une lueur indéfinissable noyait ses prunelles vertes : douleur, culpabilité, colère.
— C'est lui, Mermaid ? Il a l'air un peu nerveux. Personne ne va te faire une injection létale sur le canapé, tu peux te détendre.
Axelle ricana – probablement fière de sa plaisanterie – puis fit pivoter sa chaise roulante d'une simple rotation du poignet, faisant virevolter ses cheveux indomptables. Sur le dossier de sa chaise avait été griffonné un avertissement houleux, rédigé en quelques lettres déliées et appuyées. Rageusement gribouillées et antipathiques, celles-ci disaient : « SI UN IMBÉCILE OSE ENCORE BLOQUER MES ROUES POUR FAIRE RICANER SA BANDE D'AMIS AU Q.I INEXISTANT, JE LUI BRISE LE CRÂNE CONTRE LE BÉTON ! » . Enfin, un autocollant X-MEN clamait fougueusement « Appelez moi professeur Charles Xavier. »
Axelle avait ce côté fantasque, ces gestes pressés et ce nez plissé : elle ressemblait à Camille, certes, mais elle n'arborait pas ce sourire colossal, ces cheveux satinés, ce bien-être illusoire, cette habilité éléphantesque et ces yeux impétueux. Elle n'avait pas ce charme abstrait et fascinant, cet attrait insaisissable et ce regard fougueux. Elle n'était pas une planète, simplement une étoile, glaciale et désenchantée.
;« 23h51» ;
Karine Roy était une femme replète, au nez en flèche et au sourire malicieux. C'était une mère bienveillante, plus douce que du coton et compréhensive comme pas deux . Une femme courageuse à l'orgueil incertain et à la légèreté déconcertante. Paul Roy – son mari – remontait fréquemment les lunettes rondes qui glissaient sur son nez aquilin et accentuaient ses traits burinés, une barbe négligée ombrant ses pommettes saillantes. C'était un père désinvolte – à la tignasse argentée et filandreuse – doublé d'un homme au rire rocailleux et à l'humour volubile.
Le réveillon était fabuleux ! Une télévision grésillait « Le plus grand cabaret du monde », du champagne ambré crépitait – dénouant les langues et brûlant l'œsophage – et un repas délicieux ornait la table en chêne du salon : salade de lentilles au saumon fumé, pintade farcie et pommes au four, cake à la crème de marron – tous embaumaient l'air de leurs effluves enivrantes. L'ambiance – emmitouflée et chaleureuse – n'était pas exemptée des comptes à rebours cliché et inévitables, des étreintes trop puissantes et des embrassades frivoles. Malgré tout, Ariel ne le remarqua que bien plus tard : Axelle n'avait pas embrassé Camille.
« dimanche 1er janvier»
;«2h16» ;
— Pourquoi tu ne m'as rien dit, concernant Axelle ?
Camille jeta à Ariel une œillade ennuyée, concentré sur la PS4 et son nouveau jeu vidéo, « Until Dawn ». Il balançait rageusement ses bras et écrasait les boutons, abrupt (espérait-il que ses geste anarchiques allaient changer quoi que ce soit au jeu ?) une lumière blanchâtre dilatant ses pupilles apeurées : un homme inquiétant – affublé d'un masque de clown – le pourchassait de sa voix guttural qui lui perforait les tympans.
— Parce que tu ne m'as jamais posé la question ? hasarda Camille en reposant la manette, essuyant ses mains moites sur son jean troué.
Les sourcils froncés et les yeux levés au ciel, Ariel se pinça l'arête du nez, agacé.
— Est-ce que... C'est de naissance ? osa t-il finalement.
Camille se figea, la gorge sèche et l'estomac noué. Sa respiration galopait, un sourire en coin creusait sa joue et une réplique désemparée restait calfeutrée sous son palet. Son nez était froncé et il affichait une mine contrariée, ses doigts jouant avec un élastique beige et bouchonné déniché par terre. Son rictus était amer et il humectait fébrilement ses lèvres.
— L'imprévu est ton croque mitaine, Mermaid. Pour ma part, mon passé est mon croque mitaine : effrayant, intangible et obsédant.
Camille exhala une bouffé d'air, un sourire fugace dansant sur sa bouche.
— Ce soir, nous allons coller une balle dans la tête à ton croque mitaine. Ensuite, on s'occupera du mien. Tu me suis ?
;« 2h47» ;
Une brise acérée picotait la peau des adolescents. Agités de soubresauts frigorifiés, leur respiration se condensait en une fine volute cristallisée qui errait sur leurs lèvres gercées. Quelques flocons immaculés virevoltaient, percutaient leur front ridé par l'appréhension en une multitude de postillons humides, doux et fascinant. La lumière tamisée d'un réverbère soulignant la galbe de son corps tremblotant, Ariel toisait rêveusement le ciel, la tête penchée en arrière, quelques boucles brunes chatouillant sa nuque – où se glissaient vicieusement quelques flocons malicieux. Ils n'étaient pas très loin de la maison, pourtant le brun était angoissé.
À sa droite, Camille humectait mécaniquement ses lippes, une détermination apeurée engloutissant ses prunelles vertes et un sourire décontenancé écorchant son visage crispé. Cet air peu farouche et hésitant ne ressemblait définitivement pas au blond. Un sifflement, un geste nerveux plus tard et un taxi – bondissant sur l'asphalte enneigé – freina brusquement, se garant en une glissade provocante à la hauteur des deux garçons.
— Grimpe, indiqua Camille en ouvrant la portière côté passager.
Ariel renâcla faiblement, quelques scénarios improbables titillant son esprit terriblement organisé. Une escapade dangereuse et improvisée, un dérapage sur la route verglacée, un accident monstrueux, le taxi encastré dans une allée, leurs hurlements douloureux et Camille. Camille et son engouement fané, ses mains ensanglantées et sa chevelure échevelée. Non, il ne devait pas y penser.
Cet accident était fictif, le reflet d'une peur omniprésente : celle de l'imprévu. Alors, Ariel s'engouffra dans le véhicule en ravalant son imagination morbide. Détergent, vomi, déodorant à la vanille, cuir surchauffé ; ces odeurs crépusculaires harponnèrent l'odorat du brun et il esquissa une grimace dégoûtée, ses mains glissant sur le siège, tâtant machinalement l'obscurité.
Camille le rejoignit – un peu moins hésitant et un peu plus confiant – la porte claqua sèchement et leur chauffeur se retourna, sa moustache broussailleuse occultant un sourire affable. Son regard était brumeux, terne, ses sourcils dégringolaient sur ses yeux blasés et il arborait une tenue décontractée : chemise à flanelle un peu trop large, vieux jean étriqué et un bonnet jaune – pas ce jaune vif, sauvage et printanier. Non, un jaune moutarde effacé, un peu pâlot.
— Vous allez où, les jeunes ? suestionna t-il, et son haleine enfumée arracha à Ariel un léger mouvement de recul.
Camille, stoïque, adressa à leur interlocuteur un rictus enchanteur.
— Nous cherchons un taxi pour nulle part, déclara t-il poliment.
Le vieil homme eut un air étonné, grommela nerveusement puis pivota en secouant la tête, un soupir dépité désertant ses lèvres pâles. Entre ses précédentes passagères – ivres – et ce gamin (comment s'appelait-il, déjà ? Juan ? Julio ?) aux sarcasmes délurés et à l'insolence inacceptable, cette soirée n'en finissait pas ! Et maintenant, voilà que ces deux gosses lui demandaient un taxi pour « nulle part ». Le chauffeur ne chercha pas à comprendre, le cliquetis des ceintures retentit et il enclencha son clignotant en démarrant, son index boudiné jouant avec la radio un peu vieillotte.
— C'est comme ça que tu comptes détruire ma peur de l'imprévu ? demanda Ariel, sa poitrine secouée d'un rire nerveux.
Un grand sourire se dessina sur le visage de Camille. Il avait les mains fourrées dans les poches de son sweat : noir, large, une pieuvre mauve cousue sur le pectoral droit, un vêtement diablement confortable selon lui. Ariel aimait bien resserrer ses cordons pour l'embêter. Mais ce soir, Camille avait fait un gros nœud afin qu'il n'y touche pas. Sa chevelure blonde était légèrement humide – quelques mèches collaient à son front et à ses tempes – et il n'avait pas retrouvé ce sourire gargantuesque, cette fébrilité déconcertante effleurant son visage à intervalles réguliers.
— Pas vraiment, avoua t-il en se frottant mécaniquement la nuque. J'avais une autre idée en tête.
Il humecta ses lippes, son coude heurta la portière, pressant un bouton à peine visible ; la fenêtre s'ouvrit en un crissement effrayant et l'adolescent sursauta. Ariel éclata de rire; franc, délicat, soufflé. Une bourrasque ébranla l'habitacle, Camille courba l'échine, une lueur orangée soulignant son nez cabossé et ses pommettes relevées et enfin, ses lèvres effleurèrent celles du brun au sourire bancal, aux sourcils froncés et aux muscles figés. C'était un baiser, doux, vaporeux, éraflé.
Et la Lune s'amouracha d'une Étoile.
corrigé — 18/03/2017.
correction 2.0 — 16/11/2017.
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