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Justin s'apprêtait à rencontrer Matthew en chair et en os. Il ne pouvait plus esquiver les gens. Il avait à décider de la posture à adopter quant à son amnésie. Une transparence pouvait être salutaire tout comme dévastatrice et une bouche cousue impliquait vivre à tâtons. Il enclencha vélocement une réflexion existentielle.

Je partage la tête d'une organisation secrète sur laquelle le sort de l'humanité de demain dépend. Ouf! Est-ce de la folie penser ainsi ? Suis-je mégalomane? Sauvez l'humanité ! Rien de moins. On pourrait penser un délire de grandeur ? Non, je le sens dans les profondeurs de mon être que tout cela est vrai.

Justin s'arrêta un moment pour cocher mentalement un fait reconnu.

Une mission de vie d'une telle envergure ne peut être entravée par mon obsession d'anamnèse. Par contre, l'un n'a pas à empêcher l'autre. Je peux accueillir ces retours en arrière impromptus avec curiosité et gratitude tout en respectant leur rythme aboulique d'apparition sans nuire à mon leitmotiv de vie.

Prêt ou pas prêt, je dois entrer en scène.

Qui suis-je ? Où vais-je ? Où cours-je? À quoi sers-je ? Dans quel état j'erre ? Si je veux avancer et accomplir ma mission, voilà les questions que je dois me poser au présent!

Cette fois, il n'y avait pas de Ben Ottereyes dans les coulisses pour contrer son hésitation. Un début de nausée se fit sentir. Il se recentra.

J'ai un premier rôle à jouer et le rideau est levé. Il ne reste qu'à faire confiance à l'intelligence du moment.

Il se rappela des paroles de la comédienne Jayne Eastwood lors d'une masterclass : Le passé complet d'un personnage ne sert qu'à l'interprète. Cette information nuance ses propos, sa respiration, ses regards et ses pauses. Personne d'autre n'en a qu'à foutre. Pour l'auditoire, il faut être vrai au moment de l'action et du discours. Chaque représentation est au présent et ce, pour chaque personnage!

Un mantra lui vint à l'esprit à répétition.

Le passé est un bagage lourd à porter. Le passé est un bagage lourd à porter.  Le passé est un bagage lourd à porter. Le passé est un bagage lourd à porter.

Justin décida de lâcher prise. Une trâlée de valises derrière lui ne servirait qu'à le ralentir, le distraire et même, le couler. Le sac à dos qu'il avait réussi à emplir jusqu'à date suffisait.

Une scène se joue à deux. Une scène se joue à deux. Une scène se joue à deux.  Une scène se joue à deux.

Il classa les gens rencontrés en personne ou en flashback.

Matthew Young, Margaret Goldstein, Angelina Scarengella et Esteban Guarda composaient son espace « personnalité publique ». Le 27 Forestgrove et The Company abritaient cet univers.

Docteur Larabie, Jésula, Lillian Baker, les 6, Kristoff Rangers, son système IA, Todd, de qui il en savait trop peu, formaient son espace « underground ». L'enceinte souterraine du 27 Forestgrove et son bureau pentagonal semblaient constituer le QG de son siège au Conseil des 7.

Quant à Stella Murdoch et Arnaud Phaneuf, il ne tarderait pas à les classer.

À bout de souffle intellectuel, une paix intérieure très bienvenue s'empara de lui.

Matthew Young, c'est mon majordome et la dimension Caral 2052 ne fait pas partie de sa réalité, statua-t-il.

Justin Pierson entra en scène.

— M. Pierson. Tout s'est bien passé ? Vous avez accompli ce que vous vous étiez proposé ? dit Matthew en déposant sa valise et s'avançant vers le salon.

— À peine les deux pieds dans la maison et tu reprends le service. C'est vraiment plus fort que toi! Ha Ha Ha. Allons donc, tu reviens d'un symposium. Monsieur le majordome revigoré, raconte-moi plutôt à qui j'aurai à faire dès demain matin ... sans toutefois manquer au secret professionnel de ta Guilde internationale.

M. Pierson est d'humeur taquin, pensa l'autre.

— Je demeure le même qu'hier. Plus lucide par contre.

Hum... se dit Justin, Matthew a fait de l'introspection. Décidément, nous sommes synchronisés.

— Poursuis, je suis curieux.

— Échanger avec d'autres majordomes m'a permis de recadrer ma propre situation. Le thème du symposium « Vivre dans l'ombre de son employeur » était hautement stimulant.

Matthew fit une pause puis se lança, advienne que pourra. Le symposium avait généré une confiance en lui.

— Je me permets d'être transparent et sans filtre ? s'hasarda-t-il.

— Je ne m'attends à rien de moins de mon majordome renouvelé.

— Parmi les témoignages de ceux qui ont servi longtemps, j'ai senti beaucoup de fierté mais également un filet d'amertume, de regret. Pour eux, les années ont passé sans réaliser qu'ils s'étaient oubliés.

— C'est dommage. Mais je peux facilement concevoir ce danger. On exige énormément d'un majordome. Qu'ont-ils pu déceler de ton témoignage ?

— Rien de compromettant, si c'est cela qui vous inquiète. J'ai partagé une description de mes tâches et notre relation. À travers ces échanges, j'ai pu comparer ma situation avec la leur. Malgré des tâches similaires, le contexte dans lequel elles se passent n'est pas du tout le même. Il n'y a qu'à penser à mon embauche atypique.

— Qui peut oublier ton entrée fracassante! Et toutes ces semaines de convalescence de petit prince où JE me suis retrouvé aux prises avec les fonctions de majordome pour toi, se moqua-t-il amicalement.

— Je faisais plutôt allusion à l'embauche garantie avant même ma formation complétée. Mais j'avoue que le dompage dans votre voiture était atypique.

— À tout le moins! Autre que ce début, je ne saisis toujours pas ton fameux contexte dissemblable.

— Je gère le 27 Forestgrove en concertation avec Stella Murdoch qui organise votre vie professionnelle. Contrairement à elle ainsi qu'aux autres majordomes, je ne fais pas que gérer cette vie personnelle, j'y participe également. Il y a discussion, complicité, réciprocité et action sans toutefois tomber dans la confidence ou la grande intimité. Nous respectons chacun la tenue d'un jardin secret chez l'autre.

— Nous dépassons manifestement la relation employeur-employé. La Guilde approuve ou non ?

— La Guilde verrait cela d'un œil réprobateur. Nous juxtaposons une relation employeur-employé avec celle que j'oserais qualifier, et ce sans prétention, de camaraderie. Elle substituerait le constat d'analyse par « une relation employeur-employé doté d'un grand respect mutuel » .

— Peu importe les mots choisis pour nommer cette entente entre nous, veux-tu bien me dire pourquoi cette insistance sur le vouvoiement et le M. Pierson ?

— Tutoyer me fait bizarre. C'est M. Pierson que j'ai connu avant Justin. Et le "vous" ne distance en rien l'amitié, la compréhension et l'admiration que je vous porte.

Il fit une pause.

—  En fait, tout ce baragouinage pour dire que nous formons à deux un cercle vertueux, ajouta-t-il timidement.

— Ma foi, Matthew, viens-tu de me faire une déclaration de frèromance ? le taquina-t-il.

— Oh là ! C'est vrai que ça donne cette impression ... mais en tout bien tout honneur, s'empressa-t-il de rajouter. Molière je crois.

— Bien ! Tu as la répartie rapide. Chapeau frèromant.

Spontanément, Justin se leva et pour éviter un glissement dans une proximité grandissante entonna à la blague le court ostinato du youtubeur Chester See dans sa chanson "Bromance". 

Bromance,

Nothing really gay about it.

Not that there's anything wrong with being gay.

Bromance,

Shouldn't be ashamed or hide itI love you in the most heterosexual way.   1

Justin s'amusa à déployer ses bras tel un chanteur principal d'un boys band. Les deux rirent de bon cœur.

— Frèromant, c'est bon te revoir. Il lui tapa l'épaule. Après cette longue route, es-tu assez en forme pour faire un petit 10km. J'ai besoin de bouger.

Les deux se changèrent en vêtements de course et se rencontrèrent au sentier derrière la maison. Justin regarda Matthew à la dérobée. À quel jardin secret avait-il fait allusion ? Ils s'engagèrent dans le sentier. La présence d'un partenaire remplaça complètement la conversation. Une fois la cadence bien installée, Justin passa en mode automate. Sa tête reprit sa propre histoire là où il l'avait laissée.  Alors que son esprit était ailleurs, le majordome à ses côtés l'alignait dans la voie du sentier. Il n'en fut aucunement perturbé. Justin Pierson avait souvent ce comportement lors de leurs courses à pied. Au retour, il s'empresserait de jeter sur papier quelques pistes de mise en scène, des paroles d'une chanson, une idée de scénario ou tout simplement des idées pêle-mêle.

Somme toute, Matthew était satisfait. Il n'avait pas prévu confesser dès son arrivée tout ce que Justin représentait pour lui. Il s'en était bien tiré. Il n'avait perçu aucun malaise, seulement une précieuse réceptivité.

ll pensa au souper qu'il préparerait après cette randonnée. Il avait à décider d'un menu qui renflouerait une perte de 1500 calories et qui réhydraterait le corps. Une fois convenu, il ajouterait le menu dans son livre en blanc « The Butler Did it : Vegan cuisine » avec quelques bribes sur ce qui l'avait inspiré. Matthew affectionnait particulièrement ce livre à remplir que Justin Pierson lui avait offert à Noël. Le montage de la fausse couverture l'avait fait bien rigoler. Un jour, ce livre de recettes intimistes se retrouverait probablement en librairie.

Les deux joggers prirent le tournant à gauche du sentier et se redirigèrent vers la cour arrière de la maison du 27 Forestgrove. Ils y seraient dans une trentaine de minutes.

© Richard Angeloro, 2019

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1:

Bromance (Frèromance),

Il n'y a rien de gay là-dedans.

Bien qu'il n'y ait rien de mal à être gay.

Bromance (Frèromance),

Tu n'as pas à avoir honte ou à le cacher

Je t'aime de la façon la plus hétérosexuelle qui soit.