Esquisse, eau qui luit et parapluie
Souvent, allongé sur mon tout petit lit, pas du tout à l'abri du bruit d'Allan et Thomas, mes colocs, je pensais à toi. À tes phrases. À la couleur de la lumière de ton appart. À tes Converses usées. Souvent, allongé sur mon lit, sous les caresses de la lune, j'imaginais mes doigts calleux et pleins de taches de fusain entre les tiens, graciles et forts. Ou sur tes jolies joues. Ou sur tes magnifiques hanches.
C'est comme ça qu'a commencé la soirée que j'aimerais te raconter. Depuis ton arrivée spectaculaire sur la branche, trois jours étaient passés, trois jours durant lesquels j'ai dû répondre aux questions amusées de Nolan, curieuses d'Alice et intéressées d'Evan. Trois jours durant lesquels on a discuté que sommairement, de temps en temps. Pourtant, ce n'était pas faute d'essayer, mais jamais tu ne répondais. Ça m'avait mis dans un état de frustration considérable, j'avais envie de t'oublier et d'enfin te voir en même temps, et c'était mon indécision qui m'énervait le plus.
Ce soir là, je ruminais mes pensées, mon sketchbook ouvert à la main. Je devais dessiner, ça faisait partie de ma formation: dessiner, tout le temps dessiner, tout dessiner, ne plus faire que ça, observer et dessiner. Mais là, tu obstruais toutes mes pensées et mon âme créative s'était évaporée. Et ça, ça me mettais hors de moi encore plus que le reste: trois ans de travail pour que je me laisse distraire par une jeune femme au bout d'un mois !
Comment aurais-je pu savoir que tu n'étais pas une jeune femme ordinaire, Camille Oryne ?
Je me suis redressé. Je n'allais pas me laisser faire par ma facilité à accorder ma confiance. Pas encore. J'ai déverrouillé mon téléphone, ai tapé ton nom et ai supprimé ton numéro. À quoi ça servait que je relise encore et encore nos échanges vides ?
Je me suis levé, ai fait trois pas -la dimension de ma chambre- et me suis assis à mon bureau. J'ai posé mon portable à côté de moi, ai allumé la lampe de lumière blanche dans laquelle j'avais investi pour pouvoir travailler jusqu'à tard le soir sans fausser mes couleurs, et ai fait s'étaler mes crayons de couleur. J'ai ouvert mon sketchbook à une page vide.
J'y ai fait courir mes doigts, cherchant mon inspiration. Mais invariablement, ils revenaient traîner à côté d'un violet qui ressemblait beaucoup trop à la lumière de ton appart. Alors je l'ai saisi, et j'ai crayonné une tache. Puis j'ai pris mon marqueur noir et j'ai ajouté une ombre dessus. Une silhouette nonchalante, aux épaules tranquilles et aux belles boucles. Il manquait quelque chose. J'ai pris un stylo bic, un de ceux que je déteste utiliser parce qu'ils sont trop peu précis, et j'ai dessiné une cigarette, la rambarde et le cendrier.
Ça m'a fait du bien, toutes ces lignes floues, ces imprécisions, ces proportions non respectées, et la courbe de tes épaules et de tes cheveux ne m'ont jamais paru aussi belles. J'ai tellement aimé cette esquisse que je l'ai signée. C'est très rare que je signe mes esquisses, elles sont souvent trop imprécises. Mais celle là, dans son imprécision, était très réussie.
Et mon portable a vibré. J'ai reconnu ton numéro sur l'écran, je l'avais appris par cœur avant d'aller me doucher le jour où tu me l'avais écrit sur la main.
- Tu viens ?
Du toi tout craché. Sur l'instant, ça m'a vexé. Étais-je vraiment pour toi un simple moyen de tromper l'ennui ? Allais-je vraiment te donner le droit de jouer avec moi et de me répondre seulement quand tu le désirais ? Même encore aujourd'hui, je n'ai pas la réponse à la première question. En plus, j'aurais tendance à dire que oui.
Puis je me suis senti flatté que tu daigne enfin me répondre. Je me suis dit que je serais idiot de ne pas aller te retrouver alors que j'ai attendu ces deux mots trois jours durant. Alors j'ai attrapé ma planche qui attendait patiemment depuis un mois que je trouve le temps de m'en servir, et je suis sorti de ma chambre.
J'allais sortir quand Allan m'a arrêté.
- Eh mec tu vas où ?
- J'ai deux trois trucs qui me manquent pour les cours, j'file les chercher.
- Wa tu skates ?
- Oui pourquoi ?
- J'ai toujours rêvé d'apprendre, tu me montreras ?
- Ouep. Bon j'file, à t'alheure.
- Ouep !
J'ai fermé la porte. Elle a claqué. Je me suis rappelé que je n'avais pas les clés. J'ai espéré qu'Allan et Thomas ne se décideraient pas pour aller manger une pizza parce que je n'avais aucune intention de sonner pour retourner les chercher.
J'ai descendu les huit étages, et l'air frais de la nuit m'a giflé. J'ai posé ma planche et me suis élancé. J'ai savouré le vent sur mon visage qui m'avait manqué. Mon sourire écorchait mes joues.
Les néons de l'allée marchande m'ont éclairé, leurs couleurs vives ont dessiné des jolies formes dans mon esprit. Et puis j'ai vu la trouée d'ombre, ta ruelle. Je m'y suis engouffré. Ça sentait bon, je crois que quelqu'un avait fait des lasagnes et avait laissé la fenêtre ouverte. Mon estomac a gargouillé. Je n'avais encore rien mangé, il était tard, j'avais faim.
Quand mes roulettes ont commencé à faire un bruit monstre à cause des pavés, je me suis arrêté. J'ai regardé vers ton appart. Une franche couleur bleu électrique avait remplacé le violet translucide, je l'ai aimée encore plus. Je me suis tourné vers la fontaine, et l'eau y luisait, éclaboussée par ta lumière. Elle se drapait d'ombres qui lui donnait l'air féroce de la mer, et qui juraient avec son clapotement.
J'ai regretté de ne pas avoir pris mon carnet de croquis, parce qu'à côté de la tache violette, toute cette précision aurait été splendide ! Je me suis approché du bassin en pierres usées, fasciné.
C'est là que j'ai vu ton parapluie. Sa canne trempait dans l'eau. Je l'ai attrapé, et j'y ai vu le petit billet accroché .
Cinquième étage, l'appart à gauche. 1093. Tu viens ?
J'ai souri. J'allais voir à quoi ressemblait chez toi ! Je suis retourné chercher ma planche que j'avais laissée en plan, et je me suis approché de la porte de ton immeuble. J'ai tapé le digicode. Je suis entré, et les cinq étage m'ont paru longs à monter !
Sur ton palier, j'ai hésité. Une partie de moi ruminait encore mes désirs de vengeance, me soufflait de te laisser là, seule, et de ne te répondre dans trois jours. Mais l'autre savait que si je faisais ça, je ne te reverrai probablement pas.
J'ai poussé la porte. D'instinct, je savais qu'avec toi je n'avais pas à frapper. L'entrée, minuscule, ne comportait que ta vieille paire de Converses délavées posées sur un paillasson repeint dont le Bienvenue avait été remplacé par une série d'ombres et de lumières.
J'ai avancé un peu. À droite se dessinait une petite cuisine. J'ai avancé encore, et à gauche la lumière bleue m'a ébloui. J'y suis entré et j'ai regardé partout. Étonnamment, ça ne sentait pas la cigarette. Je suppose que tu ne fumais que sur ton balcon.
Un canapé recouvert d'un grand drap tricoté en laine grise à paillettes trônait contre un mur. Il était entouré de trois étagères dont je ne savais l'utilité, d'un tapis bleu ciel aux poils doux et d'une guirlande aux leds bleu électrique posée sur la table basse. Elle était roulée en boule, j'ai supposé que tu l'avais simplement branchée et qu'elle n'était pas encore à sa place.
Dans un coin sombre, j'ai vu une vieille planche, et, dessus, deux ballerines en satin rose pâle. Surpris, je m'en suis approché. J'ai posé mon skate à côté. Ma planche était un peu plus grande, mais elles formaient une belle paire.
Quand je me suis redressé, j'ai aperçu une porte qui trouait le mur du canapé. Je m'y suis avancé, j'ai enclenché la poignée et j'y suis entré.
La première fois que j'ai vu ta chambre, Camille Oryne, je n'ai vu que le grand planisphère accroché sur le mur en face de ton lit. Un itinéraire y était relié en fil de coton rouge, tantôt retenu par des punaises oranges, jaunes, et une grande rose. Après, j'ai entendu tes sanglots.
Tu étais assise le dos droit contre le bois de ton lit, ta tête entre tes mains et tes genoux contre toi. Ton portable et une photo gisaient, non loin. Je me suis assis vers toi. On était un peu à l'étroit mais ce n'était pas gênant. Je n'avais aucune idée de comment réagir alors j'ai dit :
- Salut, Camille Oryne.
T'as levé la tête, reniflé, et plonge tes grands yeux tristes dans les miens. Leur couleur m'a ébloui.
- Salut, Marin Salois.
J'ai pointé la photo.
- Pourquoi tu pleures ?
- Parce qu'elles me manquent. Terriblement.
- Elles sont parties loin ?
-Non, c'est moi qui suis partie.
- Pourquoi ?
- Parce que je voulais pas qu'elles m'oublient.
Ce jour là, je me suis juré de ne jamais t'oublier, de te demander ce que signifiait le planisphère et de trouver un moyen pour que tu ne pleures plus jamais. Ce jour là, je me suis juré de te voir danser sur ton skate, de te voir installer ta guirlande et de regarder ta chambre plus en détails. Ce jour là, je me suis rendu compte que tu me plaisais beaucoup, Camille Oryne.
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