Le Thé Noir : Fondre
Il y a une veille dame. Avec un déambulateur.
Il y a un chien. Avec son maître.
Il y a des voitures.
Des gens en uniforme.
Des arbres.
Des bancs.
Une vapeur blanche qui sort de ma bouche.
Et pas mal de flocons.
Il y en a un qui virevolte pas loin de mon nez. Je le vois, énorme, comme un paquet de poil que se serait arraché mon chat en faisant sa toilette. On en a regardé au microscope, une fois, en primaire. Je sais même plus comment on a fait pour pas qu'il fonde...
En tout cas, pour lui, c'est trop tard. Il a touché ma main. C'est ici que s'arrête sa longue chute du ciel blanc jusqu'à la Terre. Il a fondu à mon contact.
Je l'ai tué.
Je l'ai tuée ?
- Tu devrais rentrer...
Elle aurait dû me faire sursauter, mais je l'ai entendue venir. Ses espèces de gros sabots de fonction blancs font un bruit d'enfer sur les graviers.
- C'est fini ? je lui demande.
Elle ne dit rien pendant un moment. Elle a dû hocher la tête.
- Oui...
Automatiquement, je me tords les mains et mon genou se met à tressauter. J'adore avoir des réflexes inutiles...
Elle a soupiré. Elle a soupiré, et elle s'est assise à côté de moi.
Son soupir, il était pas agacé. Il avait plutôt l'air un peu fatigué, et puis inquiet, mais il y avait aussi une pointe de tristesse ; la complexité humaine est fascinante de complexité, qu'est-ce que je suis en train de raconter, complexité et complexité dans la même phrase, que de vocabulaire, je suis vraiment pas...
- C'est pas de ta faute.
Ouh, tiens, elle m'a parlé. J'écoutais pas. Qu'est-ce qu'elle raconte ?
- C'est pas de ta faute.
Elle l'a répété avec plus de force. Et elle m'a regardé, j'en suis sûr.
- Pourquoi ce serait de ma faute ? je dis avec ce qui aurait dû être un rire nerveux, mais qui ressemble plus à un couinement craintif.
- Je sais ce que tu te dis : j'ai pas été assez présent, pas assez gentil, j'aurais dû venir plus souvent, tout est de ma faute, c'était vraiment stupide cette dernière dispute...
- Oui, ça l'était ! je lâche sans y penser. Une histoire de cacao, de banane, et on s'est plus parlés pendant deux jours après. En plus, c'était...
- ... « de ma faute ».
Je lui ai jeté un coup d'oeil furtif. J'ai pas pu m'en empêcher. Pardon !
- Comment vous saviez que j'allais dire ça ?
- On est pas si différents. Y a des choses qu'on vit tous pareils. Le deuil, c'en est une.
Elle se lève. Tiens, la neige commence à tenir ! C'est marrant...
- Je sais, pour avoir perdu quelqu'un que j'aimais beaucoup aussi, que ça va pas être facile. Mais il va falloir arrêter de penser à autre chose, et faire face. Prends-toi les choses de plein fouet une bonne fois, et après, vis avec. Du mieux que tu pourras.
- Je me suis déjà pris pas mal de choses de plein fouet. Et ça m'a pas fait aller mieux.
Elle ne répond pas. Pas encore.
- T'es un bon gamin. T'as été là pour elle, même plus que ses parents. T'as bien été le seul à avoir été foutu de pas lui faire sentir qu'elle portait son cancer jusque dans son visage.
- Mais j'ai pas été foutu de rester jusqu'au bout.
Houlà. Je craque.
Et elle ne répond pas. Encore.
- Va la voir. Elle en a autant besoin que toi. Ils te laisseront rentrer.
Elle est partie ? Elle est partie.
- Va la voir...
Je me répète ça comme si ça pouvait m'aider.
Mais peut-être que ça a pu m'aider. Parce que j'ai aucune idée de comment je me suis retrouvé dans ces couloirs.
Ils sont jaunes pâles, tout abîmés par endroit, avec cette barre au milieu pour s'accrocher. J'ai toujours cru que c'était juste pour les boiteux et les vieux, mais je me rends compte que j'en ai bien besoin. Mes jambes me portent plus.
522.
523.
524.
525.
5...2...6...
Je me souviens qu'elle m'avait dit, la première fois que je suis venue la voir ici, qu'elle n'aimait pas cette chambre parce que la somme des chiffres du numéro faisait treize. Pour elle, ça portait malheur.
J'avais aussi cette croyance, au début, et puis je me suis persuadé que le nombre treize portait bonheur, finalement. Il semblerait que ça n'ait pas suffit.
Je comprends pas ce que me dit cette femme qui sort de sa chambre, mais comme elle me barre pas la route, je suppose que je peux rentrer la voir.
Et elle est juste là, exactement comme quand je l'ai quittée la dernière fois. Encore sur son lit. Il y a plus de monde que d'habitude autour d'elle, mais ils semblent tous s'écarter pour me laisser une place.
Je peux la voir de près, maintenant. Il n'y a pas de différence entre la fille de maintenant, et celle d'il y a quelques mois, quand elle était encore libre. Quand elle était pas encore branchée à tous ces machins qui font bip et qui font plouf.
Je l'entends s'approcher derrière moi. Quand ses sabots ne font pas crisser le gravier, ils grincent sur le sol de l'hôpital.
- Vous l'avez débranchée...
Je l'ai murmuré, les larmes aux yeux. Pourquoi ils ont fait ça ? C'était la seule chose qui... qui la retenait avec moi, avec nous...
- Vous l'avez débranchée...
Je n'ai plus vu son visage aussi paisible depuis des mois. Elle ne le porte enfin plus jusque dans ses yeux, ce foutu cancer.
- Et vous avez bien fait...
J'en peux plus. Je lâche prise. Je me tourne vers l'infirmière. Je la vois presque pas à travers mes larmes. Les contours de sa peau noire se dessinent bien sur la pâleur des murs, mais elle est floue quand je lui dis :
- Merci...
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