64.

Venice Beach ne se trouve qu'à une vingtaine de minutes en bus de Santa Monica. Quand le soleil décline jusqu'à plonger les paysages de Californie dans l'ombre, les premières lumières de la ville prennent les devants. J'ai souvent entendu qu'il n'était pas raisonnable de vagabonder de nuit dans les rues de Los Angeles, mais entre ce qui se dit et ce qui se fait, je ne sais pas où me situer.

—          Je me coltine les vieux pendant que vous vous barrez en date tous les deux ?

Hyerin me fait la tête, assise sur la table de bureau de la chambre que j'ai décidé d'occuper pendant notre séjour. Nous la regardons, Haru et moi, avec un mélange de compassion et d'espièglerie — surtout de son côté.

—          Je viens de te dire que tu pouvais venir, contredit son frère. Surtout en sachant que c'est pas tout à fait un date.

Elle rejette ses cheveux noirs derrière son épaule, l'air de s'opposer. C'est assez drôle, sachant qu'elle nous boude sous prétexte qu'on l'abandonne.

—          Oui, oui, ronchonne-t-elle. Reino va rencontrer Gavin, l'homme de ta vie.

Je prétends un malaise de demoiselle en détresse, en portant une main à mon cœur et le dos de l'autre à mon front.

—          Comment ça, Haru ? Il y a quelqu'un d'autre que moi dans ta vie ?

Mon ton dramatique fait rire sa sœur, mais pas tant Haru, qui lève les yeux au ciel.

—          Je suis pas sûr d'être à l'aise avec ce genre de comédie que vous faites, grince ce dernier en passant son regard de Hyerin à moi.

—          Ohlala, c'était pour rigoler, se défend-elle.

Je me penche vers lui. Il me rend un regard plutôt crédule, et à la fois un peu sévère.

—          Non sérieux, m'avoue-t-il. Même juste pour déconner j'ai pas envie que tu t'imagines ce genre de trucs, Rei.

Je hoche la tête quand il serre ma main dans la sienne.

—          Désolé.

Je sais que Gavin est un ami très proche de lui, au même stade que Matthew. Je ne suis pas du genre jaloux, alors je n'avais pas pensé plus loin que ça. Hyerin nous observe quelques secondes avant de sauter de ma table pour se diriger vers la porte.

—          Je sors avec les parents ce soir pour surveiller leurs ragots. Mais je passerai sûrement vous voir après si vous êtes pas encore rentrés.

—          Roger !

Elle nous tourne le dos en marchant, mais au niveau du chambranle, elle pivote juste assez pour que je voie son visage.

—          Je vous envie un peu, tous les deux.

Et elle disparaît, sans un mot de plus.

Il y a d'abord un silence, lorsque Haru se lève à son tour pour attraper son sac, signe que nous n'allons pas tarder à nous en aller à la rencontre de son ami Gavin. Je n'ai pas pu voir son expression par rapport à l'aveux de sa sœur, pourtant, j'ai l'impression que ça ne lui a pas du tout échappé.

Finalement, maintenant dos à moi, je vois ses gestes se figer sur les lanières.

—          Elle a un mec.

La façon dont il le dit me fait froncer les sourcils. Comme si c'était une bêtise, voire un danger. Inévitablement, je me sens me tendre. Il se tourne et s'adosse au mur en soupirant, les yeux fermés. Quelque chose dans son attitude me dit qu'il ne sait pas de qui il s'agit.

Oui, Hyerin voit quelqu'un. Et cette personne est bien plus proche de nous qu'il pourrait le croire.

Comment ? Comment a-t-il fini par le découvrir ?

—          Elle te l'a dit ? me risqué-je, connaissant déjà la réponse.

—          Non, je l'ai entendue au téléphone un soir.

Tout à coup, un étrange vertige me prend et je prie pour que Haru ne le remarque pas. Je me sens étourdi, pris d'un sentiment oppressant face aux réelles circonstances de cette situation.

Je pensais, en réalité, que ce n'était pas si terrible comme secret. « Secret », voici comment Matthew a tenté d'alléger mon fardeau, en m'incitant à croire que sa relation avec Hyerin était un secret. Sauf que dès l'instant où Haru abordera de près ou de loin la vie amoureuse de sa sœur, ou celle de Matthew devant moi, je devrais jouer les idiots.

Un secret, c'est souvent la chrysalide d'un mensonge.

Et tout se complique maintenant, quand la balance change.

—          C'est sa vie, non ? tenté-je.

—          Oui, elle fait ce qu'elle veut.

Entre ses lèvres, c'est comme s'il tentait de se persuader lui-même.

—          Toutes ses relations ont été extrêmement toxiques, ajoute-t-il. Alors malgré tout, je m'inquiète. Et c'est pas de sitôt que j'accepterai que quelqu'un d'autre lui fasse du mal.

—          Je suis sûr qu'elle a rencontré quelqu'un de bien.

—          Comment tu peux en être sûr ?

J'ai la sensation que mon sang se glace dans mes veines.

—          J'en sais rien, balbutié-je.

Et,

De la plus simple et idiote des façons,

Ce secret est officiellement devenu un mensonge.