Chapitre 2
En début de soirée, lorsque le temps n'était pas trop morose, j'avais pris l'habitude de partir courir ou même marcher le long des sentiers de la montagne. Il y faisait doux et nombreux sont ceux qui m'avaient vanté les bienfaits de la course à pied et combien pratiquer pouvait améliorer ma qualité de vie. Je le faisais, c'est tout, pour ne pas inquiéter mon entourage et prouver que je cherchais à m'en sortir. J'activai mes écouteurs et lançai une quelconque playlist prétendant apaiser et aider à la concentration. Je m'élançai et entamai le premier quart de mon parcours tout en essayant de fuir à toutes ces idées noires et à ces mauvaises ondes qui m'accompagnait chaque seconde de chaque minute toutes les heures qui s'écoulaient dans une simple journée. Je ne prenais pas la fuite, je tournais simplement la page sur tous les non-dits peu recommandables que j'avais une fois de plus enfoui au plus profond de mon être, que j'avais de nouveau dissimulé pour éviter de ne jamais revoir l'expression que maman avait affiché sur son visage quand la psychologue employa un mot qu'elle n'avait jusqu'à maintenant jamais pris en compte : « Trouble psychologique ». Aux grands mots, les grands remèdes n'est-ce pas ?
Je distinguais bientôt les nappes enneigées des premières corniches. Le paysage était somptueux. Les tombées de neiges étaient éclairées par les lampadaires du petit village situé plus bas, dans la vallée. Je m'arrêtai dans ma course effrénée, pris le temps de respirer abondamment cet air vivifiant, malgré ma gorge déshydratée. Je tendis une main et l'élevai à quelques dizaines de centimètres au-dessus de ma tête. Un flacon de neige tomba, se logea au creux de ma main, fondit et fuma ainsi que l'eau dans laquelle on plonge un fer rouge. La brume envahissait bientôt les gigantesques friches et sommets de la plaine. Je posai mon regard sur l'horizon rouge, tracé au loin : à travers les couches de neige et un premier aperçu d'une éventuelle averse, des nuages blancs mêlées d'un rouge tendre s'entrechoquaient au loin. À mon sens, le soleil se couchait vers un nouveau chapitre de notre vie et je crois que malgré le sens dans lequel tourne cette société moderne, jamais une œuvre de la nature n'aura été autant admiré par l'œil humain.
— Il y a quelqu'un. S'il vous plaît, qui que vous soyez, j'ai besoin d'aide !
La zone vers laquelle je semblais avoir entendu cette voix implorante, n'était pas stable en cette période de l'année. Je ne pouvais me risquer à aller à l'encontre de cet individu. Cela pouvait provenir de n'importe qui, et en début de soirée ? Quelle étrange situation ! Pourtant le ton de sa voix semblait plus implorant que provocateur. Prenant mon courage à deux mains, j'ouvris mon sac à dos et allumai soigneusement ma lampe torche. À la lueur de ma lampe, je découvris un homme, d'une trentaine d'années, couché ici-bas sur une épaisse couche de poudreuse. Sa veste était en lambeaux. Je l'observais, sa main portée vers le rayon puissant de la lampe, les yeux légèrement plissés. J'en réduisis l'intensité et m'approchai prudemment. Il sanglotait, ses bras frêles tremblaient et ses cheveux étaient figés dans le temps. Une trace dans la neige menait au pied du pin, auprès duquel le voyageur avait cherché un peu de chaleur.
Des larmes séchées brillaient le long de ses joues. La détresse se lisait dans ses yeux. Je m'approchai et constatai l'ampleur de la catastrophe : des coulées de sang frais faisaient contraste à la pureté du blanc des nappes enneigées, au niveau de sa nuque et son visage était taillé par de fines écorchures le long de ses joues ainsi que sous les poches des yeux. Son corps, bien qu'habillé d'une épaisse combinaison d'hiver, devait être couvert de bleus. Je baissai la tête : des rochers et des ronces avaient dû entraver sa chute.
— Monsieur ? Est-ce que vous m'entendez ?
Les traits de son visage s'épaissirent, ses muscles se relâchaient progressivement. Sa mâchoire crispée dévoilait la blancheur de ses dents. Les yeux grands ouverts et cerveau en alerte, je cherchais un moyen de l'aider.
— Ma femme ? Ma femme, où est-elle ?
— Monsieur, que s'est-il passé ?
— Avalanche...une heure...
Il peina à parler, mais entreprit de s'expliquer :
— Nous étions ensemble avant l'accident. J'ai passé plus d'une heure à crier à l'aide, à crier son nom. Elle ne donne aucun signe de vie. Elle devrait être là, elle devrait m'entendre, elle devrait pouvoir me rejoindre ou au moins m'appeler. Si je n'avais pas eu l'idée monstrueuse de l'emmener en randonnée, si j'avais envisagé sa sortie en ville, si on ne s'était pas disputés, si on avait été un peu plus discrets sur les sommets.... Aidez-moi ! Aidez-moi !
Et il sombrait dans un profond désespoir. L'individu se mit à pousser plusieurs cris, sa voix sanglotante implorait l'impossible, son souffle se faisait irrégulier. Le pauvre homme devait être exténué. Tous ses membres commençaient à trembler, il suffoquait et portait sa main à son cœur comme pour l'aider à s'apaiser, comme pour empêcher la crise de continuer. Jamais je ne m'étais aussi bien identifiée à quelqu'un... Les cris, le cœur qui bat de façon désordonnée, la paralysie, l'incapacité de dire quoi que ce soit, la sensation de froid, les tremblements, comment l'oublier ? C'est vrai, comment oublier ces soirées entières de remise en question, complétées d'angoisses et de la peur d'un avenir incertain. J'ai souvent l'impression que le monde s'écroule sous mes pieds et que malgré toutes mes tentatives pour m'accrocher au bord de la falaise, je sombre continuellement dans l'irrémédiable.
Je tirai de ma poche mon portable et composai le premier numéro de mon répertoire.
— Papa ! Contente que tu décroches... Je ne sais pas quoi faire... Un couple a été pris au piège dans l'avalanche de cet après-midi. Je suis sur place... Et puis... on n'a pas retrouvé la femme, l'homme n'est pas en état de parler... Blessé... Traumatisme crânien... Catastrophique.
Mes mains tremblaient, et tandis que mon rythme cardiaque commençait à augmenter dangereusement, je me mis à pleurer à chaudes larmes. Pas maintenant, pas encore... Je haletai et essayais désespérément de reprendre mon souffle. Inspirer, expirer.
— Angelina, garde ton calme, d'accord ? J'arrive le plus vite possible ! J'arrive ! Et sois prudente, les sentiers sont très dangereux la nuit.
Je décrochai et cherchais à me rappeler avec calme le numéro des urgences. Les chiffres s'entremêlaient, les données s'empilaient, rangées dans les mauvaises étagères. Je m'efforçais de dissimuler cette nouvelle crise.
Les phares de notre camionnette s'approchaient précautionneusement. Un peu de lumière dans l'obscurité. J'étais effrayée, désarçonnée, en incapacité d'entamer l'appel.
— Je prends le relai, ma chérie, s'exclama-t-il tout en s'éloignant pour prendre l'appel
— Allo ? J'appelle bien les urgences. Oui, bonsoir, je m'appelle Antonio et je suis avec ma fille Angelina. Voilà... Ma fille est partie courir sur les sentiers du flanc gauche du Monte Cammincia, à quelques kilomètres du petit village de Farindola. Un couple semble avoir été pris au piège dans l'avalanche annoncé de cet après-midi. La femme est sûrement encore prisonnière sous les couches de neige. L'homme ? Conscient, mais blessé. Oui...à la tête...de nombreuses plaies...oui. Je ne sais pas...non... Angelina ! Non, je ne raccroche pas. La fréquence cardiaque, tu peux me la donner s'il te plaît ?
Éprouvant un certain dégoût, mais si déterminé à sauver ces pauvres gens, je me ravisai d'abord et convenant que la situation était urgente, je calai mon index et mon majeur contre le cou de l'homme.
— Monsieur, je vérifie simplement la fréquence cardiaque. Interdiction de vous endormir monsieur, les secours ne vont plus tarder. Maman !
Elle accourut.
— Maman, pourrais-tu sortir l'une des couvertures de survie dans la boîte à gants ?
Elle s'exécuta et me glissa un baiser à la volée, tout en souriant.
— Environ 40 battements de cœur par minutes. Mais c'est encore assez irrégulier.
Papa hocha la tête et reprit la parole.
— 40 Messieurs ! Oui, vous avez bien compris...30 minutes, dîtes-vous ? Faîtes-vite ! Nous restons calmes, répondit-il d'une voix chevrotante.
L'appel mis en haut-parleur se termina par : « Vous pouvez raccrocher madame, nous arrivons ». Une phrase qui signifiait tout et rien à la fois. On nous avait promis l'arrivée d'un hélicoptère de secours. Les routes étaient bloquées et bien sûr, la montagne était bien trop abrupts et les sentiers trop instables pour faciliter l'accès des camions. Pendant ce temps-là, maman à qui rien n'échappe, sortit un chocolat chaud et du café du coffre de la voiture. Nous n'avions pas l'autorisation d'en servir à la victime. Et d'ailleurs comment s'appelait-elle ? Face à l'urgence, nous en avions oublié les commodités.
— Monsieur, gardez les yeux bien ouverts, et l'esprit en alerte le plus possible. C'est important, déclarai-je.
Je me tournai subitement vers maman, à qui rien ne semblait déranger.
— Maman, où est passé Tommy ?
Je jetai un regard par-dessus son épaule.
— Il n'est pas dans la voiture, je ne le vois pas.
Elle émit un rire presque insignifiant :
— Je crois que tu l'aurais entendu avant même de le voir ! Non, sérieusement, Il est allé dîner chez la voisine. La situation lui semble totalement indifférente compte tenu du fait qu'il retrouve un camarade de jeu. Elle a insisté.... Quelle gentillesse cette femme. Il faudra la remercier.
— Cette situation n'est en rien notre faute, dis-je. On a fait ce que notre devoir d'humain se devait de faire.
Les hélices de l'équipe de secours se frayèrent un chemin dans le ciel et parvinrent à l'aide de quelques manœuvres, à se poser dans une clairière, cent ou deux cents mètres plus bas sur le sentier. Plusieurs individus habillés en combinaison fluorescente se précipitèrent vers la victime. L'un d'eux ouvrit son sac pour porter assistance à la victime et tirai d'une poche, un thermomètre à sonde et détermina brièvement la température de son patient. Puis, il le couvrit d'une seconde couverture de survie, fit apporter un brancard et le déposa délicatement. L'un d'eux se leva et nous aborda :
— L'individu est en hypothermie légère de stade I. Des frissons une température de 33°. Peut-être un léger traumatisme crânien. Il va avoir besoin des quelques points de suture. Vous êtes de la famille.
— Non, ma fille a entendu des appels à l'aide alors qu'elle partait courir comme tous les soirs. Nous lui avons porté secours.
— Au téléphone, vous sembliez avoir mentionné une autre victime. Depuis combien de temps est-elle ensevelie ?
— Oui, il nous a parlé de sa femme. Il nous a déclaré avant de s'évanouir qu'il avait pris une heure à crier, à creuser sous ses pieds et à crier son nom.
— Écoutez, dans ce genre de situation, je ne serais pas étonnée qu'il ait des troubles de la mémoire et du mal à se situer dans le temps. Malgré tout, je ne vous cache pas d'avoir peu d'espoir quant à sa femme. Pour vous donner une idée, une personne ensevelie plus de trente-cinq minutes sous les neiges est déclarée portée disparue et sûrement décédée d'étouffement, comme dans une situation de noyade. Il y a l'obstruction immédiate des voies aériennes par la neige.
— Je vois...
— Pour en revenir à l'homme, nous l'amenons au plus proche centre hospitalier, dans un centre de réanimation. Il aura peut-être quelques séquelles de ce traumatisme pour les prochaines semaines. Pour ce qui est de mon équipe, quelques-uns resteront sur place, nous commençons les recherches.
Papa et moi échangeâmes un regard. Maman s'incrusta dans la suite de l'échange. Le pompier évoque certaines procédures et formalités concernant son rapport ainsi que la recherche de l'identité de l'individu. Il évoqua ensuite un visionnage des caméras de surveillances, posées récemment pour prévenir les avalanches. Ensuite, il prit le numéro de mes parents et promit l'envoi des fichiers dans les prochaines quarante-huit heures. Et moi, j'étais inquiète. J'avais peur pour ce couple, j'avais peur pour l'homme et j'étais ému de la façon dont il m'avait regardé quand je l'ai découvert, vulnérable et en attente d'une main tendue pour lui apporter de l'aide. Comme toute chose l'accident est vite arrivé. Des tragédies surviennent au cours de n'importe quelle étape de notre vie alors que l'on se sentait à l'abri de cette épreuve. Je ne pouvais imaginer la souffrance que pourrait ressentir cet homme, en se réveillant dans cette chambre d'hôpital, seul sans sa femme à ses côtés. L'hélicoptère décolla de la plateforme et s'éclipsa. L'équipe de recherche sortit bouteille d'oxygène, sonde, lunettes de protection du camion et se mit à l'œuvre. Notre mission s'achevait. Dans les bras de papa, une couverture endossée sur l'épaule, nous rejoignîmes le fourgon et rentrâmes chez nous, l'esprit encore perturbé par les évènements récents.
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