"you'll soon be hearing the chime
close to midnight
If i could turn back the time
I'd make all right"
Danse Macabre - Ghost

Keith ne sentit même pas qu'on l'endormait. Il ne ressentit pas de panique quand ses ailes s'arrêtèrent de battre, pas plus qu'il ne s'affola en commençant sa longue chute vers le sol. Il ne sentit pas des bras puissants l'entourer et stopper sa descente vers une mort certaine. Il ne réalisa pas qu'on l'emmenait jusque dans un endroit secret, que personne ne pouvait rejoindre sans y avoir été expressément autorisé.

En revanche, quand il se réveilla, il reconnut immédiatement l'odeur autour de lui, et avant même d'ouvrir les yeux, il sut où il était. C'était impossible à définir, mais il aurait reconnu ce parfum si caractéristique entre mille. Le Paradis. Je l'ai fait. J'y suis arrivé.

Il se redressa, haletant, et se rendit compte qu'il avait été déposé sur un simple matelas, dans une pièce dorée où le quatrième mur n'était autre que des barreaux, teintés eux aussi d'or. Une prison. À l'extérieur, une silhouette semblait atteindre qu'il reprenne conscience, les bras croisés sur son plastron. Péniblement, il tenta de se relever, mais ses membres étaient aussi mous que du coton. Comme un jeune daim qui peine à se mettre debout, il fit plusieurs tentatives, avant de s'affaler pathétiquement sur la paillasse. Le bruit occasionné par ses essais infructueux alerta le garde, qui se rapprocha vivement des barreaux, la main sur le pommeau de son épée.

-Ange Kezech ! s'exclama-il. Vous êtes réveillé !

Il réalisa qu'il s'agissait d'une femme, qu'il n'avait jamais vu jusqu'alors. L'uniforme étant le même pour tous, il était impossible de présumer du genre de quelqu'un simplement en le voyant. Mais c'est là qu'il avait commis une erreur : en effet, son uniforme à elle différait légèrement des autres membres de la Milice. Elle portait le même chiton blanc relié à la taille par une ceinture marron, ainsi qu'un plastron doré assorti du symbole des ailes et des lances, mais ses jambes étaient également protégées par le même métal, contrairement à celles des soldats, uniquement recouvertes de sandales. De plus, des ailes blanches décoraient son casque, la désignant comme une haute gradé. Keith n'avait jamais rencontré de soldats autres que ceux qui composait le corps principal de la Milice, mais il n'était pas sans savoir que des dirigeants orchestraient les opérations de plus haut. Cette femme devait être à la tête d'une des sections de l'armée. Mais pourquoi attendait-elle au chevet d'un prisonnier sans importance particulière ? Un simple ange renégat, exilé sur Terre, qui venait de briser le contrat qui le reliait aux Archanges en tentant de rejoindre le Paradis par ses propres moyens.

Curieux, Keith réitéra ses efforts pour se remettre debout, et échoua encore une fois de plus lamentablement. Il ne savait pas expliquer la soudaine mollesse de ses jambes, qui paraissaient n'avoir jamais servies.

-Qu'est-ce que vous m'avez fait ? cracha-il, tentant de cacher ses tremblements.

La garde resta silencieuse un bref instant, comme si elle hésitait à lui révéler quelque chose, avant de reprendre la parole :

-Nous n'avions pas d'autre choix que de te droguer pour t'endormir. C'est de l'ambroisie, que normalement seuls les Archanges peuvent consommer. C'est mortel pour les humains, mais pour un ange normal comme toi, ça a l'effet d'un somnifère assez puissant. Ne t'en fais pas, ses effets disparaitront d'ici quelques minutes. Ou quelques heures, je ne sais pas. Vos mesures de temps sont si confuses !

Keith prit le temps de digérer ces nouvelles informations, puis posa la question qui lui brûlait les lèvres :

-Qu'est-ce que vous allez faire de moi ?

-Pour l'instant, te garder dans cette cellule en attendant d'être sûr que tu sois prêt à coopérer avec nous sans nous attaquer. Ensuite... Si tu sors de ton procès sans qu'une peine plus lourde te soit ajoutée, discuter avec toi de comment nous allons déclarer la guerre aux démons, j'imagine.

Tout lui revint brusquement. Il ignorait s'il s'agissait de l'ambroisie en elle-même ou juste du demi-sommeil duquel il s'éveillait, mais les récents événements lui étaient complètement sortis de la tête. La pensée de Lance, au-dessus de toutes les autres, le fit s'affoler.

-Vous êtes au courant pour les démons ? Est-ce que vous savez si Lance va bien ? Est-ce que...

-Calme, calme, Kezech, intima-elle d'une voix ferme, visiblement habituée à donner des ordres.

Même alors que sa peur pour Lance couplé à sa nature de tête brûlée aurait dû l'inciter à se révolter, hurler sa frustration, il demeura bizarrement serein, comme si les paroles de la femme avaient un réel effet sur lui. Il n'aurait pas su comment l'expliquer, mais il émanait d'elle une impression de sérénité, comme si elle avait une absolue confiance en ce qu'elle faisait. C'était les qualités d'un bon leader : de la poigne, et assez d'assurance pour la transmettre à ses soldats. Elle devait être une excellente dirigeante.

-Nous n'avons pas de nouvelles de l'humain censé être sous ta protection, ajouta-elle. À vrai dire, nous ne disposons quasiment d'aucune information sur les démons et leurs actions. Seule la présence de l'un d'entre eux dans l'enceinte de votre école nous a alerté. En apparaissant sur Terre, ils ont violé le protocole établi il y a des centaines d'années. Sans ça, nous n'aurions jamais su ce qu'ils préparaient.

-Vous voulez dire qu'autrement, vous n'avez aucune idée de ce qui se passe sur Terre ? osa-il, pouvant à peine y croire.

-Évidemment que si ! Nous n'allons pas laisser un être aux pouvoirs surnaturels évoluer en toute liberté sur une planète sans aucun système de défense ! Nous te laissons te débrouiller seul, car ta peine stipule qu'aucune aide ne peut t'être accordée, sauf en cas d'extrême urgence, mais nous gardons quand même un oeil sur vous. Nous ne sommes pas au courant de tout ce que vous faites, si c'est ça qui t'inquiète, mais nous effectuons occasionnellement des missions de vérifications, juste pour nous assurer que tout va bien.

Keith se mit à respirer un peu plus librement, comme si on avait ôté un poids de ses épaules. La perspective que des anges hauts placés aient assisté à tous ses déboires sur Terre lui faisait honte, et il n'osait imaginer ce qu'ils auraient pensé de lui. Certainement, il aurait mis longtemps avant d'être réintégré au Paradis. Sauf qu'il ne voulait pas forcément l'être. Ce qui autrefois lui avait valu tant de questionnements était aujourd'hui une certitude : il ne voulait pas revenir ici, oublier à nouveau son passé, et recommencer une vie "normale". Il voulait rester avec Lance, même s'il savait qu'il devrait se résigner à le quitter au bout d'un moment, car lui serait éternellement un adolescent, alors que Lance grandirait et vieillirait. Il se trouverait une jeune fille qu'il aimerait à la folie, et ils vivraient une vie splendide et pleine de couleurs. Une vie dans laquelle Keith n'aurait pas de place.

Il se voyait, retranché, invisible à tous, alors que même Lance en aurait assez de l'avoir dans ses basques. Et cette perspective lui faisait presque envier sa vie au Paradis, celle où il ignorait complètement ce pourquoi il était là. Mais maintenant qu'on lui avait ouvert les yeux, il se refusait de les fermer à nouveau, qu'importe à quel point cela serait agréable de laisser derrière son lourd passé. Même s'il devait souffrir à nouveau, il préférait cela que de vivre dans l'ignorance et bienheureux. Enfin, c'était ce qu'il pensait actuellement, emporté qu'il était par sa fougue et son envie de retrouver Lance. Peut-être qu'après des dizaines d'années, il aurait un point de vue différent.

-Capitaine, le prisonnier est demandé.

La jeune femme, qui occupait donc bien un poste important, se tourna vers le nouvel arrivant, un garde aux cheveux courts et blonds. Elle acquiesça, et il lui fit un salut militaire avant de disparaître. La capitaine reporta son attention sur Keith, abandonné dans sa cellule.

-Il semblerait que tu sois requis plus tôt que prévu.

Elle inséra une clé dans la serrure et ouvrit la porte, avant de venir le relever. Il voulut protester qu'il pouvait se débrouiller seul, mais il ne pouvait toujours pas ne serait-ce qu'avancer à quatre pattes. D'un geste assuré, elle attrapa l'arrière de ses genoux et passa son autre bras derrière ses épaules, le portant ainsi comme une princesse de contes de fée. Il n'avait pas la force de se débattre, alors il se laissa simplement emporter. Encore étourdi par le somnifère, il garda les yeux fixés sur elle sans vraiment se rendre compte de son impolitesse. De près, il se rendit compte qu'elle était vraiment magnifique. Sa peau sombre contrastait avec la blancheur de ses cheveux, dont quelques mèches s'échappaient de son casque. Ses yeux étaient vert-bleu, semblant changer de couleur à chaque fois qu'il les regardait, et pénétrants. Ses oreilles étaient légèrement pointue, comme celles d'une elfe, et de petites boucles d'oreille violettes en forme de triangle y pendaient. Il songea avec douleur que Lance aurait sûrement tenté de la séduire.

Tout occupé qu'il était à la détailler, il ne s'était pas rendu compte qu'ils étaient arrivés dans une petite pièce lumineuse. Les couloirs se ressemblaient tous. Ils devaient être dans l'Olympe, le complexe qui surplombait le Paradis et où la Milice et les Archanges résidaient, et d'où ils pouvaient facilement observer et surveiller le monde qu'ils avaient créé. Keith n'y était évidemment jamais entré, sauf pour être jugé dans le Tribunal, qui se trouvait un peu plus sur la gauche de la colline.

Ici, il n'y avait rien de l'atmosphère austère de la salle du jugement. Au contraire, une impression diffuse de chaleur se ressentait, et il se serait presque cru dans ... Un foyer ? Pour autant qu'on puisse appeler ainsi un enfilement de pièces immaculées sans autre décoration que des dorures moulées. Quand la capitaine le reposa, sur une des chaises qui entouraient une table blanche, il se serait presque senti à l'aise. Mais peut-être n'était-ce encore qu'une hallucination conduite par l'ambroisie ? Il n'y avait personne d'autre dans la pièce, aucun des Archanges. Cette absence le rassurait, même s'il la savait éphémère.

Après avoir déposé son fardeau, la capitaine enleva son casque, libérant une masse incroyable de cheveux qui retombèrent tout autour d'elle. Elle était superbe. Il dégageait d'elle une impression de puissance qu'il n'avait jamais senti auparavant. Dans le brouillard confus de ses pensées, il se demanda si elle avait été humaine auparavant, et si oui, est-ce qu'elle était déjà aussi belle. Où était-ce une conséquence de sa promotion à l'Olympe ? Pourquoi les anges supérieurs devaient-ils tous être aussi beau ? Il bâilla, encore fatigué par sa sieste forcée. La perspective de revoir les Archanges d'ici peu de temps l'effrayait un petit peu. Il se rappelait de leurs yeux menaçants et de leurs aubes blanches qui les faisaient ressembler à des spectres. Même si cette fois, ce n'était pas après lui qu'ils en avaient, il n'était certainement pas le bienvenue ici.

Après un temps d'attente qui lui donna envie de se rendormir, il sentit enfin l'air s'alourdir et l'odeur de brûlé caractéristique qui accompagnait la venue des Archanges. La capitaine se redressa et s'écarta d'un pas pour laisser la place afin qu'ils puissent entrer sans problèmes. La porte s'ouvrit d'abord sur Michel, les six autres prêtres de l'Angélus suivant de près. Ils prirent place autour de la table en silence. Pas un ne lui jeta un regard, et ce n'est que quand ils furent tous installés que la capitaine le présenta enfin :

-Archanges, voici Kezech, condamné à l'exil sur Terre pour la durée d'un an, que vous avez requis de voir aujourd'hui.

-Nous te remercions, Allura.

La dénommée Allura avait parlé d'une voix franche, mais Keith, qui se trouvait à côté, nota le léger tremblement de ses mains, preuve qu'elle n'était pas si à l'aise que ça en leur compagnie. Il la comprenait : ils étaient si imposants qu'on se sentait écrasé en étant dans la même pièce qu'eux. Ils semblaient également ... À part. Comme s'ils ne partageaient pas la même réalité que lui et la capitaine. Alors qu'Allura avait paru accessible, presqu'humaine dans ses actes et ses paroles, eux ressemblaient à des robots dépourvus de pitié. Keith eut un frisson en songeant que même Lotor avait semblé plus humain.

-Bien, je propose que nous commencions.

C'était comme si Keith n'était même pas dans la salle. Alors qu'il avait pensé être un élément perturbateur de grande importance, il découvrait qu'il n'en était rien. Sa présence ne semblait même pas requise. Il était invisible, relégué au rang de moins que rien.

Calmement, l'Archange Michel établi les ressorts de leur assemblé extraordinaire. Il évoqua la menace des démons, sans une seule fois mentionner Lance, pas plus qu'il ne parla du rôle de Keith. L'impression de n'être qu'un vulgaire insecte s'accentuait de minute en minute. Il jetait de temps en temps des regards en coin à Allura, qui restait impassible. Il ne comprenait pas comment elle pouvait être aussi sereine. Ses questions à lui devenaient de plus en plus pressantes, se bousculant dans sa tête. De plus, l'effet de l'ambroisie s'étant dissipé, il commençait à s'agiter sur sa chaise. Pourquoi ces vieux Archanges passaient-ils leur temps à débattre alors que chaque instant qui passait, Lance était de plus en plus en danger ? Keith n'osait imaginer ce par quoi il devait passer.

Lorsqu'enfin l'exposé de la situation cessa et qu'ils purent passer à l'élaboration d'un plan, il recommença à s'intéresser à la discussion. Malheureusement, les choses n'en avancèrent pas plus pour autant. Des blabla à n'en plus finir, des objections, des moues peu convaincues de la part de vieux hommes engoncés dans des robes trop grandes pour eux, qui n'avaient aucune idée de la réalité, tout coincés qu'ils étaient dans leur bulle dorée. Keith aurait voulu leur hurler dessus, leur dire que Lance allait mourir, qu'il ne s'en sortirait pas tout seul, qu'il fallait lancer la Milice sur les Enfers.

Mais il savait que ce n'était pas un plan rationnel, pas plus qu'il n'y croyait vraiment lui-même. Il ne s'agissait que d'une fantaisie, une pensée-couverture avec laquelle il se réconfortait. Ici, la vie d'un humain comme Lance avait peu d'importance. Pour réagir, les Archanges choisiraient l'option la plus stratégique, celle qui leur causerait le moins de perte, et Lance n'entrerait même pas dans l'équation. Ils étaient des stratèges, des guerriers âgés de milliers d'années, rompus aux menaces extérieures. Évidemment, le choix le plus logique pour eux était d'attendre sans attaquer qui que ce soit. Les démons ne feraient rien dans l'immédiat sans les détails que seul Keith pouvait fournir. Par conséquent, le garder prisonnier l'empêcherait de divulguer quoi que ce soit. Or, si Keith ne leur donnait pas les renseignements à temps, Lance mourrait. Mais cela importait peu aux Archanges. Que valait la vie d'un humain voué de toute manière à mourir, face à celle d'un être immortel ?

Keith le savait, même s'il avait refusé de l'admettre. Jamais les Archanges n'avaient eu l'intention de partir en croisade pour sauver Lance. Il était sa seule chance de salut, et en venant ici, il s'était privé à tout jamais de la possibilité de l'aider. Si seulement il avait cédé à Lotor ! Le Paradis aurait été déchiré, mais il aurait eu Lance. Il aurait pu rester avec Lance, la seule chose qui lui donnait envie de se battre pour vivre. Il avait préféré faire confiance à l'Élysée, mais pourquoi ? Dans un dernier sursaut patriotique ? Parce qu'il avait peur pour Daniela et ses enfants ? La vérité, c'est qu'il avait cru qu'en venant ici, il aurait pu obtenir un pardon. Une autorisation spéciale pour rester sur Terre en compagnie de Lance, ou bien de retrouver ce dernier après sa mort, ici. Il avait pensé vivre pour toujours avec lui, si jamais il se rangeait du côté des anges, au lieu de les trahir.

Il en payait le prix à présent.

Il les entendait parvenir à la seule conclusion valable, et sentait son coeur s'alourdir à chaque mot. Il voyait Lance, il l'imaginait seul, perdu dans les ténèbres comme Keith l'avait été durant sa vie humaine. Il ne souhaitait cela à personne.

Quand la sentence tomba, il eut presque un sourire. C'était inévitable.

-Ange Kezech, afin d'éviter que vos renseignements tombent entre les mains des démons, nous vous conduirons demain au Champ de l'Asphodèle, où votre âme pourra enfin trouver la paix.

*
[NDA]
Voilà un nouveau petit chapitre pour vous ! J'en profite pour vous dire que vu que j'ai du mal à respecter la publication tous les dimanches, je me demandais si ça vous dérangerais d'avoir les chapitres de façon aléatoire, quand ils sont prêts ? (j'ai du mal à garder pour moi un chapitre tout chaud j'ai trop envie de le publier immédiatement ;-;)
Merci pour vos vues, votes et commentaires toujours plus nombreux, ça me fait immensément plaisir, j'adore cette fiction et j'aime la partager encore plus !
J'espère que vous resterez avec moi jusqu'à sa fin!
bizous,
calypso
ps : j'écris une autre fiction klance à côté, du style tranche de vie et donc beaucoup plus légère. Je vous dirais quand elle sortira !