Chapitre 52
52.
Mme Jefferson fait tourner son stylo entre ses doigts, les yeux sur un exemplaire imprimé de ma lettre de motivation pour Princeton. Son regard a moins de sa légèreté habituelle, je le sens plutôt soucieux. J'entends les bavardages de l'autre côté des murs, à l'extérieur. Les autres élèves profitent de leur pause méridienne et je me tiens là, assis devant son bureau.
— Dis-moi, Reynold...
Elle relève enfin la tête, adoptant un air plus doux, bien que toujours peu sûr. Je ne sais pas vraiment quelle expression j'ai, moi, mais elle doit voir qu'y aller franc-jeu risque sûrement de me faire me braquer. J'ai beau me persuader que je tiendrai sans ciller, j'ai déjà l'estomac dans les talons.
— Oui ? je parviens à articuler.
— Est-ce que tu veux vraiment l'intégrer, cette université ?
Même si je m'y attendais, elle me pose une colle. Dans beaucoup de scénarios sortis de films ou de livres abordant l'émancipation de jeunes adolescents tout aussi paumés que moi, cette question, ou n'importe quelle variante se rapportant à un avenir brillant – quoique parfois étriqué – finit par se manifester. Parfois, elle est dite sur un ton de défi, comme pour mesurer la détermination du postulant, pour voir ce qu'il a dans les tripes. « C'est vraiment ce que tu veux ? » plus comme une remarque sarcastique pour appâter un élève dont le rêve ne se limite qu'à l'un des arcanes majeurs de l'Ivy League.
Il n'y a pas cette attitude narquoise dans la voix de Mme Jefferson. Elle ne me teste pas.
Elle veut juste savoir si c'est ce que je veux.
Voyant que je ne parviens pas à lui répondre, elle analyse une énième fois le contenu de ce papier qui ne dit rien, qui ne raconte pas grand-chose, qui s'est renfermé sur une tactique de fuite plus que sur une volonté de fer.
— Je veux dire, poursuit-elle à demi-mots, je n'ai pas l'impression de te reconnaître dans ce que tu as écrit, Reino.
Je suis étonné qu'elle fasse l'effort de prononcer mon nom finnois. Mon regard croise le sien.
— Si tu postules dans une université publique comme la FSU, un dossier comme celui-ci est amplement suffisant, tes excellentes notes sont un atout majeur. Mais pour Princeton, il faudrait plus de caractère, plus de vie.
— Je n'ai rien de pertinent à raconter.
Elle voit que ces mots, malgré la facilité avec lesquels je les articule, me donnent l'impression de n'être qu'un mensonge.
— Je suis sûr que tu as énormément de choses à dire.
— Je vous dis que non, c'est si difficile à comprendre ?
Un coin de sa bouche frémit, je sais que cette phrase a été plus rude que ce que j'aurais voulu. Je lui présente mes excuses d'une voix plus faible, les poings sur mes genoux.
— Je ne le veux peut-être pas assez, je continue. Je veux dire... je n'ai rien entrepris de forcément honorable, qui fasse la différence ou qui montre que j'ai grandi dans le but de faire partie des meilleurs. Du caractère ? Quel caractère ? J'ai passé ma vie à Miami, je peux à peine jouer la carte de mes origines pour attirer la sympathie de ceux qui liront ma lettre. Je n'ai rien fait pour me préparer à ça.
— Je vais te poser une question.
Elle est redevenue plus ferme, mais toujours avenante. Dans sa voix, je sens qu'elle va me mettre face à cet obstacle que je ne parviens pas à assumer :
— Est-ce que tu compares ton parcours à celui de Selvi ?
Mon sang se glace dans mes veines.
— Par... pardon ?
— Nous savons tous que Princeton était son saint graal, déclare-t-elle comme si elle récitait un livre ancien, sur un ton à la fois compatissant, mais aussi sévère. Tu te bases sur les actions qu'elle a entreprises elle, comme si ce qu'elle avait fait allait de paire avec tes lacunes à toi.
Elle était inscrite à plusieurs clubs, avait participé à quelques œuvres de charité. Elle aidait à la soupe populaire, et bossait déjà sur de nouvelles idées d'aménagements pour faciliter les accès aux personnes à mobilité réduite.
— Mais la différence ne se fait pas qu'avec l'histoire que vous relatez.
— Que voulez-vous dire ?
— La différence, elle dépend de ce que tu décides de faire maintenant. Tu as peur de n'avoir rien à raconter sur ton vécu, alors joue sur ce que tu changeras, ce que tu amélioreras, ce que tu poursuivras. Le caractère, Reino, c'est aussi montrer que tu es sans cesse en progrès. On s'en fiche du passé, on s'en fiche que tu n'aies pas déposé de brevet pour un muffin aux cerises d'Ethiopie à tes douze ans ou que tu ne parraines pas le premier hybride lama-alpaga.
Elle prend une inspiration.
— Ce qui est important, c'est ce que tu apporteras au monde, sans te limiter à ce que tu ne lui as pas encore fait voir. Tu as un esprit brillant, plein d'imagination et d'idées. Ne gâche pas ce potentiel juste parce que tu crois ne pas avoir encore assez donné.
Mme Jefferson s'écroule presque sur le dossier de sa chaise, à croire qu'elle vient de courir un marathon à la fin de cette tirade. Ses yeux sont fermés et ses sourcils froncés, et je me tiens là. J'ai l'impression d'avoir couru avec elle.
— Je ne sais pas quel est ton rêve, Reino. Tu as aussi un esprit très mystérieux, c'est pourquoi je ne sais pas exactement comment te guider dans tout ça. Mais tu n'es pas obligé de te limiter à un objectif, tu n'as pas besoin de t'adonner à un seul chemin. C'est sûrement la seule chose que j'aurais reproché à Selvi : elle avait établi une quête et était devenue inflexible.
Elle secoue la tête, nostalgique. Il est vrai que s'il y a un trait de personnalité qui faisait l'unanimité concernant Selvi, c'était son côté très borné. J'ai envie de rire de bon cœur, mais ce discours, malgré moi, me met les larmes aux yeux. Son regard me suit quand je ne parviens pas à me retenir de renifler, une main sur mon visage. Je me sens si petit, avec la sensation qu'elle a arraché le pansement qui avait toujours camouflé mes plaies. Comme si elle me faisait les regarder en face et découvrir qu'elles avaient le droit de continuer de cicatriser.
— Vous étiez aussi différents que légitimes à accomplir vos rêves. Selvi fonçait. Toi, tu navigues. Tu navigues autour de tout ce qui résonne en toi. Ne perds jamais ça, Princeton ou pas.
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