Épisode 40: RETOUR DANS LE PASSÉ
2018/Stittsville
Matthew s'était sciemment laissé traiter comme un paillasson par Calvin sept ans auparavant. Croyant être condamné à un pattern amoureux nocif, il s'était planqué derrière le mantra « le bonheur à deux n'est pas donné à tous ». Cela allait de paire avec sa promesse de ne plus jamais tomber dans le panneau. Depuis, il avait repoussé systématiquement toute démonstration d'intérêt à son égard. L'arrivée inattendue et déstabilisante de Tobias avait par contre provoqué en lui une fièvre de désir difficile à combattre. Une vieille chanson populaire « Step by Step » fit écho dans sa tête.
Step by step
Ooh baby
Really want you in my world
Step 1: We can have lots of fun
Step 2: There's so much we can do
Step 3: It's just you and me
Step 4: I can give you more
Step 5: Don't you know that the time has arrived (1)
Tout comme sur une bible, il avait juré de suivre à la lettre les cinq commandements du parolier Maurice Starr. Le déraillement dantesque qu'il avait survécu était un supplice qu'Il éviterait à tout prix. Il apprivoisa avec prudence son nouvel état lascif. Cette précaution n'empêcha nullement par contre le tiraillement impétueux entre son cœur et sa raison. D'une part, Matthew voulait se lancer dans le vide et savourer les titillements de cet attirance démesurée et de l'autre, un rappel à l'ordre lui imposait de demeurer sur ses gardes.
Tobias était chamboulant. Au-delà de sa personnalité forte et confiante, il était aimant, avenant, prévenant, intéressant, amusant, motivant, plaisant et intelligent. Ces traits de caractère suscitaient chez Matthew un abandon complet qu'il cherchait en vain de refouler. C'est pourquoi il s'était frileusement convaincu de s'enclouer un bon moment aux étapes 1 et 2 de Starr : avoir du plaisir et étirer les fréquentations.
Justin était conscient de la situation souffreteuse mais pariait tout de même sur l'avenir de ce couple. La patience du prétendant contrecarrait les réticences de Matthew. Il avait la certitude que le temps arrangerait les choses. Il accueillit donc Tobias patemment chez lui et encouragea la relation. De surcroît, sa présence de plus en plus fréquente sur Forestdrive facilitait ses esquives au complexe souterrain. L'attention de Matthew était focalisée sur ses tracas de bonheur et non sur les allées et venues de Pierson.
Avant de quitter les tourtereaux pour l'après-midi, Justin mit la main sur l'épaule de Matthew.
— Bon... je vous laisse.
Puis en mode tête-à-tête ajouta : Au pis aller, tu sais qu'on te ramassera. T'inquiète !
..ooºº00ººoo..
Justin choisit une planche parmi les quelques jugées inimportantes lors de la réactivation de sa mémoire. Le garçonnet qui s'y trouvait ne générait toujours aucun souvenir. Les milles mots associés habituellement à une image manquaient à l'appel. Il avait beau fixer ce visage et présumer qu'il le représentait, rien ne fit surface. Irrité, il déposa la planche sur la table de travail. Ses souvenirs d'enfance et d'adolescence semblaient volatilisés et pire, il réalisa soudainement qu'il ne s'était badré de recouvrir cette période de sa vie avant. Son subconscient lui jouait-il des tours ou le protégeait ? se questionna-t-il.
Il consulta à nouveau l'ordinateur de Grayson. Tous les sous-dossiers « Justin Pierson » avaient été lus de fond en comble sans jamais y trouver simple mention de sa jeunesse. Aujourd'hui ne faisait pas exception. Agité, il joua un peu avec la souris et déplaça par inadvertance le dossier principal. Coup de théâtre, cela dévoila un dossier « Notes à l'auteur ». Il cliqua sur ce dossier dissimulé. Une nouvelle fenêtre s'ouvrit. Ses yeux bondirent. À la lecture en diagonal des titres des documents, il en déduit que l'information était directement liée à la période avant ses dix-huit ans. Il parcourut ces notes avec une intention de lecture hors du commun.
..ooºº00ººoo..
1989 / La capitale provinciale sur l'Île de Vancouver
John Pierson entra chez Maggie Thornway en épouvante. Son frère et son épouse avaient été victimes d'un accident mortel de la route et son neveu de cinq ans avait été pris en charge provisoirement par l'état. Toujours sous le choc, John échangea quelques mots avec la travailleuse sociale puis s'approcha doucement de l'orphelin.
— Bonjour Justin. Je suis ton oncle John. Ton papa t'a déjà parlé de moi ?
Le garçon fit signe que oui.
— En ce moment, nous avons tous les deux une grosse peine. Tu sais cette grosse boule que tu sens ici, je l'ai moi aussi. J'ai besoin de toi pour m'en débarrasser. Ce sera plus facile à deux. Qu'est-ce que tu en dis ? Tu veux qu'on s'entraide ? suggéra-t-il en ouvrant les bras.
Le garçon alla vers l'homme qu'il n'avait vu qu'en photo et l'agrippa au cou de toutes ses forces. Le geste du petit prit John de court. L'oncle ne put se contenir et pleura la perte de son frère à chaudes larmes. La culpabilité d'avoir négligé sa famille pour prioriser sa carrière aux Etats-Unis le sapait. La travailleuse sociale crut bon leur laisser leur moment d'intimité. Malgré la tragédie, les deux allaient s'en sortir, jugea-t-elle en quittant la pièce. Justin se détacha de son oncle et les deux se regardèrent dans les yeux.
Pendant un bref instant, John sentit la présence de son frère.
— Oncle John. C'est OK, dit tout bonnement le petit.
John se sentit absous et apaisé.
— Oh petit homme, c'est moi qui devrait te consoler, rattrapa John.
— Est-ce que c'est vrai ce que papa racontait sur toi ?
— Que disait-il ?
— Qu'on vous appelait les deux petites terreurs du voisinage.
— Il t'a raconté cela ! C'est vrai qu'on a fait les cents coups à répétition. Ta pauvre grand-mère... toujours en train de s'excuser auprès des voisins, arriva-t-il à dire avec un sourire larmoyant.
— C'est OK Oncle John. Tu sais... j'aime ça aussi jouer des tours.
— Et bien, je te promets qu'on va s'amuser à en jouer plein des tours ensemble. Mais pour l'instant ...
Il prit son neveu dans les bras et les deux sanglotèrent silencieusement.
— Ouf, ça fait du bien pleurer. Je ne sens presque plus la vilaine boule. Toi ? lança l'oncle John d'une voix tremblotante.
— Pareil. Elle est toute petite ! cria Justin triomphalement.
— Et bien, je crois qu'ensemble on va y arriver petit homme. Viens. Allons dire au revoir à la gentille Mme Thornway qui t'a hébergé le temps que je rentre au pays. Elle a sûrement des papiers à me faire signer.
***
La vie du petit Justin changea radicalement. Après que son oncle ait vendu la maison de ses parents et réglé la succession, il passa d'une vie rangée de banlieusard à celle de bohème. L'été, John et son neveu s'installaient temporairement à Stratford pour la durée du Festival de Shakespeare. Son oncle comédien y détenait à chaque an une série de rôles secondaires et parfois même de doublure de premiers rôles. Chaque soir, le duo oncle-neveu se croisait les doigts espérant une indisposition soudaine d'un des acteurs qu'il doublait. Peu veinard, il ne remplaça pas une seule fois en neuf saisons.
Justin passa une grande partie de son temps dans les coulisses du Tom Patterson Theatre. La dichotomie entre les rouages techniques calculés de l'arrière-scène et la magie qui s'opérait spontanément sur la scène l'éberluait. À chaque représentation, il avait la bonne fortune de se voir assigner un siège différent. Cindy, la préposée au guichet, lui refilait à la dernière minute le meilleur des billets non vendus. C'est grâce à elle qu'il s'était balloté à travers les six cents sièges entourant les trois côtés de l'immense scène fait sur le long. Parfois, des sièges étaient ajoutés derrière le quatrième côté pour jouer à l'italienne. Revoir chaque spectacle sous un angle différent était une école de théâtre en soi.
Lorsque une représentation était à guichet fermé, Justin s'installait dans la régie avec l'éclairagiste en chef ou tout simplement sur un tabouret en coulisse. Il savait se faire petit. Il appréciait le jeu des acteurs mais réservait ses applaudissements les plus enthousiastes pour son oncle John. Il était son plus grand fan.
Stratford n'était pas qu'une série de salles de théâtre, c'était un milieu de vie serein. La floraison estivale qui y proliférait sous le pouce vert d'horticulteurs émérites embaumait et colorait les quartiers résidentiels. L'architecture figeait discrètement la ville dans une époque passée et ajoutait une authenticité aux soirées shakespeariennes appréciée des festivaliers.
Comme John cuisinait peu, Justin découvrit la fine gastronomie à travers la panoplie de tables qu'offraient les chefs. À Stratford on se piquait du mariage réussi entre la restauration des grandes métropoles et la fine attention rurale. Les jours de relâche, le garçon aimait bien explorer les deux musées ou apprécier le travail des artisans dans les différentes boutiques. Parfois, son oncle louait un kayak biplace pour pagayer le long la rivière Avon en quête des fameux vingt-quatre cygnes de Stratford. Sinon, Justin s'amusait à faire répéter les textes de son oncle en déambulant à travers les magnifiques jardins de Stratford. Le pont de bois l'inspirait particulièrement. Plus d'une fois des passants avaient eu droit à un extrait de la scène de combat entre Mercutio et Tybalt de Roméo et Juliette. Justin adorait sa vie saisonnière à Stratford.
Le reste de l'année, le garçon suivait l'itinéraire erratique de son oncle selon les contrats dénichés par son agent. Les deux faisaient bonne équipe et élisaient temporairement domicile dans des motels non loin des salles de spectacles ou des studios d'enregistrement. Lors des périodes creuses, l'oncle John louait un loft pour une période indéterminée et encadrait son neveu avec un programme scolaire pour développer ses compétences en lecture, en écriture et en mathématique ainsi qu'alimenter ses connaissances générales. L'école à la maison lui plaisait mais l'école de la vie l'emportait haut la main. Les rencontres et apprentissages faits sur les plateaux de tournage, les salles de répétitions, les coulisses, les trains, les autocars et les motels étaient incroyables. Pour rien au monde Justin aurait-il échangé cette vie de bohème contre une autre.
En plus d'une réussite scolaire, son oncle insistait à ce qu'il garde une forme physique exemplaire. Son frère avait été l'athlète dans la famille et il imaginait bien qu'il aurait aligné son fils vers les sports. Chaque fois qu'il le pouvait, John engageait un instructeur pour des séances privés dans un sport individuel afin de développer les habiletés de son neveu. Tout comme son père, Justin avait une facilité pour les sports. Il aimait notamment la natation, le plongeon et le tennis. L'hiver, son oncle et lui ne rataient jamais une occasion pour se passer la rondelle sur la glace.
À l'adolescence, les rares moments où il était seul, Justin se distrayait avec sa planche à roulette. Bien que ce rythme de vie le satisfaisait, l'interaction avec des jeunes de son âge était quasi inexistante. Seuls les saisons à Stratford permettaient quelques fréquentations amicales sans toutefois développer d'amitiés serrées. Un jour, il en glissa mot à son oncle.
Dès qu'une opportunité d'emploi stable se présenta pour John, il lâcha immédiatement le circuit des auditions et des contrats ponctuels et s'installa à Saskatoon. Les sommes reçues des polices d'assurance-vie et la vente de la maison familiale qu'il gérait depuis neuf ans pour son neveu facilitèrent cette transition. Justin était adolescent et il était temps qu'il se retrouve parmi des jeunes de son âge. John quant à lui avait cessé de rêver à la gloire. Une vie un peu plus conventionnelle les attendait.
..ooºº00ººoo..
2018 / Deuxième palier
Justin ferma les yeux. L'image de son oncle se dessina dans son esprit. Son regard de yeux vairons lui procurait un profond sentiment de réconfort. Oncle John avait été à la fois un oncle, un père, un protecteur, un modèle et un ami. Même dans sa maladie, il avait été derrière lui sans jamais donner vent du mal qui le rongeait. C'est pourquoi le lendemain de ses dix-huit ans, l'annonce d'un deuxième orphelinage l'avait complètement sonné. Ému, il s'essuya les yeux et reprit sa lecture. Il ne voulait plus de trous de mémoire aussi petits ou insignifiants qu'ils soient. Tous ses souvenirs lui appartenaient.
..ooºº00ººoo..
1998/ École secondaire Sacred Heart en Saskatchewan
Frank suivit ses collègues vers la porte de sortie de l'école sans trop participer à la conversation. Sa tête était complètement ailleurs. La peur de commettre une bourde l'habitait lourdement. Il pesa le Pro und Kontra de la situation et se convainquit d'aller de l'avant et alerter. Il s'arrêta de manière brusque.
— Nom d'un chien ! Je quittais sans mes copies à corriger. Allez-y sans moi. On se revoit lundi matin, dit-il un peu affolé.
Le petit groupe d'enseignants le regarda rebrousser chemin à toute vitesse vers son bureau.
— Devinez qui n'a pas de vie sociale parmi nous, rigola le professeur de mathématique en poussant la porte vers l'extérieur.
Une fois dans son bureau, Frank déposa son attaché-case et prit soin de bien verrouiller la porte avant de signaler. On décrocha à l'autre bout après trois sonneries.
— Zackary, il y a un adolescent de quatorze ans ici qui s'apparente beaucoup au profil que tu recherches. Il fait partie de la distribution du spectacle mi-année que nous présentons la fin de semaine prochaine : L'Histoire de l'Histoire. Ça se passe à l'auditorium de l'école. Je te réserve un billet ?
— Quatorze ans c'est un peu jeune. Par contre, si tu crois qu'il a les traits marquants du profil recherché, j'y serai.
...
Trois mois auparavant
Justin débarqua sur le campus de l'école un peu sceptique. Il n'avait pas mis les pieds dans une école depuis sa maternelle. Il était loin d'avoir fait l'école buissonnière. Son oncle lui avait monté tout un programme de formation à la maison et offert une école de la vie des plus solides. Le côté scolaire n'inquiétait donc personne. On sepréoccupait plutôt des rapports inter-relationnels avec les jeunes de son âge avecqui il avait eu peu d'interactions. La sédentarisation soudaine du duo Pierson était à la fois bienvenue etanxiogène.
Justin aurait préféré un sport-études à un art-études mais la compétition pour les places disponibles en avait décidé autrement. Il se plut rapidement au sein de la cohorte du programme d'immersion française. Bien que réservé, un petit cercle d'amis gravita assez rapidement autour de lui. En classe, il se démarqua immédiatement auprès de ses enseignants par la vivacité de son esprit et sa grande humilité. Pour contrer sa déception initiale, il se contenta de faire partie de l'équipe d'athlétisme après les heures de classe.
Frank, le professeur en art dramatique, avait ciblé après quelques cours le talent brute du garçon. De manière innée, il arrivait à se dissimuler derrière le visage de chacun de ses personnages sans jamais éclipser ceux avec qui il partageait la scène. Sans surprise, les jeunes aimaient faire équipe avec lui.
À la mi-année, on montait toujours une création collective avec les élèves finissants pour donner de la visibilité aux talents bourgeonnants à l'école Sacred Heart High School et amasser des fonds pour participer à la compétition de la Saskatchewan Drama Association ainsi qu'aux compétitions régionales et provinciales des festivals de théâtre amateur.
Frank invita exceptionnellement l'élève de neuvième année à participer aux ateliers d'écriture. Cet environnement créatif informel lui permettrait de mieux le connaître et créer un lien avec le jouvenceau. Les élèves finissants s'étaient embarqués dans un concept de têtes d'affiche historiques. Ils voulaient faire le tour de l'histoire de l'humanité en accéléré. L'exploration de personnages variés haut en couleurs offrirait à tous l'opportunité d'un rôle avec du gallon.
L'écriture allait de bon train. Justin s'était très bien intégré au groupe de plus vieux et servait même un peu de bras droit au responsable du projet. Les répétitions présageaient tout un spectacle. Mais à la première tentative d'enchainement, on s'aperçut que quelque chose ne tournait pas rond. Frank arrêta tout et demanda à la troupe de se rassembler sur la scène. Les jeunes s'avancèrent déconcertés.
— Désolé d'être un trouble fête mais d'un point de vue public on ne comprend pas ce qui se passe sur scène. Ce n'est pas vous le problème. En fait, ce que vous faites est excellent. C'est le texte qui bute. Il faudraitrabouter tous ces clins d'œil historiques avec une narration quelconque.
— M'sieur Kirby... Et quel est le MAIS ? demanda Démétrio.
Frank ne s'attendait pas à cette question aussi rapidement. Il sauta sur l'occasion et pesa chacun de ses mots. il fallait que l'idée semble venir du groupe et non de lui.
— Et bien ne vous affolez pas. La solution la plus simple serait de sacrifier une scène et de partager la narration entre les comédiens coupés, annonça Frank.
Ce changement de dernière minute provoqua une vague de mécontentements verbaux parmi toute la troupe.
— Je ne vois pas qui voudrait échanger son premier rôle pour celui d'un simple narrateur, annonça Laura au nom de tous. Moi la première. Je serais sotte de laisser tomber Cléopâtre pour quelques répliques entre les scènes.
— Tu as raison Laura. Ce rôle accessoire est beaucoup moins excitant. Mais c'est cela ou on offre une pastiche de scènes décousues.
La discussion très animée se poursuivit un bon quinze minutes. Personne ne voulait prendre l'arrière plan dans ce spectacle. Démétrio siffla et demanda la parole.
— M'sieur Kirby. Comme ce n'est qu'un petit rôle pourquoi ne pas le donner à Justin. Il travaille avec nous depuis le début et ça lui donnerait une première expérience de scène même s'il n'est qu'en neuvième.
Justin fut surpris par la proposition et encore plus par la réaction acquiesçante de toute la troupe. Frank se tourna vers Justin.
— Ce n'est pas bête comme idée. Qu'en dis-tu Justin ? Ça te tente de monter sur scène avec les finissants ?
— Oui, j'imagine mais...
— Pas de MAIS Justin. M'sieur Kirby, c'est réglé. Justin sera le narrateur et nous gardons tous nos rôles. On reprend l'enchainement maintenant ?
Soulagés, les jeunes se relevèrent pour reprendre leurs places en coulisses.
— Minute papillon ! Il faut le créer ce personnage. Un fil d'Ariane ne se produit pas du jour au lendemain. Rassoyez-vous et proposez vos idées.
Un peu à reculons, les élèves s'exécutèrent.
— Et s'il ouvrait un grand livre et lisait des passages qui introduisent nos scènes ? proposa une des élèves.
— On l'a vu cent fois celle-là. Cherchons quelque chose de moins cliché, rétorqua un autre.
Frank prit plaisir à voir les jeunes s'investir dans la recherche d'une idée et les laissa se gérer seuls. Les idées fusaient.
— Oh ! Oh ! Cette fois, j'ai la bonne, s'écria Laura.
L'affirmation reçut quelques commentaires taquins mais cela ne l'empêcha pas de poursuivre.
— Vous allez tous ravaler vos commentaires, enchaina-t-elle en riant. Et si c'était un garçon en train de compléter son plan d'étude pour le test de fin d'année en Histoire 531. Chaque question préparatoire servirait d'introduction. Et nos scènes seraient le reflet de son étude.
— Oh! Là on est sur une bonne voie, intervint Frank.
— En fait, si chaque question reprenait le style de la scène qui la suit, cela expliquerait la variété des performances. Après tout, c'est cela qui boguait, avança un autre.
— Élabore Martin. Je ne suis pas certain de comprendre.
— Pour ma scène d'Alexandre le Grand, Justin pourrait introduire en feignant une bataille au glaive avec un adversaire imaginaire.
— Et pour ma scène de Catherine La Grande, il pourrait parader une longue cape et flirter avec le public tout en récitant son texte.
— Pour Molière et le Roi Soleil, une prestation stand-up. Ça irait bien avec Molière, non ?
— Pourquoi pas un mime pour Neil Armstrong et la conquête de l'espace ?
— La scène avec Cléopâtre et Jules César est en mode Broadway. Il pourrait présenter son introduction avec quelques pas de claquettes.
— Oh et pour Amelia Earhart, un chapeau aviateur et une clé anglaise en train de réparer une quelconque pièce de mécanique.
— De Vinci et la Renaissance, quelques coups de pinceaux en récitant sa prose ?
— Wow ! Vos idées sont fantastiques. Avant de poursuivre par contre j'aimerais que vous remarquiez que ça commence à être un rôle de plus en plus étoffé. Peut-être qu'un ou une parmi vous voudrait ce rôle ? suggéra Frank.
Tout le monde se tut. Le professeur semblait les ramener à la case de départ. Démétrio brisa le silence.
— Bof. Pas vraiment M'sieur Kirby. Ça demeure de très courtes vignettes d'introduction. C'est vraiment parfait pour un élève de neuvième année qui en est à ses premières armes.
— Ok. Si c'est comme cela que vous le percevez. Justin ?
— Vous m'attribuez beaucoup de talents. Vous n'avez pas peur que je déçoive ? Un mime, une bataille, une récitation et des coups de pinceaux, j'y arriverai... mais humoriste ou encore danseur... je n'ai jamais fait cela. Et flirter avec le public... ça veut dire quoi exactement ?
Le dernier commentaire tira du groupe une bonne risée. Son quatorze ans contre leurs seize/dix-sept ans témoignait un peu de son innocence.
— Mais c'est quoi Pierson... une minute tout au plus à chaque intro ? Et ce n'est pas grave si ce n'est pas extra. Ça fera rire. Tu es en neuvième. Il n'y aura pas d'attentes particulières. C'est sur nous les finissants qu'il y aura une pression de démarquage. Le but c'est de rassembler nos scènes, dit Démétrio.
— Il a raison Justin, renchérit Laura.
— Ok. Si tout le monde s'entend sur le fait que je ne suis qu'un accessoire, je veux bien essayer mais vous devez promettre de ne pas vous moquer de moi.
Des « promis ! » et des « juré, craché » fusèrent de toutes parts.
— Bon, maintenant que cela est réglé reprenons l'enchainement et gardez vos valves créatives ouvertes. Demain, on retourne en atelier d'écriture. Vous vous regrouperez par scène et concocterez les introductions de Justin.
La narration ajoutée au spectacle ficela le tout. Justin était un peu nerveux au début mais endossa rapidement la peau de son personnage. Chaque équipe le dirigea dans la scène qu'il lui avait écrite. À travers l'exercice, on apprit à le connaître et à découvrir ses talents. Il relevait chacun des défis lancés avec brio. La chorégraphie du glaive avec un adversaire imaginaire était cinglante, le stand-up était tordant, son imitation de Marcel Marceau touchant, sa parodie de la royauté flirte rigolote et ses pas de danse enchantants. En fait, Justin était beaucoup plus que le simple narrateur du spectacle. Trop pris par leur propres rôles, les jeunes ne constatèrent pas qu'ils avaient en fait créé un personnage important extrêmement bien campé par cet élève de neuvième année.
À trois jours du spectacle, Frank annonça qu'il rajoutait une scène pour fermer les spectacle qui selon lui tournait court. Il fallait ramener le narrateur et toute la troupe dans un moment festif.
— Mais on est à quelques jours des représentations, se plaignit Laura.
— Oh! Oh! Laura... trois jours c'est immense. Sur Broadway, on peut vous annoncer un nouveau numéro quelques heures avant le lever du rideau.
— Bon, qu'est-ce que c'est alors ? demanda l'élève.
— Une chanson toute simple introduite par le narrateur et ensuite entonnée par toute la troupe derrière lui.
Tous les jeunes étaient excités sauf Justin.
— Qu'y a-t-il Justin ?
— Bien, je chantonne dans ma douche Monsieur Kirby mais de là à faire cela en publique. Là, je vais réellement faire rire de moi.
— Mais non. Tu t'en fais pour rien. J'ai écrit une mélodie d'une simplicité incroyable qui ressemble plus à une poésie. On la répète et tu vas voir.
Son inconfort de chanter devant ses pairs fit bien rigoler et confirma sa crainte.
Le soir même, John vit que Justin était troublé et l'interrogea. Justin ne se fit pas prier pour dévoiler son malaise. Il expliqua qu'il n'avait jamais chanter de sa vie et qu'on terminait le spectacle avec un petit solo du narrateur. Il serait la risée de l'école et on le lui rappellerait jusqu'à sa graduation.
— Chante-la moi cette chanson. Ça ne peut pas être si mal que cela.
L'oncle écouta attentivement. Le problème n'était pas les notes mais bien tout l'inconfort que Justin dégageait. John eut une idée.
— Allez garçon, chausse tes vans et embarque dans la voiture.
Il l'emmena au cinéplex où il était gérant. La salle 8 était en rénovation. Il l'installa devant l'écran et se mit à l'arrière.
— Bon, rappelle-toi Stratford et les soliloques de Macbeth ou de Hamlet. Ferme les yeux et chante sans t'empêtrer de la mélodie. Concentre-toi sur la puissance de projection des mots. Interprète les paroles. Raconte une histoire. Vis une émotion. Oublie que je t'écoute. Laisse tout résonner dans ta tête et envahir ton corps. Quand tu es prêt, tu peux y aller.
Justin se concentra, prit une profonde respiration et se lança dans le vide. Il exécuta tel que dirigé. Les premières notes giflèrent John de plein fouet. Mais d'où sortait cette voix tout à coup ? se demanda-t-il. Bien qu'elle manquait de technique, il y avait là un potentiel inexploré. C'était vraiment l'assurance qui lui faisait défaut. Et ça, John savait comment la lui donner. Justin termina et ouvrit les yeux.
— Et alors ?
— Peux-tu refaire cela exactement pareil avec les yeux ouverts maintenant ?
— J'imagine, répondit-il encouragé.
Justin s'exécuta.
— Et alors ?
— Et alors ? Si j'avais su que tu cachais ce talent, ce n'est pas en plongeon que je t'aurais trouvé un instructeur.
— C'est bon ?
— Justin ! C'est extra.
— C'est vrai ? Je peux le faire encore mais cette fois avec la mise en scène ?
— Fais-toi plaisir garçon. On a tout notre temps.
Et c'est ainsi qu'ils répétèrent la chanson pendant une bonne heure. À force de reprendre, Justin commença à s'entendre. Cette « masterclass » réussit à lui donner confiance. Il aimait ce qu'il entendait.
Chanter impliquait interpréter avec ses cordes vocales, son corps, son expression faciale et une émotion du moment. John était abasourdi. Comment ne s'était-il jamais aperçu de ce talent ? Il lui trouverait un coach vocal pour façonner cette voix.
***
Soir de représentation
Justin gagna le public dès sa première courte scène. Tout au long, ses vignettes furent applaudies avec entrain. Le parie était gagné. Les introductions alignèrent le public vers chacune des scènes disparates et créèrent une cohérence qu'on n'aurait eu autrement.
Fidèle à lui-même, il brillait pendant sa minute sans jamais chercher à en mettre un peu plus et éclipser les autres.
On arriva à la fin du spectacle. Ce qui s'était passé dans la salle de cinéma se passa à nouveau sur scène. On éclaira le narrateur assis sur son lit terminant son étude. Il se passa la main dans les cheveux et soupira.
— Ouf. C'est fait.
Il rassembla ses cahiers de notes.
— C'est fou tout ce qui s'est passé depuis le début des temps et tout ce que nous avons pu être. Mais en fait, sommes-nous si différents d'époque en époque ?
La narrateur enchaina à cappella avec la fameuse finale. Bien que le texte et la mélodie étaient simples comme promis, Justin chanta avec une justesse et une puissance impressionnante.
Je ne suis qu'un garçon
Habitant une maison
La maison est dans une allée
L'allée dans une cité
La cité est dans un canton
Le canton dans une région
La région est dans une province
de la nation
La nation est dans un
des quatre hémisphères
L'hémisphère occidental est
sur la planète Terre
Un bout de poussière
Qui tourne autour
Du soleil (2)
Au moment où l'on se serait attendu la tombée du rideau, toute la troupe monta sur scène en chantant en harmonie les paroles de la chanson. La synergie qui s'opéra surprit et enivra tous les membres de la troupe. Ils étaient euphoriques et se laissèrent emporter. Martin en Alexandre le Grand et Derrick en Gandhi surélevèrent spontanément le narrateur sur leurs épaules. Les applaudissements et l'ovation du public étaient encensants. John ne pouvait être plus fier de son neveu. Il partit une ronde de « Bravo ! ».
Frank, qui suivait tout de la coulisse croisa les yeux de Zackary dans la salle. L'homme lui fit signe que oui et quitta sans se faire remarquer.
..ooºº00ººoo..
2018 / Quelque part dans le virtuvers
Oksana insista pour la tenue urgente d'une rencontre à trois en Cage Faraday. Lillian, Mamadou et Oksana apparurent sous la couverture de leurs avatars.
Oksana alla droit au but. Elle expliqua stoïquement qu'elle avait intercepté par chance une captation satellite qui changeait vraisemblablement la donne. Lillian en eut le souffle coupé. Était-ce possible qu'après toutes ces années elle reverrait ...
1. "Step By Step" 1987 Maurice Starr
2. 1974 / Paroles inspirées d'un texte de Tomassini
©Richard Angeloro
Vos commentaires à travers le texte ou en fin de texte sont très appréciés.
N'oubliez pas de voter.Cela augmente la visibilité de OC2052 sur Wattpad.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro