Les quatre garçons discutaient en utilisant des termes que Shizuka avait du mal à comprendre, alors elle décida de se concentrer sur son assiette. De temps à autre, l'adolescente jetait des regards autour d'elle : Alec parlait en faisant de grand geste, le garçon appelé Ijichi répondait en hochant vivement de la tête, faisant remonter la monture de ses lunettes sur son nez de son majeur lorsque ses dernières glissaient un peu trop. D'une nature plus calme, Daiki Aoki et Kento Nanami échangeaient ce qui semblaient être des banalités. Lorsque les yeux verts de Shizuka croisèrent les billes sombres cernées de noir du blondinet, elle plongea son regard dans son assiette presque vide. Il avait une façon de la fixer qui la mettait mal à l'aise, c'était comme si ses yeux lui disaient qu'elle n'avait rien à faire ici. 

La jeune fille dut serrer son poing de toute ses forces pour se faire violence. Elle ne pouvait pas encore fuir seulement parce qu'on lui jetait un regard noir ! Ce n'était rien par rapport à ceux que lui lançaient sa famille quand elle vivait encore chez elle. Depuis quelques années déjà, elle enchainait les fugues. Quand elle n'était qu'une enfant, ses parents pensaient qu'elle faisait tout pour attirer leur attention. Shizuka avait beau crier au loup, personne ne la croyait. Elle était la seule à voir ces étranges créatures roder dans les rues et les écoles. Les professeurs et les autres élèves ne cessaient de lui dire de se taire, d'arrêter de mentir et d'inventer des contes. En grandissant, elle avait appris à ne plus rien dire sur ce qu'elle voyait. Pourtant, les fléaux étaient toujours là, l'observant de leurs yeux injectés de sang. 

Mais même si elle s'était tue, les regards de ses parents n'avaient pas changé. Les mots de ses camarades étaient devenus de plus en plus durs. Shizuka avait beau se battre pour les faire taire, elle ne pouvait pas frapper chaque personne qui parlait d'elle dans son dos. Au moins, dans la rue, on ne l'embêtait pas bien longtemps. Et puis à présent, elle se trouvait avec des personnes qui voyaient les mêmes choses qu'elle. L'adolescente avait la preuve que depuis tout ce temps, elle n'était pas folle. Et ce sentiment pouvait battre n'importe quel regard noir qu'on lui jetait. 

Alors, après avoir profondément inspiré, elle leva les yeux vers Nanami avec l'intention de lui rendre la pareille. Mais à sa surprise, il avait complètement détourné son attention de sa personne, et était à présent concentré sur ce que lui raconte Daiki. 

Soudain, elle entendit un pas légèrement dansant se rapprocher du bâtiment de la cafeteria, et sans s'en rendre compte, elle se tourna vers la porte, intriguée de savoir qui allait apparaître dans l'ouverture. Daiki le remarqua et continua de parler tout en observant à son tour la porte du coin de l'œil. Et quelques secondes plus tard, la haute stature de leur camarade de troisième année apparut. 

─ Yo ! s'esclama-t-il avec un sourire jusqu'aux oreilles. 

Les épaules de Nanami se baissèrent en même temps qu'il soupirait, tandis que Ijichi se raidissait sur son tabouret. 

─ Et merde, marmonna Nanami d'une voix si basse que seule Shizuka l'entendit. 

D'après ce que la jeune fille avait comprit lorsque ses camarades, âgés d'un an de plus, étaient arrivés, le garçon qui venait de débarquer était plutôt embêtant, et ils faisaient tout pour l'éviter. Shizuka l'observa discrètement, alors qu'il s'approchait à grandes enjambées de la joyeuse tablée. 

Il était très grand. Encore plus que ses deux camarades, qui faisaient eux-même une tête de plus qu'elle. Il portait des lunettes de soleil aux verres ronds qui lui donnaient un style un peu étrange, mais qui lui allait étonnement bien. Mais ce qui attirait le plus l'attention, selon Shizuka, c'était cette beauté ensorcelante qui se cachait derrière une attitude arrogante. Ses cheveux blancs détonnaient avec son uniforme sombre, presque noir. Ce n'était pas le même que ceux que portaient Nanami et Ijichi, mais la matière était identique. Est-ce qu'elle y aurait aussi le droit ? 

─ Vous parlez de quoi ? Oh, une nouvelle ? Tu t'appelles comment ? Tu as pas l'air à l'aise, t'es sûre que ça ? Elle est arrivée aujourd'hui ? J'ai entendu dire du directeur qu'on allait accueillir quelqu'un mais je pensais pas que ça se ferait aussi vite, il a réussi à te convaincre rapidement apparemment ! Et tu-...

─ Tais toi espèce d'idiot, le coupa brutalement Nanami en lui jetant un énième regard noir. Il semblait pouvoir en lancer à la pelle, et à tout le monde, releva Shizuka en se recroquevillant légèrement sur sa chaise. 

Il était à peine rentré dans la pièce qu'il lui avait sauté dessus et avait commencé à lui poser mille et une questions. Heureusement pour elle, Nanami s'était interposé. Shizuka ne savait pas comment elle aurait réagi s'il avait continué quelques secondes de plus. 

─ C'est Shizuka Minami, répondit Alec avec du riz plein la bouche. Elle est timide donc l'assomme pas de question Gojo !

Son rire amusé énervé Shizuka, mais elle serra le poing pour se contenir. Ici, elle avait une place. Il ne fallait pas tout gâcher. Alors, elle posa ses mains sur ses cuisses, tapotant sa jambe de son index. En se concentrant sur un rythme régulier, elle put répondre sans s'emporter.

─ Je m'appelle Shizuka Minami, j'ai quinze ans. Je suis pas à l'aise parce que je connais personne et oui, je suis arrivée y'a deux heures donc je vais pas faire comme si on était amis. 

Sa dernière réplique jeta un froid dans la salle. Alec et Daiki échangèrent un regard, se demandant sans un mot quoi faire pour réussir à changer de sujet. Ijichi semblait sur le point de s'évanouir, et contre toute attente, Nanami esquissa un sourire. Mais ce qui étonna le plus Shizuka fut le rire spontané de Gojo, qui résonna entre les quatre murs qui les entouraient. Il se tint le ventre pendant plusieurs secondes, avant d'essuyer une larme, que Shizuka savait inexistante. Quel comédien, pensa-t-elle. 

─ Je t'aime bien, t'es une marrante toi !

Shizuka haussa un sourcil, un peu perturbée par sa réaction, et ouvrit la bouche pour répliquer. Mais alors qu'elle allait parler, Alec la coupa : 

─ Bon, nous on a fini de manger donc on pensait faire visiter le complexe à Shizuka ! Et aussi lui montrer notre force occulte ! Donc à plus tard les anciens, on part devant ! 

Daiki se leva en même temps qu'Alec, et le blond attrapa le bras de Shizuka pour l'entraîner avec eux. Le brun salua d'un hochement de la tête ses aînés, et disparut par la porte. La jeune fille jeta un dernier regard derrière elle, laissant son camarade la guider jusqu'à l'extérieur. La dernière chose qu'elle vit fut le sourire énigmatique de Gojo. 

─ Il aurait pu débarrasser leur affaires, ces sales gosses, râla Nanami. 

***

─ J'étais en train d'étouffer ! s'exclama Alec lorsqu'ils furent assez loin. 

Il lâcha le bras de Shizuka, et passa ses mains derrière sa tête, avançant devant ses amis pour montrer le chemin à la nouvelle venue. Le chemin de terre battue était encadré de part et d'autres de grands sapins, devant lesquels deux longues rangées d'énormes tōrō bordaient l'allée. Les grosses lanternes de pierre devaient résister au temps depuis des décennies : malgré la mousse verdâtre qui transpirait de rosée du matin, elles étaient complètement dégagées de mauvaises herbes à leur base. Les moines que Shizuka avaient cru voir passer ici et là devaient sûrement s'en occuper. Elle ne préférait pas imaginer le temps que ça leur prenait : avec une hauteur de près de deux mètres, l'adolescente n'était même pas sûre de pouvoir toucher ses doigts si elle devait en enlacer une. 

─ Tu as envie de voir quelque chose en particulier ? demanda Daiki en se penchant légèrement vers Shizuka, alors qu'il marchait à ses côtés. 

Elle tourna la tête vers lui : il avait un air complètement désintéressé sur le visage. Pourtant, la façon qu'il avait de s'adresser à elle contraster avec son faciès. Il paraissait vraiment concerné par ses demandes et ses envies. 

─ Comme j'ai déjà vu le plus important, on peut directement aller voir votre entrainement, si vous voulez, proposa la jeune fille en haussant les épaules. 

Le professeur Masamichi lui avait déjà montré le terrain d'entrainement et les dortoirs, et les deux garçons l'avaient accompagnée jusqu'à la cafétéria. Et comme Shizuka n'avait pas particulièrement envie de visiter les salles de classe, et qu'elle ne savait pas à quoi servaient les autres bâtiments, elle avait préféré rester au plus simple. 

─ Let's go ! s'écria Alec en sautillant devant eux. 

Lorsque le trio arriva sur ce qui semblait être un banal terrain de sport, entouré lui aussi par la forêt de pins, Shizuka s'arrêta. Quelques heures plus tôt, elle n'avait pas vraiment eu le temps d'observer les alentours, elle était trop occupée à voir ses deux camarades se taper dessus. Mais maintenant, elle remarquait que l'on pouvait voir les montagnes depuis le haut des marches qu'elle s'apprêtait à descendre. L'adolescente eut l'impression d'être minuscule face au paysage qui s'offrait à elle. Avec le vent frais qui faisait chanter la cime des arbres et le soleil qui réchauffait l'air, Shizuka se sentit en paix pour la première fois depuis bien longtemps. 

─ Tu nous regardes ou tu veux essayer de te battre ? la questionna le brun, la sortant de sa contemplation. 

─ Euh, si vous utilisez des pouvoirs, je suis pas sûre de pouvoir suivre... 

Daiki hocha la tête, et lui proposa de s'asseoir sur les marches ou dans l'herbe verte, tandis qu'il s'avançait vers le centre du terrain de sport, accompagné de son ami blond. Alec s'étira le dos et les bras au dessus de la tête, avant de faire craquer toutes les phalanges de ses doigts. Shizuka grimaça, entendant les bulles d'air éclater avec un peu trop de précision. Elle détestait ça. 

─ Etant donné que ma force occulte me sert principalement à soutenir les autres exorcistes, je me balade avec une épée pour pouvoir attaquer en général, expliqua Alec, une main sur la hanche. 

─ Donc tout le monde n'est pas en position d'attaquer les mon- les fléaux ? Mais du coup, comment tu fais pour les affronter ? fit Shizuka en fronçant les sourcils. C'est pas dangereux si t'es tout seul ?

Elle, elle parvenait à en tuer des petits en leur tapant dessus assez fort. Si elle se trouvait en face d'un monstre trop gros ou trop puissant, elle faisait marche arrière et décampait le plus loin possible. Mais c'était parce qu'elle n'avait aucune obligation. Alec, qui était un exorciste, devait être obligé de se battre s'il rencontrait une de ces créatures, pensa Shizuka. 

─ Souvent, on part en mission à deux, surtout si on a un niveau équivalent aux nôtres. Mais Get-... enfin Gojo, par exemple, il peut y aller tout seul. Il est vraiment très fort donc y'a aucun soucis. Nanami peut aussi en faire seul, puisqu'il est semi-grade 1, mais je crois qu'il aime pas trop ça depuis l'année dernière. 

En voyant l'air grave passer sur le visage des deux garçons, Shizuka préféra rester silencieuse et ne pas poser de question sur ladite année. Elle recroquevilla ses genoux contre sa poitrine et passa ses bras autour de ses jambes. La tête posée sur ses genoux, elle attendit la suite. Daiki prit la parole. 

─ Dans ma famille, on se lègue trois objets, raconta le brun avec une voix sérieuse. Même si on ne fait pas partie des trois familles les plus grandes et les plus connues du monde des exorcistes, on a... un passé plutôt fourni. 

Alec se balançait sur ses jambes, un grand sourire plaqué sur le visage. Il semblait fier de ce que son ami s'apprêtait à dire, mais Daiki limita les informations devant la nouvelle venue. Mais Shizuka ne s'en souciait pas plus que ça. Après tout, elle ne leur faisait pas encore confiance non plus. 

─ Grâce à un sort, je peux matérialiser un miroir. 

─ Un miroir ? C'est utile pour affronter des fléaux ça ? sourit Shizuka, un peu moqueuse. 

Est-ce qu'ils prenaient peur en voyant leur reflet ? Après tout, ils étaient vraiment moches. Alec pouffa, mais il se reprit en voyant le regard irrité de son ami. 

─ Si tu te crois si maline, pourquoi n'essaierais-tu pas de le frapper, pour voir ? 

comme pour maiko, pas sûr qu'il y ait une suite, je préfère prévenir.